Malgré l’arrivée récente d’un convoi humanitaire plusieurs fois retardé, la situation reste critique dans le camp de déplacés d’al-Rukban, enclavé aux confins du désert syrien et presque totalement dénué d’infrastructures. Pris au piège entre la frontière fermée par la Jordanie et un blocus imposé par le régime de Damas, ses habitants manquent de tout : nourriture, eau, vêtements et médicaments. Alors que des négociations diplomatiques sont toujours en cours, le devenir de ces naufragés du désert reste incertain.
C’est un camp de réfugiés oublié du monde et des grandes célébrations pour la paix. 50 000 déplacés syriens – selon les chiffres de l’Onu – sont installés aux confins du désert à proximité de la frontière jordanienne, dans le camp de fortune d’al-Rukban, en Syrie. Totalement enclavés, ses habitants y survivent, certains depuis plusieurs années, dans des conditions d’une précarité extrême, vivant sous des tentes ou des maisonnettes en terre. Le 3 novembre, un convoi humanitaire de l’Onu et du Croissant rouge syrien a finalement réussi à l’atteindre. Les habitants du camp n’avaient plus reçu aucune aide significative depuis une livraison effectuée via la Jordanie, par dessus la frontière et à l’aide de grues, au mois de janvier 2018. Depuis plusieurs semaines, les appels à l’aide se multipliaient depuis l’intérieur du camp, de la part de l’Onu, ou encore des travailleurs humanitaires, à mesure que la situation ne cessait de se dégrader, la nourriture, l’eau – malgré un apport depuis la Jordanie – et les médicaments se faisant de plus en plus rares.
Selon l’Onu, alors que le camp a subi récemment de multiples épisodes de pluie – qui frappent aussi la Jordanie – et de tempêtes de sable, et que l’hiver s’approche, des rations alimentaires, des vêtements et une assistance médicale ont été délivrés par le convoi. Celui-ci a finalement pu quitter Damas, après que son départ ait été retardé à de multiples reprises par le gouvernement syrien. L’Onu comptait en profiter pour vacciner les 10 000 enfants de moins de cinq ans au sein de la population du camp, et équiper de vêtements chauds 15 000 enfants en tout. « La population souffre de malnutrition, de diarrhées, de maladies. Les enfants sont les plus touchés », constate le Dr Anas Chaker, porte parole de la branche française de l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM), joint par Basta !. Le médecin qualifie la situation sur place de « catastrophique ». L’UOSSM, qui a pour objectif d’apporter des soins à la population en Syrie, est en contact avec des habitants d’al-Rukban, bien qu’il soit impossible pour les ONG et les travailleurs humanitaires d’être présents directement à l’intérieur du camp.
Échec des négociations avec le régime
Ces dernières semaines, de multiples décès y ont été rapportés, sans que des chiffres précis n’aient été établis. « Il y a des décès tous les jours, et là encore les enfants sont les premiers affectés », alerte le Dr Anas Chaker. Sur les réseaux sociaux, des vidéos montrent des tombes de fortune, simplement recouvertes de pierres. En marchant plusieurs kilomètres, les habitants du camp peuvent rejoindre, au compte-goutte, une installation médicale établie du côté jordanien. Comme le rapporte le site Irin news, spécialisé sur les questions humanitaires, les cas les plus graves, s’ils parviennent jusque-là, sont parfois pris en charge dans les hôpitaux jordaniens, mais sont ensuite renvoyés au sein du camp.
La situation s’est particulièrement dégradée au début du mois d’octobre, lorsque le régime syrien a coupé tout accès au camp depuis la Syrie [1]. La contrebande permettait jusque-là d’assurer un approvisionnement minimal de ces naufragés du désert. Selon Mohamad Taha, Syrien exilé en France qui maintient un contact régulier avec al-Rukban – où il a notamment soutenu, à distance, la création et le fonctionnement d’une école –, ce blocus ferait suite à l’échec de négociations menées entre Damas et des représentants du camp concernant le devenir de ses habitants. Le régime syrien aurait refusé le retour des déplacés dans la région de Palmyre, dont une grande part des occupants d’al-Rukban sont originaires, et proposé à la place leur réinstallation à Homs, la grande ville de l’ouest du pays ravagée par les combats et vidée d’une partie de ses habitants. Toujours selon Mohamad Taha, lui-même originaire de Palmyre, le refus de cette option aurait entraîné le blocus du camp, en guise de moyen de pression sur ses habitants.
Le site Irin news, de même que le média basé à Amman Syria direct, relatent en outre des négociations menées sous l’égide de la Russie depuis plusieurs semaines. Celles-ci auraient envisagé d’évacuer une partie des habitants du camp, ainsi qu’une milice rebelle présente sur place – également au centre des discussions – en direction de la zone contrôlée par la Turquie dans le nord de la Syrie. Des négociations qui n’auraient, à ce jour, pas abouti. « Le plan semble avoir calé au mois d’octobre, déclenchant les restrictions » sur l’approvisionnement du camp, précise de son côté Irin news.
Beaucoup viennent de Palmyre, vidée de ses habitants
Cette « stratégie de la faim » rappelle les sièges infligés à certains quartiers de Homs et d’Alep, à la ville de Daraya, ou encore à la Ghouta orientale, la banlieue est de Damas, qui ont systématiquement conduit à l’évacuation forcée de la population (lire notre article ici). Nombre de déplacés d’al-Rukban ont échoué dans ce carré de désert suite à la prise de Palmyre par l’État islamique (EI) en mai 2015, et aux combats qui s’en sont suivis jusqu’à la reprise de la ville – depuis totalement vidée de ses habitants – par le régime, soutenu par l’armée russe, l’année suivante. D’autres déplacés d’al-Rukban sont originaires de la région de Homs, ou bien ont fui les combats contre l’EI à Raqqa et à Deir-Ezzor, dans l’est du pays.
Malgré une situation désespérée, la perspective de repasser sous le joug du régime semble loin d’enthousiasmer la population du camp. Une partie des familles aurait ainsi été prête à accepter une évacuation vers le nord du pays sous contrôle turque. « Les gens d’al-Rukban sont considérés comme des opposants », affirme le Dr Anas Chaker. « La plupart des habitants du camp sont contre le régime, estime aussi Mohamad Taha. Mais même les autres ont peur d’être tués ou enrôlés de force dans l’armée s’ils repassent sur les territoires contrôlés par Damas. » Avant de subir l’État islamique, sa police des mœurs et ses exécutions sommaires, la population de Palmyre avait déjà connu une brutale répression de la part du régime Assad, suite à la révolution de 2011 [2].
Les États-Unis ne sont pas venus en aide aux déplacés d’al-Rukban
A ce jour, le camp est cependant à l’abri d’une intervention de l’armée du régime. Il est établi à l’intérieur d’une zone militaire de 55 km de rayon contrôlée par les États-Unis, qui ont installé à cet endroit, également tout proche de la frontière irakienne, une base destinée à la lutte contre l’EI. Washington maintient aussi sa présence sur cette zone stratégique afin de couper l’axe reliant l’Iran à la Syrie via Bagdad, la capitale de l’Irak, dans le cadre de sa politique d’opposition au régime iranien. Mais les États-Unis ne sont pas venus en aide aux déplacés d’al-Rukban, pourtant tout proche. Pas plus d’ailleurs que la Jordanie, qui a fermé sa frontière – isolant presque totalement al-Rukban et dégradant encore la situation sécuritaire en son sein – après des attentats menés par l’EI depuis l’intérieur du camp en 2016. Malgré l’aide apportée par le convoi humanitaire, et alors que des négociations diplomatiques concernant le devenir du camp sont toujours en cours, les déplacés d’#al-Rukban, dont l’histoire apparaît comme un concentré des tragédies du conflit syrien, comptent toujours les jours et les nuits passés au milieu du désert.