Jeudi 16 mars, le cinéaste, récompensé par l’Ours d’or à la Berlinale, présentait son documentaire aux patients et aux soignants qu’il a filmés pendant sept mois dans ce centre psychiatrique de jour à Paris.
Par Jacques Mandelbaum
« Sur l’Adamant », de Nicolas Philibert. LES FILMS DU LOSANGE
Ce n’est évidemment pas tous les jours qu’un documentaire revient d’un grand festival bardé d’or. C’est ce qui arrive aujourd’hui, au retour de la Berlinale, à Nicolas Philibert et à son film Sur l’Adamant, qui a damé le pion à des compétiteurs plus attendus. Philibert, cinéaste qui cultive l’irrespect et l’humilité, est ainsi l’homme de toutes les surprises, après le coup de Trafalgar d’Etre et avoir en 2002, son documentaire qui avait attiré plus d’un million de spectateurs en salle.
Ce n’est pas tous les jours non plus qu’une présidente de jury, en l’occurrence Kristen Stewart, s’exprime comme elle l’a fait en remettant au lauréat sa récompense, samedi 25 février : « Depuis des milliers d’années, on tourne en rond pour essayer de définir ce qui peut être considéré comme de l’art, qui est autorisé à le faire, ce qui en détermine la valeur. (…) Ce film que nous avons vu place la réflexion, le sentiment, le son et l’image relatifs à ces questions à un niveau profond, à un niveau humaniste, qui nous a tous touchés au sein du jury. C’est la preuve cinématographique de la nécessité vitale de l’expression humaine, et c’est magistralement réalisé. (…) Les paramètres invisibles établis par l’industrie et l’académisme ne tiennent absolument pas la route face à ce film, à cette œuvre, peu importe le nom qu’on lui donne. (…) C’est pourquoi je suis honorée et bouleversée de remettre l’Ours d’or de cette année à Sur l’Adamant et à tous ses producteurs. »
Il y a quelque chose de beau et de touchant à voir cette icône planétaire de 32 ans rendre un tel hommage à un documentariste français de 72 ans, en dynamitant joyeusement les cloisonnements de genre, de génération ou de nationalité au nom d’une idée du #cinéma entendu comme art spirituel et maison commune. Sur l’Adamant est, de fait, un film magnifique et chaleureux, libre et poétique, qui lui-même décloisonne les catégories de la normalité et de la folie, résistant tant qu’il peut aux déterminismes et aux cases, où un certain ordre social gagne à ranger les gens.
Trilogie annoncée
L’Adamant est un hôpital de jour destiné à des patients atteints de troubles psychiques, élégant bâtiment de bois en forme de péniche arrimée sur la Seine, quai de la Rapée, à Paris, depuis 2010. On pratique ici la #psychiatrie institutionnelle, soit une médecine fondée sur la rupture avec l’enfermement asilaire, sur la participation collective aux initiatives et aux activités, sur l’approfondissement et l’humanisation des relations entre soignants et patients. On aura noté que le président Emmanuel Macron a salué le film, qui n’en constitue pas moins le parfait contre-exemple d’une psychiatrie française qui semble laissée à l’abandon par les pouvoirs publics.
« Sur l’Adamant », de Nicolas Philibert. LES FILMS DU LOSANGE
Nicolas Philibert a consacré sept mois de tournage à ce projet devenu, en cours de route, une trilogie annoncée, et dont le premier volume sort le 19 avril. Il n’était évidemment pas question pour lui, après la première internationale à Berlin et sa vente sur vingt-cinq territoires, de ne pas en réserver la primeur aux gens qu’il a si longtemps côtoyés, écoutés, filmés. Ce fut chose faite, en deux temps. Une projection, samedi 11 mars, au Cinéma du Panthéon. Salle pleine comme un œuf. Rires. Joie. Emotion palpable. Ovation debout. On ne saurait rien ajouter.Deuxième round, le jeudi 16 mars, à bord de l’Adamant, pour un débat autour du film. Autre paire de manches. Premièrement, comme dans le film, on ne sait pas au juste qui est qui, ni de quel côté d’une barrière qui s’estompe ici à dessein. Deuxièmement, comme dans le film, la parole est libre, non encadrée, circulante, dépenaillée, à fleur de peau et, parfois, d’une intrigante fantaisie. Troisièmement, comme dans le film, du niveau dans l’échange. On tente de rattraper les noms à la volée.
Les « normaux » et l’« anormalité »
Laurent endosse le costume du contradicteur : « Le film est très poétique, mais il manque les tenants et les aboutissants. On ne sait rien des maladies de chacun. On ne voit pas tout. Vous montrez l’étrangeté des gens, mais pas la souffrance. » A l’inverse, Damien tient à exprimer sa reconnaissance : « Vous avez cherché à montrer une atmosphère. Je me reconnais complètement dans cette atmosphère, qui est justement celle de ce lieu. Et je vous en remercie. » Witold, non dénué d’impétuosité, intervenant généralement tout à trac, la joue plus professionnel : « L’Ours d’or, c’est une consécration ? », « Avez-vous employé des zooms ? », « La question de la couleur a une importance. Ce n’est pas du Technicolor ? »
Le contraire de Frédéric, l’une des « vedettes » du film, possible réincarnation de Jean Eustache, avec son col impérial et sa fascination pour la radicalité des seventies. Fin érudit, amateur de destinées crépusculaires, mise soignée, lunettes de soleil, main dans la poche de sa veste, Frédéric discerne un « esprit Nouvelle Vague » dans le film, et fait preuve d’un sacré humour quand il aborde la question de l’image qu’il lui renvoie de lui-même : « J’attendais le choc, et j’ai eu le choc… »
A l’écoute de chaque question, scrupuleux dans ses réponses, Nicolas Philibert avoue, sans une once de démagogie, qu’il « [s]e sen[t] plutôt bien ici », qu’il « aime les gens et la manière dont les choses s’y disent ». A quoi l’un de ses voisins, Alain, rétorque : « C’est sûr, quand on voit les normaux dans quel état d’anormalité ils sont, on se pose des questions. » Un homme qui parle d’or.