Aux sources du Rebetiko. Chansons des bas-fonds, des prisons et des fumeries de haschisch. Smyrne - Le Pirée - Salonique (1920-1960) @cie813 je devrais pouvoir le retrouver pour te le prêter
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Depuis la première édition de Road to Rembetika en 1975, nous en savons désormais beaucoup plus sur ce genre musical si original. Les travaux de chercheurs, les découvertes de producteurs, de musiciens et de simples amateurs ont livré toute une masse d’informations et de documents qui nous permettent de mieux connaître l’#histoire et les développements du rébétiko, ainsi que la manière dont il fut reçu par le #public grec. Des films, des documentaires et des fictions-télé ont pris pour thème le rébétiko. Quant au matériel phonographique, il est désormais accessible sous forme de disques compacts accompagnés de notices souvent fort détaillées, sans parler des nombreuses #vidéos visibles sur la Toile. Lorsque ce livre fut écrit, il fallait se contenter de disques en 78-tours. Des recherches systématiques, menées par une poignée d’étudiants dans les archives de compagnies discographiques en Grèce, en Turquie, en Allemagne et aux Etats-Unis, ont permis d’établir une chronologie plus précise du rébétiko, mais, cependant, une bonne partie des questions posées au milieu des années 1970 n’a pas encore trouvé réponse, y compris celles, fondamentales, qui tiennent à la définition du genre – qui comprend plusieurs formes –, à la détermination de ses origines ou à la mesure de son importance dans l’histoire musicale de la Grèce.
Sur l’origine du mot rébétiko (qui pourrait provenir du turc rebet : #hors-la-loi ou #déclassé), nous ne sommes guère plus avancés que pour celle du mot jazz. Tiki tiki tak, enregistrée à Constantinople pour la compagnie Favorite vers 1924 et destinée au marché d’outre-Atlantique, fut probablement une des toutes premières compositions portant cette estampille, bien que cette désinvolte petite chanson s’avère assez éloignée du rébétiko classique. Mais certaines sources rapportent que le mot fut employé dès le milieu des années 1910… Toujours est-il qu’entre 1924 et 1926, quatre grandes compagnies discographiques : Odeon, Gramophone, Columbia et Polydor commencèrent à réaliser des enregistrements en Grèce même. Quelques années après, la compagnie gréco-américaine Orthophonic, dirigée par Tétos Dimitriadis, produisit une série destinée au marché américain. Un enregistrement réalisé par Pol (Léopold Gal) aux Etats-Unis, probablement à la fin des années 1920, est la première occurrence que je connaisse. En Grèce même, une affiche publicitaire pour le Neos Cosmos Café, imprimée en 1930, indique que le public était déjà familiarisé avec ces termes : elle annonce un programme de chansons interprétées par Nouros et Stellakis devant comprendre « les dernières chansons européennes et rébétiques, ainsi que de pathétiques #amanés ».
Il est clair que le rôle de l’industrie du disque, ainsi que celui joué par les musiciens grecs établis en Amérique, ont été déterminants dans la promotion du genre. La précieuse discographie des musiques et chansons folkloriques enregistrées aux Etats-Unis, établie par Richard Spottswood (1990), aussi bien que la gravure en 33-tours, puis en cd, des vieux 78-tours, montrent que les amateurs du style musical d’Asie mineure débordaient le cadre de la communauté hellénique. Les cafés-aman de New York et Chicago, possédés par celle-ci, étaient aussi fréquentés par des Arméniens, des Turcs, des Syriens et d’autres familiers de la musique de l’Empire ottoman déclinant. Les musiques enregistrées en Amérique parvenaient facilement en Grèce et vice-versa, renforçant les influences réciproques.
Pour établir plus précisément les origines du rébétiko et ses premières manifestations, il faudrait aussi se plonger dans la documentation amassée en Turquie sur le sujet. Consécutivement au regain d’intérêt manifesté par la Grèce pour cette musique dans les années 1980-90, un véritable enthousiasme pour le rébétiko s’est manifesté dans ce pays. C’est ainsi que Road to Rembetika a été traduit en turc et publié à Istanbul en 1993. Des articles consacrés à ce genre musical ont paru ensuite dans la presse, tandis que des universitaires établissaient des comparaisons avec les #chansons populaires turques de la même époque.
On admet généralement aujourd’hui que non seulement les modes, les rythmes, les termes musicaux et les instruments du rébétiko dérivent de la #musique_populaire ottomane, mais encore que beaucoup de ces chansons ne sont tout simplement que des versions grecques de chansons populaires de Constantinople ou de Smyrne. En outre, toute la tradition de l’#improvisation vocale et instrumentale est aussi orientale. Bien sûr, et comme toutes les autres, la musique turque était elle-même hybride, façonnée par d’incessants échanges entre les diverses communautés religieuses ou ethniques vivant en Anatolie ou dans les Balkans.
Le rébétiko est l’héritier d’une #tradition_orale où l’improvisation avait une part importante. Les plus vieux musiciens que j’ai pu rencontrer m’ont confirmé qu’ils tenaient ces morceaux d’amateurs ou de semi-professionnels, habitués des fumeries et des tavernes du Pirée. Selon eux, certaines chansons n’avaient pas d’auteur connu, à la différence d’autres qu’ils attribuaient à un auteur particulier. Ils étaient rarement d’accord sur ces questions, ainsi d’ailleurs que sur les titres des morceaux, qui variaient selon les lieux. En revanche, ils se rappelaient tous que les improvisations ne portaient pas seulement sur la musique mais aussi sur les paroles.
Les liens existants entre la musique soufie et le rébétiko sont encore à préciser, mais ils semblent évidents. Le tournoiement du corps, la transe qui saisit le danseur de zeïbékiko, ont été comparés par maints observateurs aux rites des derviches. L’argot rébétique est aussi révélateur d’une certaine proximité. Ainsi, le mot dervichi, qui désigne un homme (parfois une femme) qui fume du haschisch et fréquente le téké , bref un vrai rébétis…
Suite à cette tradition, le rébétiko du Pirée, celui de Markos Vamvakaris et de ses amis, que j’appelle « classique », marque à la fois une continuité et une rupture. Cette dernière est due à la prééminence du bouzouki, à un style vocal nouveau, et à la composition de chansons originales, dont beaucoup mettent en scène le demi-monde urbain et même le milieu. Ces développements datent des années 1920 et du début des années 1930 au Pirée, lorsque la rencontre des #réfugiés d’Asie mineure avec des musiciens piréïotes produisit cette nouvelle musique, qui eut une résonance immédiate dans le public grec.
Trois questions pourront ne jamais recevoir de réponses satisfaisantes : à partir de quelle date peut-on vraiment parler de rébétiko ? pourquoi le rébétiko devint-il si populaire ? et quand cessa-t-il d’être du rébétiko pour devenir autre chose ? Ces questions d’authenticité, de pureté, de croisement et de fusion se sont posées à propos de tous les styles musicaux qui ont accédé à une certaine notoriété – tels le tango, le flamenco, le fado, les canzone di la malavita calabraises ou le jazz –, et ont toutes fait l’objet de polémiques ardentes.
Si l’on peut associer avec certitude un genre artistique avec une époque et un lieu, il est toujours difficile de préciser quand et où exactement il est apparu et quand il a disparu, au profit d’un autre, plus adapté aux goûts de la société. De même, ses frontières, brouillées par de multiples croisements et interactions d’influences, sont toujours mouvantes et imprécises : des rythmes rébétiques ont été utilisés par des chanteurs démotiques ; et le rébétiko lui-même ne s’est pas privé de récupérer tout ce qui était susceptible de l’être : depuis les amanés jusqu’au fox-trot, en passant par le tango et la chanson napolitaine.
Il faudrait aussi noter le destin identique de toutes ces musiques. Apparues dans les bas-fonds de la société ou venues d’ailleurs, leur initiale mauvaise réputation et leur étrangeté ont été utilisées comme argument commercial par des producteurs avisés qui les ont offertes à la consommation d’une clientèle bourgeoise d’abord, puis plus populaire. Mais ainsi, et peu à peu, elles perdaient leurs caractéristiques contestataires originelles et, plus ou moins consciemment, s’adaptaient, se « formataient » aux goûts de la société, jusqu’à perdre tout ce qui avait fait leur charme initial. Le rébétiko n’a pas échappé à cet engrenage inévitable, déclenché dès la fin des années 1930, quand les rébétès furent conviés à enregistrer leur musique confidentielle de drogués du Pirée et à la présenter devant les auditoires sélects d’Athènes.
Bon nombre de figures qui apparaissent dans ce livre sont mortes depuis sa parution, aussi dédié-je cette édition à leur mémoire. Parmi eux, l’incomparable chanteuse Sotiria Bellou ; le compositeur de rébétikos le plus prolifique Vassilis Tsitsanis ; et aussi – bien qu’il n’y soit pas mentionné – Grigoris Bithikotsis, chanteur-fétiche de Theodorakis dans les années 1960. Une autre absence cruelle est celle d’Ole Smith, dont l’établissement de la discographie rébétique aux Etats-Unis est l’un des nombreux mérites. Et enfin, et surtout, mon principal informateur, mon professeur et mon ami Thanassis Athanassiou est passé de l’autre côté. J’espère, où qu’il soit, qu’il trouvera toujours un petit mavraki (joint) quand il en aura l’envie.
Sur la demande de mon éditeur, j’ai procédé pour cette troisième édition française à un certain nombre d’ajouts, qui ont conduit à une refonte partielle du livre et à l’apparition de trois chapitres supplémentaires, ainsi que d’un index. Ces ajouts sont tirés en grande partie d’articles universitaires que j’ai consacrés ces dernières années à divers aspects de la question, plus particulièrement les #femmes du rébétiko et l’importance du zeïbékiko dans la culture grecque contemporaine. Evidemment, ils n’ont pas été plaqués tels quels mais légèrement réécrits pour que cet ouvrage, qui est avant tout d’initiation, ne perde pas ce caractère. De nouvelles illustrations ont aussi été insérées.
Cette édition a aussi bénéficié du précieux travail de remastérisation des vieux enregistrements originaux, effectué par John Stedman et sa compagnie JSP Records à partir des collections du rébétophile Charles Howard. Quiconque est intéressé par le rébétiko sera bien inspiré d’acquérir cette série de coffrets, qui comprend notamment l’intégralité des chansons d’avant-guerre de V. Tsitsanis. Nous le remercions, ainsi que son collaborateur Andrew Aitken, pour leur gracieuse collaboration qui nous a permis de renouveler la sélection musicale du disque joint.
G. H. Ithaca (USA), 2010.