En Israël, une émigration sans précédent : « Si rien ne change aux prochaines élections, il y aura encore plus de monde pour partir »
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En Israël, une émigration sans précédent : « Si rien ne change aux prochaines élections, il y aura encore plus de monde pour partir »
Par Isabelle Mandraud (Tel-Aviv, envoyée spéciale)
Roy a 34 ans et un bel avenir de musicien devant lui. Mais il ne le conçoit plus en Israël, où il est pourtant né. Ce producteur, chanteur et bassiste à succès, qui souhaite préserver son anonymat, s’apprête à émigrer en Espagne avec sa femme. « On ne le crie pas sur tous les toits, car on a honte de partir alors que la guerre n’est pas encore totalement finie, c’est un moment compliqué… J’aime mon pays, mais ce qui nous attend, ce sont des années noires », dit-il, en avalant un hamburger à la va-vite dans un restaurant de Tel-Aviv.
Des années noires ? « Oui, reprend-il, le gouvernement de Nétanyahou a franchi plusieurs caps qui mettent en péril la démocratie, la loi et la religion sont en contradiction, et le nombre des ultraorthodoxes ne fait qu’augmenter. »
Pendant des mois, en 2023, Roy a participé à toutes les manifestations massives contre le projet de réforme du système judiciaire du gouvernement, jusqu’à ce que le mouvement s’éteigne après l’attaque meurtrière du Hamas, le 7 octobre 2023, sur le territoire israélien, et la guerre de représailles qui a suivi dans la bande de Gaza. « En dépit du choc du 7-Octobre, j’étais alors encore optimiste, j’ai pensé qu’il y aurait un consensus, mais j’ai vite déchanté, je n’y crois plus », lâche-t-il.
Mikki, 30 ans, qui ne souhaite pas non plus donner son nom, a déjà franchi le pas. Avec sa femme et ses deux enfants en bas âge, il s’est installé il y a peu à Paphos, une ville sur la côte occidentale de Chypre, où il a créé une entreprise d’e-commerce. « Cela a été une décision lourde à prendre, explique-t-il, mais entre les difficultés économiques qui s’accroissent en Israël et l’insécurité, on a compris qu’on devait bouger. Chaque fois que je me déplaçais avec mes enfants, je portais une arme [comme de plus en plus de civils israéliens] et je ne me voyais pas continuer à les accompagner partout avec. »
Située à moins d’une heure trente de vol de Tel-Aviv, Paphos est devenue une destination de plus en plus attractive, confirme Alice Shani, une Israélienne propriétaire d’une société immobilière installée sur place depuis plusieurs années, jointe par téléphone. « Depuis un an, 200 familles sont arrivées, elles forment maintenant une communauté et il en arrive encore, affirme-t-elle. Chaque jour, je reçois des questions sur les écoles, la vie quotidienne… La plupart des nouveaux venus sont des trentenaires qui travaillent dans la high-tech. Et puis, Paphos, tout en étant connectée à l’Europe, apparaît moins stressante que d’autres pays. »
A bas bruit, l’exil se développe. Les départs atteignent même des records. Selon les données du Bureau central des statistiques (BCS) publiées en décembre 2024, 82 700 Israéliens ont ainsi quitté le pays, et pas seulement à cause de la guerre. « Il est important de comprendre que ces chiffres reflètent des Israéliens partis en 2023, mais qui n’ont été classés comme émigrants qu’en 2024. La raison en est que le BCS doit attendre un an pour les cataloguer comme tels, [afin de vérifier] s’ils ont passé plus de neuf mois à l’étranger dans l’année suivant leur départ, commente Isaac Sasson, professeur de sociologie à l’université de Tel-Aviv. Et, toujours selon ce rapport, seulement 24 000 Israéliens sont revenus en 2024. Cet écart représente donc un changement radical par rapport à la décennie précédente. »
« De nombreux émigrants sont partis avant le 7-Octobre, poursuit-il. Je pense que certains d’entre eux ont quitté le pays en raison de l’instabilité politique en Israël et de la réforme judiciaire controversée. Cette augmentation de l’émigration est alarmante. Nous savons très peu de chose sur ceux qui ont décidé d’émigrer, hormis leur âge, mais il y a des raisons de croire qu’ils ont des niveaux de diplôme plus élevés que la moyenne. Le principal risque est qu’Israël connaisse une “fuite des cerveaux” et il n’est pas certain que l’alya [immigration de juifs en Israël] puisse compenser cette perte de population qualifiée. »
Les réseaux sociaux témoignent de ce phénomène. Groupes appelant à créer des communautés au Portugal, en Grèce, au Canada ou en Thaïlande, ou partageant des informations sur les visas, les conditions de vie locale et le travail à distance, tweets s’inquiétant de départs multiples autour de soi, insultes et accusations de « trahison » pour d’autres : le sujet est omniprésent. « Cinq collègues, deux familles, des amis (…). Rien que dans mon entourage immédiat, je vois un nombre de départs dont je n’ai pas souvenir les années précédentes (…). Seule une autruche ne verrait pas la réalité qui se dessine, et cela ne fera qu’empirer », s’alarmait sur X, dès juillet, le professeur de droit Adam Shinar.
Au fil des mois, après le début de la guerre à Gaza, puis au Liban, la tendance s’est accentuée. « En trente ans de carrière, je n’ai jamais vu ça », témoigne Ilan Revivo, 50 ans. Son entreprise, Universe Transit, fondée à Tel-Aviv au début des années 1990 par son père Yitzhak, s’était spécialisée dans l’aide aux juifs venant s’installer en Israël, notamment depuis la France. Désormais, souligne le fils, c’est l’inverse qui se produit. « Des familles entières partent pour le Portugal, Chypre ou la Grèce, et ils vendent tous leurs biens, c’est sans précédent. Il y a quelques semaines, nous avons aidé à déménager toute une famille de Kiryat Motzkin [dans le nord d’Israël] pour Chypre : vingt personnes, les grands-parents, les enfants et les petits-enfants, trois générations d’un seul coup ! »
« Effrayés par la situation politique »
Pour cet entrepreneur aussi, la guerre n’est pas le seul moteur de cet exode. « Ceux qui partent sont plus effrayés par la situation politique, ils ne sont pas optimistes sur le futur et ils pensent à leurs enfants. De fait, ils cherchent souvent une seconde nationalité. Je crois que le poids de la religion dans le pays joue beaucoup dans leur décision, qu’ils prennent parfois en deux semaines, sans attendre davantage. »Au 37e étage de l’une des tours Azrieli qui dominent le centre de Tel-Aviv, Liam Schwartz, chef du département spécialisé dans l’aide à l’obtention de visas au sein du cabinet d’avocats Goldfarb Gross Seligman, l’un des plus importants d’Israël, reçoit entouré de jeunes collaborateurs attentifs. « J’ai créé ce département il y a cinq ans, et nous avons dû agrandir notre équipe, tellement nous sommes débordés. »
Lui aussi se dit surpris par la vague de départs. « C’est du jamais-vu, dit-il. Bien sûr, la situation économique a un impact, mais après le 7-Octobre, la tendance s’est accélérée. Dans le domaine du high-tech, la demande est très forte pour travailler à distance, depuis l’étranger, soit pour prolonger des missions déjà en cours, soit pour s’installer. Des entreprises cherchent à retenir leurs salariés, mais parfois ceux-ci décident de s’expatrier à leurs frais. » Le cabinet travaille principalement sur deux destinations, les Etats-Unis et la Grèce, « un pays très prisé car il permet de rester proche d’Israël ». Les candidats au départ, précise encore l’avocat, « viennent de partout dans le pays, et cela concerne des familles entières ».
Mais, depuis novembre 2024, Liam Schwartz est préoccupé. Il tend un épais formulaire, le document à remplir pour obtenir une Green Card, une carte de résident permettant de travailler aux Etats-Unis, dont il a souligné des passages. « Il y a deux mois, des clauses ont été ajoutées, expose-t-il. Regardez, ici et ici : “Avez-vous déjà ordonné, incité, appelé, commis, aidé, ou autrement participé : à tuer ou tenter de tuer quelqu’un ? Ou essayé de blesser une personne ?” Cela devient de plus en plus complexe car, potentiellement, beaucoup de monde peut être concerné. » Tous ceux qui ont participé, de près ou de loin, à la guerre à Gaza pourraient en effet être visés par l’un des dix nouveaux alinéas apparus dans le document américain. Un obstacle de taille à l’expatriation.Nul ne sait aujourd’hui si la fragile trêve à Gaza, entrée en vigueur le 19 janvier, suffira à endiguer les départs, d’autant que le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a averti que le gouvernement se réservait « le droit » de reprendre la guerre s’il le jugeait nécessaire. Mais, surtout, nombre d’Israéliens restent hostiles à la politique menée par la coalition au pouvoir, dominée par l’extrême droite. Ce que Roy résume d’un trait : « Si rien ne change aux prochaines élections, il y aura encore plus de monde pour partir. »
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