city:césaire

  • en forme de #danstafaceGuéant et leçon toujours à reprendre et revivre et asséner :

    (..) Et encore, ce qui revient au même et a le pouvoir de mettre hors d’eux, d’où qu’ils soient, nationalistes développés, sous-développés ou en voie de développement : « je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries ».
    Inutile de chercher plus loin. C’est cela qu’on ne pardonne pas à Césaire, de fonder le devenir de toute liberté, non sur ce qui est, mais sur notre pouvoir de négation infinie. Souvenez-vous :
    « je ne joue jamais si ce n’est à l’an mil
    je ne joue jamais si ce n’est à la Grande Peur
    Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ! »

    Voilà en quoi la négritude de Césaire est dangereuse pour une créolité que fabrique une officine de littérateurs en mal de reconnaissance, s’accommodant, eux, si bien de ce monde que leur exigence se limite à l’esthétique. Et leur bêtise se révélant avec leur assurance, ils vont même jusqu’à reprocher à Césaire que « la Négritude... n’exposa aucune pédagogie du Beau », tandis que, selon eux, « la pleine connaissance de la Créolité sera réservée à l’Art, à l’Art absolument ». Dès lors, leur projet apparaît clairement : rien de plus commonde que cette esthétique qui exalte la diversité du monde, pour mieux ignorer que l’état éclaté de celui-ci résulte d’abord d’expropriations de peuples, de déplacements de populations, d’exodes économiques, de nettoyages ethniques qui révoltent de moins en moins.
    Voyez le Rwanda, voyez la Somalie, voyez l’ex-Yougoslavie, voyez l’Amazonie...
    Tel est, en réalité, l’envers de ce « chaos-monde » qu’on célèbre inconsidérément, jusqu’à ne même pas y voir la conséquence directe d’une pensée occidentale où rationalité, efficacité et profit continuent de se confondre criminellement. D’autant que rien de nouveau — et surtout pas cette idéologie de la créolité qui la conforte — n’apparaît pour s’opposer aux suites de cette collusion du rationalisme, de l’anthropocentrisme et de l’ethnocentrisme, qui fut à l’origine de la colonisation proprement dite mais qui est moins que jamais en peine de trouver d’autres moyens d’asservir.
    Aussi, à cet aveuglement de la nouvelle créolité, opposerai-je la voyance de Césaire, dont la poésie n’aura cessé de combattre l’ordre mortifère qui à la colonisation a su ajouter, entres autres, les camps de concentration et Hiroshima. Car, si on ne peut qu’être ébloui par la vision prémonitoire de Césaire, déclarant dès 1950 dans le Discours sur le colonialisme , l’Europe « moralement, spirituellement indéfendable », et annonçant que si elle n’y prend pas garde, celle-ci « périra du vide qu’elle a fait autour d’elle », il faut surtout lui savoir gré d’avoir inventé avec sa poésie une des plus déroutantes forces de résistance devant la catastrophe sensible que nous vivons, au moment où capitalisme et socialisme se confondent dans leur oeuvre de dévastation. La raison en est à mes yeux que ce n’est pas en déclarant, ni en illustrant telle ou telle thèse, que Césaire aura combattu cet injustifiable. Mais en y opposant, jour après jour, une tout autre manière d’être , où la reconquête de la négritude aura été essentielle, pour y représenter aussi cette part maudite que l’homme prétendument civilisé cherche à massacrer chez les autres, pour mieux la nier en lui-même.

    in Annie Le Brun, Statue Cou Coupé, JMPlace, 1996, pp.46-49

    et je rajoute juste encore cette phrase de Césaire
    « L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers . »