L’idée avait germé dans la tête de Marion Roche, enseignante de français au lycée Voillaume d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), bien avant les attentats de janvier. C’était lors d’un mouvement #lycéens [sic] contre la réforme des retraites. Ses élèves bloquent l’établissement mais peinent à argumenter sur leurs motivations. Ils ne savaient pas faire une pancarte, pas monter une pétition, pas comment participer à une manifestation... » , énumère-t-elle encore.
La plupart évitent d’ailleurs d’ordinaire de s’engager dans des discours politiques. « Ils répètent souvent que puisque les politiques ne s’intéressent pas à eux, ils ne s’y intéressent pas non plus. » Un refuge selon l’enseignante, qui y voit une manière de dissimuler leur sentiment d’être « déconnectés » de la vie #politique et de ses codes. Et alimente chez ces lycéens issus de #quartiers_populaires, élevés dans des familles immigrées, pas forcément familiers du système politique français, l’impression d’en être exclus . « Et pourtant, ils ont tellement besoin de prendre la parole ! », regrette-t-elle.
« Une poignée d’élèves ont posé problème »
Et puis Charlie est passé par là. Ou plutôt les « je ne suis pas Charlie », slogan révélateur du malaise des élèves face à la société qui les entoure, et les régit. « Une poignée d’élèves ont posé problème pendant la minute de silence », relativise l’enseignante. Dans les salles de cours, c’est toutefois une autre inquiétude qui taraude l’équipe pédagogique. Outre les questions de laïcité et de liberté d’expression, les débats de l’après-Charlie révèlent l’ampleur de l’adhésion des lycéens aux discours conspirationnistes. Un phénomène qui s’enracine au même endroit que leur désinvolture politique selon Marion Roche. « Le complot, qui explique tout par des influences occultes, leur permet de se justifier de ne pas avoir de pouvoir politique et donc de ne pas agir ».
La jeune agrégée ne se résout toutefois pas à leur résignation, animée par ce qu’elle appelle la « dimension sociale » de son métier. « Travailler dans ce type d’établissement, se battre pour que ces élèves aient la même chance que les autres et décrochent leur bac, c’est une forme d’acte militant », martèle-t-elle. Une surprise pour cette trentenaire aux cheveux très courts, qui avait choisi l’enseignement « par sécurité » et non par vocation. « J’ai découvert en enseignant que j’adorais ça », confie-t-elle sur le trajet qui l’emmène quotidiennement du nord de Paris aux portes du lycée.
Armée de ces convictions qui l’animent et des échanges avec ses collègues également mobilisés, l’enseignante dépose, après les attentats, sur le bureau de son chef d’établissement, un programme d’« ateliers de pratique et de réflexion politique ». Objectif : aider les élèves, par des exercices concrets, à comprendre qu’ils ne sont pas exclus du champ politique et qu’ils peuvent en devenir de véritables acteurs.
Depuis le mois de septembre, Marion Roche promène ainsi ses talons et ses lèvres rouges de classe en classe, pour aborder de manière ludique la prise en main de la chose politique. Objectif : les mener à bâtir leur propre programme de politique sociale, leur faire écrire leur propre théorie du complot ou encore leur faire expliquer la laïcité – pas toujours bien comprise – à leurs parents. (...)
Marion Roche fait tout pour éveiller ses étudiants à la complexité du monde qui les entoure. « On se laisse happer par les discours complotistes parce qu’ils donnent du sens au chaos du monde », rappelle-t-elle à ses élèves de Terminale L au moment de clôturer l’atelier sur le #conspirationnisme. La classe vient d’en faire l’#expérience au moment de passer à l’action. Pendant les trois premières séances, les lycéens ont appris à identifier les codes de ces discours en en repérant, à la manière d’un commentaire littéraire, les caractéristiques stylistiques : le présent de vérité générale, l’argument d’autorité, la multiplication des preuves... Puis ça a été leur tour d’inventer leur « complot mondial », à partir d’un article de presse. Qui a véritablement piraté les boîtes mails de la CIA ? A chacun de démontrer qu’il s’agit un coup monté des profs de français.
Au tableau, Yanis, théâtral, invoque la responsabilité combinée des enseignants et du FBI. Objectif : éradiquer tous ceux qui écrivent « Sa va » au lieu de « ça va ». Hilarité dans la salle, Yanis embraye. « D’ailleurs, le B (de la devise) du FBI, pour “bravery”, ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ? » Saisissant le feutre, il inscrit au tableau le nom de “Bovary” pour étayer la preuve de la complicité des enseignants francophiles. Le pastiche est parfait et les élèves se marrent.
« Qu’est-ce que ce cours vous a appris ? », tente de résumer l’enseignante. « Qu’on peut grave bien mentir », lance un Terminale. Approbation générale. Couvrant l’excitation hilare de la classe à l’approche de la fin de cours, Marion Roche donne des pistes à ses élèves pour les aider à éviter de se laisser convaincre par des discours mensongers. « Cherchez toujours qui est l’auteur de ce que vous lisez », poursuit-elle,« plus il se présentera, plus il y a de chance qu’il soit fiable ». Quelles leçons en tirent les lycéens ? « C’est l’éternel questionnement des enseignants », sourit Marion Roche qui souhaite maintenant élargir son programme d’atelier. A l’avenir, elle aimerait les inviter à bâtir un projet d’intérêt collectif pour la commune ou proposer des améliorations sur l’organisation des transports en commun. Manière, une fois encore,de décloisonner leurs horizons.