Pour dénoncer les traitements inhumains dont ils s’estiment victimes, une cinquantaine de migrants, principalement syriens et afghans, ont mandaté une avocate du Gisti pour qu’elle dépose en leur nom une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Arrivés en Europe après l’« accord » entre la Turquie et l’UE, ils sont bloqués en Grèce.
Depuis que l’Union européenne (UE) s’est accordée avec la Turquie pour renvoyer sur son sol les migrants (y compris les demandeurs d’asile, à certaines conditions) arrivés sur ses côtes, les îles grecques se sont transformées en centres de rétention à ciel ouvert. Les exilés débarqués après le 20 mars, date fatidique de mise en œuvre de cette« déclaration » sans fondement juridique, n’ont quasiment plus aucune chance d’être transférés sur le continent et de poursuivre leur route à travers les Balkans, comme cela a été le cas tout au long des mois précédents, pour rejoindre l’Allemagne ou la Suède. Désormais, quitter ces îles leur est matériellement et légalement interdit.
Alors que la plupart d’entre eux, originaires de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak ou du Pakistan, fuient la guerre ou les persécutions, ils se retrouvent coincés en bordure d’un continent qui ne veut plus d’eux. Rongés par le désespoir, ils croupissent là, dans des conditions désastreuses, selon le témoignage de trois avocates du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), association française se consacrant à la défense du droit des étrangers, qui se sont rendues en mission à Chios et Lesbos à la fin du mois de mai 2016. En l’absence de perspective, soumis à l’arbitraire et à l’hypocrisie des autorités européennes et grecques, certains vont jusqu’à la tentative de suicide.
Constatant qu’après avoir risqué de mourir en mer Égée ces migrants sont de nouveau en danger de mort, le Gisti a déposé, le 16 juin, une requête en urgence auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), sur le fondement de l’article 39 de son règlement, au nom de 51 personnes dont Eve Shahshahani a obtenu le mandat à Chios. Dans un lapidaire retour, le 23 juin, la Cour a rejeté la plainte, mais le Gisti entend la maintenir au fond.
La requête de 29 pages que Mediapart a pu consulter dans sa version anonymisée (pour protéger la confidentialité des dossiers) témoigne de l’enfer dans lequel ces réfugiés sont cloîtrés. La plupart sont syriens, originaires de Damas, Alep, Deir ez-Zor, Alkamishli, Dariya, Homs ou encore Gazala ; certains sont des Palestiniens nés en Syrie ; d’autres viennent de Bagdad, en Irak, ou d’Herat et de Kaboul, en Afghanistan. Se trouvent, parmi eux, des familles, des femmes seules avec leurs enfants, des fratries. Tous appellent au secours (lire sous l’onglet Prolonger la poignante lettre manuscrite, écrite en anglais, d’une Syrienne de 14 ans).
Ces requérants, qui affirment vouloir demander l’asile, se disent victimes de traitements inhumains et dégradants les exposant à des « risques de dommage imminent, grave et irréparable » pour leur intégrité physique et psychique, comme l’indique la requête, qui regroupe des situations individuelles multiples mais privilégie un support unique en raison des similarités observées.
À l’origine, le projet de la mission du Gisti était d’ordre exploratoire. Il s’agissait, après la signature de l’« accord » entre l’UE et la Turquie, de mesurer ses effets pratiques sur le terrain. Dans quelles conditions sont retenus les derniers arrivants ? Peuvent-ils entrer et sortir des camps dans lesquels ils sont enfermés ? De quels droits disposent-ils (information juridique, interprètes) ? Quels sont les besoins des avocats grecs ? Il s’agissait aussi d’évaluer les possibilités d’un contentieux international permettant de dénoncer – et si possible désactiver – le deal conclu le 18 mars en mettant en cause non seulement les autorités grecques mais, au-delà, la politique menée par l’Union européenne.
Et puis, sur place, la confrontation avec la réalité a précipité les choses. Le désarroi des personnes rencontrées a été si marquant qu’une action juridique urgente s’est imposée d’elle-même aux avocates. À peine arrivée à Chios, Eve Shahshahani, qui a pu entrer à l’intérieur des camps, a été témoin de la tentative de suicide d’un adolescent afghan de 16 ans. À l’aide d’un câble électrique, il a essayé de se donner la mort. La tension était palpable, se souvient-elle. « On sentait que chacun pouvait basculer vers un geste désespéré. Je me suis retrouvée au milieu d’une sorte d’émeute : c’est là que j’ai commencé à recueillir les témoignages et que j’ai proposé à ces victimes d’essayer de se défendre collectivement. C’est ainsi qu’on a établi les mandats pour la requête auprès de la CEDH », raconte-t-elle. Chacun lui montre ses plaies ; les enfants blessés affluent ; les femmes enceintes se présentent à elle ; les hommes qui ont perdu leur famille cherchent à lui parler ; les histoires sont toutes plus dramatiques les unes que les autres. En soixante-dix jours, c’est le premier avocat qu’ils rencontrent.
Alors que ces camps sont sous la responsabilité conjointe des autorités grecques et européennes, ils ressemblent à des no man’s land juridiques. L’enfermement et l’absence de transparence dans les procédures sont source d’incompréhension et d’angoisse sur cette île où sont désormais pris au piège 2 500 réfugiés. « Chios est devenue une prison à ciel ouvert. Les migrants expriment un fort sentiment d’injustice : ils sont confrontés à l’arbitraire le plus total », explique l’avocate. La plupart n’ont reçu ni assistance linguistique, ni information juridique. Après un préenregistrement, ils sont censés être entendus pour vérifier si leur demande d’asile est recevable : mais beaucoup n’ont été convoqués pour aucun de ces entretiens, en raison du manque de personnel administratif.
« Ces personnes sont sacrifiées à titre d’exemple »
Outre les barbelés encerclant les camps et les grillages autour du port, la contrainte se manifeste par le bracelet qu’ils portent au poignet, sur lequel est inscrit un numéro, ainsi que par un bout de papier sur lequel leur est notifiée, en grec, leur interdiction de quitter les lieux. « Ces personnes sont sacrifiées à titre d’exemple, estime Eve Shahshahani. Elles sont bloquées là pour décourager les éventuels candidats à la traversée de la mer Égée encore en Turquie, et pour rassurer l’UE sur les capacités de la Grèce d’assumer la fonction de garde-barrière qui lui a été confiée. »
Les conditions matérielles sont tout aussi déplorables, selon ses observations. Dans le camp de Vial, situé à 10 kilomètres du centre-ville, sous la surveillance des militaires, les demandeurs d’asile reçoivent des portions de nourriture insuffisantes, quand elles ne sont pas périmées ; dans des plats chauds, des vers ont été retrouvés ; les files d’attente pour obtenir son plateau sont si longues sous le soleil que plusieurs cas d’évanouissement ont été signalés ; dans le camp de Souda, aux allures de « jungle », ils ne peuvent compter que sur la solidarité de quelques bénévoles : les autorités grecques ne fournissent pas de repas. « Le soir, ils n’ont qu’une soupe de légumes ou une salade, a noté l’avocate, les menus étant limités aux faibles capacités des associations. »
Malgré leur vulnérabilité, les enfants de moins de 2 ans ne sont nourris qu’une fois par jour. « La totalité des requérants déclarent avoir faim et se sentir affaiblis par la piètre qualité et la trop faible quantité de nourriture. Ils ont en outre tous déclaré que cette situation engendrait un sentiment d’humiliation et de souffrance psychique, notamment parce qu’elle les met dans l’incapacité de nourrir dignement leurs propres enfants », indique la requête.
La prise en charge médicale est totalement défaillante. Dans les allées des camps, certains marchent avec des béquilles de fortune ; d’autres supportent des bandages sales sur leurs blessures ; d’autres encore ont perdu des membres ; quelques-uns seraient atteints de cancer, dont la guerre en Syrie a interrompu le traitement ; une petite fille de 18 mois, sourde, ne bénéficie d’aucune prise en charge particulière ; un enfant de 6 ans souffre de troubles respiratoires. « Le diagnostic des maladies est quasiment impossible ; il en va de même des soins nécessaires. Alors que les conditions d’hygiène et de vie sont plus que précaires, les risques d’infection et de surinfection sont tout à fait réels et peuvent s’avérer très dangereux pour la santé de personnes déjà affaiblies et malnutries », note la requête. « Il n’existe aucune possibilité de soins psychiques ou psychiatriques dans les camps, alors que de nombreux migrants ont fui des situations de conflits armés particulièrement traumatisantes, poursuit-elle. La totalité des requérants estime que cette insuffisance met directement leur vie et celle de leurs enfants en danger. »
Les conteneurs, quand il y en a, comme à Vial, sont suroccupés, si bien que la plupart des réfugiés dorment par terre, à l’abri de bâches. Les douches et sanitaires sont en nombre insuffisant. Malgré les températures élevées, les possibilités de se rafraîchir sont inexistantes. « Le soleil est brûlant à l’extérieur des conteneurs, et le camp de Vial, au sommet d’une colline, et construit sur le site d’une ancienne usine d’aluminium, est balayé par le vent et la poussière. Ces conditions matérielles ont pour conséquence de cantonner de facto les requérants à leurs conteneurs pourtant surpeuplés. Se tenir à l’extérieur est une gageure physique », souligne la requête.
Des vipères se promènent entre les matelas, comme en témoignent des photos prises par les habitants. À Souda, des familles sont contraintes de dormir près de flaques d’eau stagnante infestées de sangsues. Des personnes ont tenté de s’immoler par le feu, d’autres sont en grève de la faim ; des Iraniens se sont cousu les lèvres en signe de protestation. Humiliante pour tous, la promiscuité est particulièrement redoutée par les femmes : les risques d’agression sexuelle et de viol sont avérés. Sans rien pour “cantiner”, les migrants tentent de se procurer de l’argent pour acheter de la nourriture d’appoint ou des médicaments. Les enfants et adolescents, notamment ceux qui voyagent sans leurs parents, sont en première ligne face aux risques d’esclavage moderne ou d’exploitation. Aucun d’eux ne s’est vu désigner d’administrateur ad hoc, ni n’a été pris en charge par un service d’aide à l’enfance. Ils dorment au milieu des adultes. Selon la requête, « ils sont sollicités par des hommes qu’ils identifient comme des “locaux” qui rôdent autour des camps et leur suggèrent de se prostituer ».
Le désespoir est tel que des rixes éclatent : les Afghans, par exemple, reprochent aux Syriens de bénéficier d’un traitement de faveur. « C’est pourtant faux, explique l’avocate. Les Syriens sont appelés en premier pour les entretiens. Mais cette faveur n’en est pas une : les autorités espèrent montrer que leur demande est irrecevable dans la mesure où ils sont susceptibles d’obtenir une protection en Turquie ; et qu’ils peuvent dès lors être renvoyés vers ce pays. Il est plus difficile de prouver que les ressortissants d’autres nationalités seront protégés en Turquie ; mais comme l’UE ne veut pas d’eux, les autorités retardent leurs entretiens. »
Chios est un hotspot, selon la terminologie bruxelloise, ce qui signifie qu’il s’agit d’un lieu où s’opère un tri : non plus entre les migrants dits économiques et les demandeurs d’asile, mais entre quelques rares chanceux et la masse des rejetés, distingués selon des critères non dits et changeants. « L’opacité totale des procédures, les différenciations de traitements inexpliquées et inexplicables (certains se voient remettre des formulaires avec ou sans tampon, d’autres rien ; certains sont transférés à Souda, d’autres non ; certains ont pu faire enregistrer leur demande d’asile, et d’autres non ; etc.) rendent fou, et sont vécues comme des humiliations supplémentaires », indique la requête.
« Les personnes se rendent compte que les pouvoirs publics les laissent moisir, les laissent mourir », s’indigne Eve Shahshahani. Face à ce constat, les termes de la plainte apparaissent évidents : la mise en danger d’autrui à laquelle il est demandé aux autorités concernées de mettre fin. Si la Grèce est dans le viseur pour des raisons de respect de la procédure, c’est en réalité toute une politique, celle de l’Union européenne, qui est dénoncée.
Dans l’attente de l’examen de la requête de la CEDH, les avocates du Gisti gardent le contact avec les victimes, dont elles soulignent le « courage » et la « dignité », puisqu’elles trouvent les ressources quotidiennes nécessaires pour prendre soin d’elles et s’entraider, malgré les conditions de vie honteuses qui leur sont infligées.