Espagne 1936 : l’espérance assassinée | Le blog de Floréal
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Espagne 1936 : l’espérance assassinée
10 novembre 2017 par Floréal
J’ai écrit l’article ci-dessous pour le numéro 11 du magazine bimestriel « Rebelle[s] », qui vient de paraître. Chaque numéro de cette revue est consacré à un thème particulier, qui cette fois était « Quelles grandes espérances pour le monde ? ». Comme je n’en ai guère, j’ai préféré parler du passé.
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Récemment, un très intéressant documentaire réalisé par Tancrède Ramonet et plusieurs fois diffusé sur Arte et La Chaîne parlementaire est venu fort heureusement combattre l’ignorance quasi totale du « grand public » pour l’histoire d’un mouvement politique trop souvent passé sous silence ou caricaturé : l’anarchisme. Comme le montre ce documentaire, parmi les pays où ce courant de pensée et la mise en œuvre de ses propositions ont présenté quelque importance, c’est en Espagne que son influence aura été incontestablement la plus forte et la plus évidente. Pour le comprendre, il nous faut remonter dans le temps.
Autoritaires contre antiautoritaires
Si la naissance de l’Association internationale des travailleurs (AIT), plus connue sous le nom de Première Internationale, date bien du 28 septembre 1864, à l’issue d’un congrès ouvrier européen réuni au Saint-Martin’s Hall de Londres, l’idée de créer une telle organisation avait germé lors de précédentes rencontres entre syndicalistes anglais et français, parmi lesquels se distinguait Henri Tolain, un ciseleur sur bronze fortement imprégné, comme le monde de l’artisanat et le mouvement ouvrier français de l’époque, par les écrits de Proudhon.
Très vite, des désaccords sur l’orientation à prendre vont miner la vie de cette jeune Internationale, au sujet notamment de l’attitude à observer vis-à-vis des partis politiques et des candidatures ouvrières aux élections. Les diverses sections de l’Internationale seront en effet partagées entre un courant autoritaire emmené par Karl Marx, prônant la participation au jeu politique, et un courant antiautoritaire hostile à cette participation. Jusque-là très marqué par la pensée de Proudhon, ce second courant le sera surtout, après la mort du « père de l’anarchie », par l’arrivée du révolutionnaire russe Mikhaïl Bakounine, dont l’influence se confondra avec l’apport incontestable du mutuellisme et du fédéralisme proudhoniens.
Comme il l’avait clairement exprimé dans un courrier adressé à son compère Engels en juillet 1869, le très autoritaire Marx, mécontent de l’influence croissante de Bakounine, finira trois ans plus tard par « excommunier » ce dernier, et transférera à New York le siège du conseil général de l’Internationale qu’il dirigeait, signant par là même son arrêt de mort. Mais revenons-en à l’Espagne.
Giuseppe Fanelli
C’est en octobre 1868 que Bakounine confia à son ami Giuseppe Fanelli, ancien participant de la fameuse expédition des Mille au côté de Garibaldi, la mission de se rendre en Espagne afin d’y constituer des groupes de l’Internationale. Fanelli, devenu propagateur des thèses du socialisme libertaire après sa rencontre avec le révolutionnaire russe, se rendra ainsi à Madrid et à Barcelone. Là, durant quatre mois, Fanelli va se montrer d’une grande efficacité. A Madrid d’abord, il amènera les représentants des travailleurs de plusieurs corporations, parmi lesquels se distinguent le typographe Anselmo Lorenzo et le graveur sur métaux Tomás González Morago, à fonder un premier noyau de l’Internationale. A Barcelone, ensuite, il gagnera à sa cause le groupe sous l’impulsion duquel les sociétés ouvrières de la capitale catalane venaient de se fédérer. Ici, c’est un homme de grande valeur, Rafael Farga Pellicer, un typographe, qui jouera un rôle déterminant dans la création et le développement de l’Internationale, épaulé par des jeunes gens d’origine andalouse comme José García Viñas et Gaspar Sentiñon. Il convient de préciser que la très nette orientation antiautoritaire ou libertaire prise par les noyaux espagnols de l’Internationale devait beaucoup à l’immense discrédit de l’idée même d’action politique, dû aux trahisons répétées des dirigeants républicains. Cela facilita par là même la tâche de Fanelli, qui arrivait sur un terrain propice où, par ailleurs, les thèses de Proudhon circulaient déjà abondamment depuis que le républicain fédéraliste Francisco Pi y Margall avait traduit l’un de ses principaux ouvrages, Du principe fédératif.
De son côté, Marx tentera de contrecarrer l’orientation anarchiste des internationalistes d’Espagne en y envoyant son gendre Paul Lafargue pour y être l’anti-Fanelli, mais sans grand succès. Le célèbre auteur du Droit à la paresse s’illustrera surtout très négativement en jouant un rôle de mouchard, livrant publiquement les noms des internationalistes bakouniniens, dès lors livrés à la répression.
Vers la révolution sociale
Ce mouvement ouvrier espagnol sous influence de l’« apolitisme » libertaire sera par la suite amené à plusieurs reprises à changer le nom de ses organisations et à s’habituer à survivre, au gré des interdictions, des procès, de l’exil forcé de ses principaux représentants, et des périodes de clandestinité auxquelles il fut contraint. Il parviendra néanmoins à se maintenir et à se renforcer jusqu’aux dates clés des 30, 31 octobre et 1er novembre 1910 où eut lieu, à Barcelone, le congrès constitutif de la Confédération nationale du travail (CNT), organisation née de la rencontre et d’un long compagnonnage entre anarchisme traditionnel et syndicalisme d’action directe, et appelée dès lors à jouer un rôle capital dans l’histoire de l’Espagne ouvrière. Au travers des alternances de légalité et de persécution, la CNT, dont les pôles principaux se trouvent en Catalogne, en Andalousie, au Levant et en Aragon, va dès lors prendre la tête du combat social, reléguant au second plan l’Union générale des travailleurs (UGT), l’autre grande centrale syndicale liée au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Comptant un peu plus de 500 000 adhérents représentés lors de son congrès de Madrid en 1919, la CNT passera à plus d’un million de membres à la veille du coup d’Etat franquiste de juillet 1936.
Il faut également insister sur le fait que la CNT était loin de représenter une simple organisation syndicale au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Dans une Espagne peu industrialisée où l’enseignement n’était pas obligatoire, nombre de ses militants de valeur œuvreront en permanence dans le domaine éducatif et ce qui concourt à enrichir l’individu sur les plans éthique et intellectuel. Ils obéissaient ainsi à un précepte hautement libertaire en milieu ouvrier, qui refuse de ne voir dans l’individu qu’un être défini par son emploi et uniquement destiné au travail. C’est ainsi que la CNT et la Fédération anarchiste ibérique (FAI), née en 1927, favorisèrent l’essor d’une presse d’excellente qualité largement répandue, faisant paraître trente-six quotidiens et de multiples hebdomadaires et revues, et mirent sur pied des imprimeries lui ayant permis d’éditer des milliers de livres, des athénées, et une large infrastructure de locaux où trônait l’indispensable bibliothèque.
Lorsque éclate le soulèvement des militaires félons emmenés par le général Franco, ce sont principalement ces milliers de militants aguerris de la CNT et de la FAI qui les mettront en échec dans les zones où ces deux organisations étaient prédominantes. Fidèles à une finalité maintes fois réaffirmée en congrès d’instaurer le communisme libertaire, ces organisations intimement liées vont alors profiter de leur vigoureuse riposte et de leur victoire en certaines régions pour enclencher une vaste révolution sociale d’inspiration libertaire. C’est ainsi qu’en Catalogne comme en Aragon, au Levant et en certaines zones d’Andalousie, une collectivisation réelle des industries et des terres agricoles fut mise en œuvre, réelle car sans tutelle partidaire ou étatiste.
Le grand mensonge stalinien
Si l’on comprend aisément que le franquisme, épaulé par les fascismes allemand et italien, ait voulu en finir avec l’anarchisme espagnol et son influence, les militants de la CNT-FAI auront aussi très vite à combattre, dans le camp dit républicain, cet autre ennemi totalitaire que représentait le Parti communiste espagnol (PCE). La possibilité de voir naître un socialisme authentique va en effet représenter pour les staliniens une menace beaucoup plus redoutable que le triomphe du fascisme. Ils vont s’appliquer dès lors à torpiller une expérience révolutionnaire unique et à massacrer ses protagonistes, comme ce fut le cas auparavant dans la Russie révolutionnaire. Le 17 décembre 1936, cinq mois seulement après le déclenchement du coup d’Etat fasciste, La Pravda annonçait en termes très clairs le programme des communistes espagnols aidés par d’innombrables « conseillers » soviétiques : « En Catalogne, l’élimination des trotskistes et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé ; elle sera conduite avec la même énergie qu’en URSS. » C’est ainsi qu’entre la destruction des collectivités agricoles de Catalogne et d’Aragon, opérée par les troupes du sinistre Enrique Lister spécialement détachées du front de guerre pour cette tâche, les multiples enlèvements et assassinats de militants anarchistes ou membres du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) coupables de dissidence « trotskiste », qualificatif qui valait en ces temps-là condamnation à mort, la tentative stalinienne de « coup d’Etat » de mai 1937, le permanent chantage à la fourniture d’armements opéré par Moscou et autres infamies, tout sera mis en œuvre par les communistes pour faire échouer une révolution authentique, favorisant par là même la victoire définitive du fascisme espagnol.
Si les erreurs commises par les représentants du mouvement libertaire ne sont bien sûr pas à dissimuler dans cette tragédie, le sabotage en règle mené de 1936 à 1939 par les staliniens et la longue nuit noire qui s’abattit sur l’Espagne après la défaite des « républicains » allaient signifier la fin du seul espoir véritable nourri par les anarchistes du monde entier de voir leur idéal prendre forme. La « grande espérance » des gens humbles et exploités d’en finir avec une société inique s’envolait et devait dès lors laisser place au cauchemar d’un communisme autoritaire prétendument libérateur qui, partout où il s’est imposé, mena systématiquement à l’exil, à l’emprisonnement et à l’élimination physique de ses adversaires ou alliés d’un moment, ainsi qu’à la privation des plus élémentaires libertés.
L’auteur du magnifique Hommage à la Catalogne, George Orwell, acteur de cette guerre civile espagnole, cible des staliniens pendant comme après ce conflit, et surtout témoin incontournable du grand mensonge stalinien, devait par la suite, s’adressant à son ami Arthur Koestler, affirmer que « l’Histoire s’est arrêtée en 1936 ». Tous deux savaient parfaitement de quoi ils parlaient.
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Quelques lectures pour approfondir le sujet :
Hommage à la Catalogne, de George Orwell.
La révolution espagnole, de Burnett Bolloten.
Révolution et contre-révolution en Catalogne, de Carlos Semprun-Maura.
Espagne libertaire, de Gaston Leval.
* La CNT dans la révolution espagnole, de José Peirats.
Tous ces titres sont disponibles à la librairie Publico, 145, rue Amelot, 75011 Paris.