city:fort chip

    • Le texte ? On peu le demander gentiment, le texte en clair ?

      Les abus du Canada sont incroyables et trop bien cachés. Envers la terre, envers le territoire, envers les habitants déjà. Un pays pareil, tant vanté par le commun, aucun paywall ne peut se justifier face à la denonciation de ses exactions. Si ?!

      J’dis ça, en l’air.

    • Tout à fait..., Simon Roger partage sûrement cet avis.

      Au Canada, troisième réserve pétrolière mondiale, le poison de l’or noir de l’Alberta
      Par Simon Roger

      Publié le 06 Septembre 2018
      Contaminations (5/7). La province canadienne est souillée et défigurée par l’exploitation des sables bitumineux, qui empoisonne les fleuves, les lacs et les populations amérindiennes.

      A la sortie du long virage qui laisse entrevoir les premiers chalets de Fort Chipewyan, un panneau invite tout individu témoin d’un crime à contacter la cellule téléphonique mise à disposition par la police.

      La localité de 900 âmes du nord de l’Alberta, accessible par la route seulement quelques semaines par an, lorsque le froid est si mordant qu’il fige le lit des rivières en une glace suffisamment épaisse pour laisser circuler les véhicules, n’a pourtant pas le profil d’une cité de la peur. Ses habitants sont d’ailleurs bien incapables de se remémorer le moindre acte criminel commis ces dernières années dans le village peuplé de Premières Nations Mikisew Cree et Athabasca Chipewyan, deux groupes amérindiens parmi les cinquante composantes autochtones du Canada.

      La population de « Fort Chip », pourtant, débute la journée avec la boule au ventre, redoutant de tomber malade et inquiète pour l’avenir du lac dont la rive méridionale domine le panorama. Au milieu de l’hiver, seules quelques taches sombres rompent la monotonie de cette ligne d’horizon d’un blanc infini : elles signalent les îlots sur lesquels la végétation émerge du manteau neigeux.

      D’une superficie de près de 8 000 km2, le lac est de loin la plus grande retenue d’eau d’Alberta et de l’Etat voisin du Saskatchewan. Il est aussi la principale source de subsistance pour les populations amérindiennes, habituées depuis toujours à pêcher le grand brochet et le doré jaune dans l’Athabasca, à traquer le caribou, l’élan ou le bison dans les forêts alentour et à récolter des baies dans la nature environnante. Un mode de vie ancestral qui semble de moins en moins compatible avec une autre histoire albertaine, débutée celle-là vers la fin des années 1960, celle de l’extraction du pétrole issu des sables bitumineux.

      « On ne fait que survivre au jour le jour, maugrée Ray Ladouceur, un pêcheur de 76 ans. Depuis plus d’un demi-siècle, je vis du produit de ma pêche. Aujourd’hui, l’eau est polluée et le gouvernement a dû interdire la commercialisation de la pêche. »
      « On ne fait que survivre au jour le jour, maugrée Ray Ladouceur, un pêcheur de 76 ans. Depuis plus d’un demi-siècle, je vis du produit de ma pêche. Aujourd’hui, l’eau est polluée et le gouvernement a dû interdire la commercialisation de la pêche. » .
      « On ne fait que survivre au jour le jour, maugrée Ray Ladouceur, un pêcheur de 76 ans. Depuis plus d’un demi-siècle, je vis du produit de ma pêche. Quand les entreprises minières ont commencé à déverser leurs eaux usées dans la rivière Athabasca, qui se jette dans le lac, elles ont contaminé le poisson. Aujourd’hui, l’eau est polluée et le gouvernement a dû interdire la commercialisation de la pêche. » « Jusqu’où irons-nous, nous, les êtres humains, dans la destruction de toute chose ? », s’interroge le vieil homme avant de confier avoir perdu une quinzaine de membres de sa famille, victimes de cancers. Les rejets industriels qui affectent l’air, l’eau et le sol en seraient la cause.

      Infirmière au centre de santé, Jane Lepine recense de plus en plus de cas de cancers de l’estomac, du poumon ou du foie, de diabètes, de pathologies neurodégénératives, « parmi la population adulte, mais également chez les enfants de Fort Chipewyan ». « Cet endroit est une décharge publique de substances contaminantes, se désole l’infirmière, pour qui la prévalence de ces maladies ne peut être dissociée des émissions des activités pétrolières. Malheureusement, on manque de données sanitaires qui confirmeraient nos craintes. » Ce n’est pourtant pas faute d’avoir alerté l’autorité de santé de la province, Health Alberta, et son équivalent fédéral, Health Canada, qui a compétence pour agir dans les réserves indiennes dont fait partie le territoire de Fort Chipewyan.

      « Se faire soigner coûte très cher ici »
      Mais jusqu’à présent, les questions de la population locale n’ont reçu que des réponses très parcellaires. Cette quête de vérité obsède aussi John O’Connor. Ce médecin irlandais est arrivé au Canada il y a trente ans pour y remplacer un collègue européen ; il a fini par s’installer à demeure à Fort McMurray, la grande agglomération du nord de l’Alberta.

      Depuis 2000, lorsque plusieurs familles lui ont demandé d’y assurer quelques consultations hebdomadaires, le praticien s’intéresse au sort du village. « Je suivais déjà d’autres populations indiennes, mais pas Fort Chip, qui a la particularité d’être une communauté très isolée et condamnée à vivre en autosuffisance, explique John O’Connor. La route hivernale n’est ouverte que deux mois par an. Le reste du temps, il faut prendre l’avion pour aller se faire soigner à Fort McMurray, mais ça coûte très cher. »

      « Avant on se baignait dans le lac. Maintenant on ne peut plus. Mon grand-père chasse mais il ne trouve plus d’animaux. La plupart des jeunes s’en foutent des problèmes de pollution », se désole Chantel Wanderingspirit, 20 ans, au café de la station-service de Fort Chipewyan.
      « Avant on se baignait dans le lac. Maintenant on ne peut plus. Mon grand-père chasse mais il ne trouve plus d’animaux. La plupart des jeunes s’en foutent des problèmes de pollution », se désole Chantel Wanderingspirit, 20 ans, au café de la station-service de Fort Chipewyan. .
      Au gré de ses allers et venues, le médecin accumule les témoignages. « Les discussions tournaient beaucoup autour des changements de l’environnement, comme la raréfaction du nombre d’oiseaux, la mauvaise qualité de la viande issue de la chasse, les difformités constatées sur certains poissons… avec une préoccupation centrale, la qualité de l’eau du lac, décrit le praticien. J’ai observé ensuite des pathologies que je n’aurais jamais pensé identifier parmi une population d’un millier de personnes, par exemple plusieurs cas de cancers des voies biliaires, une maladie qui touche en temps normal un individu sur 100 000. » Il en informe les chefs des Premières Nations, interroge ses collègues médecins à Fort McMurray puis interpelle, en 2005, les autorités de santé. Sans réponse de ces dernières.

      Ce mutisme prendra fin après la diffusion par la télévision nationale canadienne CBC, quelques mois plus tard, d’un sujet relayant les questionnements de John O’Connor. Contraint de réagir à l’écho médiatique du reportage, Health Canada dépêche trois médecins sur place en mars 2006.

      Devant les journalistes qui couvrent la visite au centre de santé de Fort Chipewyan, l’un des représentants de l’agence fédérale boit un verre d’eau du robinet : preuve est faite que l’eau est parfaitement potable ! Aucune mesure sanitaire ne s’impose, concluent les trois experts avant de rejoindre leur avion en esquivant les questions de l’auditoire.

      « Taux de cancers plus élevés de 29 % »
      Les autorités de santé s’intéressent en revanche de près au docteur un peu trop suspicieux. Une procédure de radiation pour « mauvais comportement » dans le dossier de Fort Chip est ouverte contre John O’Connor par le collège des médecins et chirurgiens d’Alberta. La procédure ne s’éteindra qu’en novembre 2009, grâce à l’intervention d’un avocat et des habitants qui lancent une pétition pour soutenir leur médecin.

      Au même moment, fin 2009, sont rendues publiques les conclusions d’un rapport de l’Alberta Cancer Board sur l’incidence des cancers à Fort Chipewyan entre 1995 et 2006. Le document confirme l’augmentation de plusieurs types de pathologies (cancer des voies biliaires, du sang, du système lymphatique) et exige des études complémentaires afin d’en préciser les causes et d’évaluer l’état de santé général de la population. Une demande, là encore, classée sans suite.

      George Poitras est un ancien chef de la communauté indienne Mikisew Cree de Fort Chipewyan. « C’est David contre Goliath. Tout le delta est contaminé. Moins de 1 % des terres exploitées par les compagnies pétrolières ont été restaurées en cinquante ans. » SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
      « Ces taux de cancers 29 % plus élevés que la moyenne sont-ils de cause héréditaire, liés au mode de vie ou d’origine environnementale ? Nous avons plus que jamais besoin d’une étude impartiale, complète et rigoureuse pour répondre à cette question », insiste John O’Connor. Au centre de santé, on répond poliment que les informations – logiquement publiques – ne sont pas disponibles.

      « En 2017, plus de vingt personnes sont mortes à Fort Chip, presque toutes d’un cancer. C’est devenu une chose normale », relève Warren Simpson. A 48 ans, cet ancien salarié de plusieurs entreprises de sables bitumineux, qui fait face lui-même à son deuxième cancer, admet que peu de ses concitoyens osent pointer du doigt les industries. « C’est compliqué de scier la branche sur laquelle on est assis. »

      Ici comme partout ailleurs en Alberta, le pétrole règne en maître. Sur la route du cimetière de Fort Chipewyan se dresse un lycée. Il a été construit grâce aux subsides de la compagnie Shell Albian, comme le signale un panneau placé bien en évidence. Un peu plus loin sur la même chaussée apparaît un vaste complexe sportif, avec son terrain de hockey et sa piscine. Ces équipements ont été financés par le premier groupe pétrolier canadien, Syncrude, dont le logo orne la façade du bâtiment devant lequel se rangent, en fin d’après-midi, les pick-up qui laissent tourner leur moteur pour résister aux températures glaciales.

      « Notre industrie est le plus gros employeur de personnes autochtones au Canada, avance Terry Abel, vice-président de l’Association des producteurs de pétrole du Canada (CAPP en anglais). Au cours des dernières années, l’industrie bitumineuse a participé pour 4 milliards de dollars canadiens [2,5 milliards d’euros] au chiffre d’affaires des entreprises autochtones. Aucun autre secteur ne réalise un volume d’affaires équivalent avec elles », assène le dirigeant au siège de la CAPP, dans le quartier des affaires de Calgary, la capitale économique de l’Alberta.

      Des sables bitumineux faciles d’accès
      Le Canada possède la troisième réserve pétrolière de la planète, derrière le Venezuela et l’Arabie saoudite. Plus de 95 % de cet or noir imprègne les sables bitumineux, l’hydrocarbure non conventionnel composé de sable, de bitume et d’eau (80 % à 85 % de silice et d’argile pour environ 10 % de bitume).

      Selon les projections du Centre de recherches internationales associant Sciences Po et le CNRS (CERI), l’exploitation des sables bitumineux devrait apporter, au cours des vingt prochaines années, 200 milliards de dollars par an à l’économie canadienne. Seule la Russie pourrait se prévaloir d’une telle manne, mais ses gisements bitumineux, localisés en Sibérie, sont à des latitudes trop extrêmes pour envisager une activité rentable.

      Un site industriel de Syncrude, le premier groupe pétrolier canadien. La neige et le ciel virent au jaune, et les odeurs de soufre et d’ammoniac envahissent l’air de Fort McMurray.
      Un site industriel de Syncrude, le premier groupe pétrolier canadien. La neige et le ciel virent au jaune, et les odeurs de soufre et d’ammoniac envahissent l’air de Fort McMurray. .
      Les sables d’Alberta, en revanche, sont faciles d’accès. Autour de Fort McMurray, le bitume affleure à moins de 70 mètres de profondeur : il est extractible à l’aide de pelles géantes. Dans les deux autres gisements de la province, plus profonds, Peace River et Cold Lake, les compagnies recourent à la technique dite « in situ » : elles forent des puits et y injectent de la vapeur d’eau pour liquéfier le bitume, aspiré ensuite vers la surface. Ensemble, ces trois gisements couvrent une zone exploitable de 142 000 km2, plus vaste que la superficie de l’Angleterre, qui fit du Canada un dominion de la Couronne britannique en 1867.

      A cette époque, Fort Chipewyan était le haut lieu du commerce de fourrure de la région. Fondé en 1788 par la Compagnie du Nord-Ouest, le plus vieux comptoir de l’Alberta vivait au rythme des saisons de trappe et des campagnes de pêche sur le lac. Une existence à laquelle les doyens des communautés indiennes ont pu goûter, avant que l’industrialisation ne vienne rompre cet équilibre.

      « Quand j’étais enfant, on pouvait boire l’eau du lac, parfaitement limpide, et la forêt autour de Fort Chip était d’un vert profond, se remémore Ed Marten, conseiller au centre de santé local. Aujourd’hui, l’eau est couleur chocolat et la végétation est flétrie. »

      A la suite de la mise en route des premières installations minières en 1973, « des trappeurs sont tombés malades après avoir bu l’eau des rivières environnantes. On a vu arriver, venant du Sud, des fumées et des cendres des installations de Syncrude. On se disait que quelque chose ne tournait pas rond », retrace le Mikisew Cree de 65 ans, atteint d’un cancer à l’estomac, comme sa mère, morte en 2017.

      « Rejets durables »
      La génération d’Ed Marten a connu aussi le départ forcé pour le pensionnat catholique, « coupé des miens, de ma langue et de ma culture ». Ce passé douloureux est perceptible dans d’autres communautés indiennes, comme à Fort Smith, à 200 kilomètres plus au nord.

      Un panneau routier y signale le passage de la frontière avec la province voisine des Territoires du Nord-Ouest, mais rien ne distingue la localité de 2 500 habitants de sa cousine albertaine. Même quadrillage urbain, mêmes habitations colorées, même concentration humaine autour des points cardinaux de la vie dans le Grand Nord que représentent les stations-service et les épiceries.

      « Mon peuple vit ici depuis des milliers d’années. Tout ce que nous savons, nous le devons à la terre et à l’eau », confie François Paulette, un chef de la communauté Smith’s Landing.
      « Mon peuple vit ici depuis des milliers d’années. Tout ce que nous savons, nous le devons à la terre et à l’eau », confie François Paulette, un chef de la communauté Smith’s Landing. .
      François Paulette, un des chefs de la communauté Smith’s Landing, a préféré s’installer à la lisière de la forêt bordée par l’Athabasca. Dans cette zone où la rivière est agitée de puissants rapides, l’eau reste libre de glace au plus fort de l’hiver. « Un peu plus loin, on trouve un autre cours d’eau, Dog River, sur le plateau canadien, indique-t-il d’un geste ample. Mon peuple vit ici depuis des milliers d’années. Tout ce que nous savons, nous le devons à la terre et à l’eau. »

      « Mais il fut un temps [au début des années 1960] où le gouvernement décida de nous expulser de nos terres, prétextant que notre manière de vivre était en voie d’extinction, poursuit le chef de la communauté Déné, retiré à ses parents à l’âge de 6 ans pour l’école paroissiale. Quant à l’eau, il faudrait être naïf ou stupide d’espérer ne pas être touché par l’industrialisation. Les usines de pâte à papier, et après elles les compagnies de sables bitumineux, ont consommé beaucoup d’eau et rejeté beaucoup de déchets dans la rivière. »

      Le « traité no 8 », le texte qui régit depuis 1899 les rapports entre les communautés du nord de l’Alberta et la Couronne d’Angleterre, accorde aux populations indiennes un droit inaliénable de chasse et de pêche. Que vaut cet engagement sur des étendues de terres et d’eau souillées par les activités humaines ?, interpelle François Paulette.

      La région de Fort Smith n’a pourtant pas de pétrole, pas plus que celle de Fort Chip. Mais elles sont toutes deux irriguées par le réseau hydrographique de l’Athabasca. C’est par cette veine immense et ses affluents que les infrastructures pétrolières installées à plus de 200 km en amont diffusent leur poison liquide.

      « Le programme de suivi de la qualité de l’eau mis en place par le gouvernement d’Alberta n’est pas adapté aux risques des activités industrielles, soutient l’hydrogéologue canadien Gilles Wendling. On n’étudie pas, par exemple, les effets cumulatifs de ces rejets durables. » C’est l’une des revendications de l’association Keepers of the Water Athabasca (« Gardiens de l’eau de l’Athabasca »), qui tente de mesurer les impacts hydrographiques de l’exploitation des sables bitumineux, très consommatrice d’eau. L’ONG créée en 2006 recourt à l’expertise de chercheurs indépendants comme Gilles Wendling. « On en avait assez de la propagande des industriels et des agences gouvernementales de régulation, explique Jule Asterisk, l’une des porte-parole de Keeper. Les résistances sont très fortes lorsqu’on se penche sur ce sujet. »

      Dans la région de Fort McMurray, l’extraction des sables bitumineux se fait à partir de mines à ciel ouvert, comme cette unité du groupe pétrolier Suncor.
      Dans la région de Fort McMurray, l’extraction des sables bitumineux se fait à partir de mines à ciel ouvert, comme cette unité du groupe pétrolier Suncor. SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
      Sujet de tension entre la société civile, les autorités et les industriels, la question de l’eau n’épargne pas la sphère académique d’Edmonton, la capitale administrative de la province. Dans les bâtiments de briques rouges qui donnent à l’université d’Alberta un petit air de campus anglais, une étude alimente particulièrement la controverse, celle du professeur David Schindler. Connu pour avoir identifié, dans les années 1970-1980, les pluies acides comme vecteur de la mortalité des poissons des Grands Lacs, le biologiste a publié en 2010 la première étude d’importance sur la rivière Athabasca et ses affluents. Son équipe a retrouvé dans l’eau treize types de métaux lourds attribués à l’industrie des sables bitumineux, parmi lesquels du mercure, du nickel, du plomb, du thallium, de l’uranium et de l’arsenic.

      « Les concentrations de métaux lourds sont toutes très basses, en amont comme en aval des installations de sables bitumineux, et elles n’ont pas varié depuis des décennies », affirme de son côté William Shotyk, titulaire de la chaire d’agriculture et d’environnement de l’université d’Alberta, à partir de mesures collectées en 2016. Pour ce géologue, fier de faire visiter le laboratoire ultramoderne construit grâce aux fonds d’Alberta Innovates, l’agence de recherche financée par la province et le secteur pétrolier, « on retrouve les mêmes valeurs de contaminants que celles que l’on peut observer au nord de la Norvège, dans la région la mieux préservée d’Europe ! »

      « Risque extrême »
      « Soutenir qu’une industrie qui brûle de fortes quantités de pétrole et utilise des solvants chimiques en grand nombre ne génère pas de pollution n’est tout simplement pas crédible, rétorque le biologiste, aujourd’hui retraité. La question n’est pas de savoir si la pollution est avérée ou non, mais jusqu’à quel point elle affecte la biosphère. »

      Six mois après l’étude de David Schindler, un autre rapport scientifique a corroboré ses résultats, les experts de la Société royale du Canada ont notamment relevé le haut niveau de toxicité « chronique » des eaux rejetées par l’industrie dans ses bassins de décantation. Un an plus tard, la presse albertaine rendait public un document confidentiel du ministère de l’environnement qui qualifiait la contamination de la rivière Athabasca de « sujet de première importance ».

      Robert Grandjambe, guide et trappeur à Fort Chipewyan. « On mange du poisson du lac, du caribou, du canard sauvage. 90 % de notre alimentation provient du lac et des bois... Parfois, je me demande si nous voulons vraiment sauver l’environnement. »
      Robert Grandjambe, guide et trappeur à Fort Chipewyan. « On mange du poisson du lac, du caribou, du canard sauvage. 90 % de notre alimentation provient du lac et des bois... Parfois, je me demande si nous voulons vraiment sauver l’environnement. » .
      Masqués par la neige abondante de l’hiver, ces lacs artificiels vérolent peu à peu le paysage du nord de l’Alberta. Après un demi-siècle d’activité pétrolière, ils contiennent, en volume cumulé, 1 300 milliards de litres d’eau polluée, et pourraient nécessiter 50 milliards de dollars de frais d’assainissement, selon les calculs de Pembina. L’institut canadien spécialisé dans l’énergie a alerté à plusieurs reprises sur les fuites de certains bassins remplis de déchets industriels. « C’est un risque extrême sur le plan environnemental, confirme Simon Dyer, le directeur de Pembina à Edmonton, d’autant que le gouvernement d’Alberta continue d’exempter les entreprises de nettoyer ces bassins, comme la réglementation les y oblige. » En 2008, Syncrude avait été condamné à une amende de 3 millions de dollars à la suite de la mort de 1 600 canards qui s’étaient posés sur l’un des bassins de la compagnie pétrolière.

      La forêt boréale porte elle aussi les stigmates de cette addiction à l’or noir. Depuis la route bosselée et glissante qui relie Fort Chipewyan à Fort McMurray, l’agglomération de 75 000 habitants développée pour et par l’industrie bitumineuse, les futaies d’épinettes, de sapins, de mélèzes et de peupliers font apparaître d’impressionnantes trouées. Certaines sont dues aux feux de forêts qui embrasent régulièrement l’Ouest canadien pendant l’été. Mais les clairières résultent aussi des coupes dictées par les compagnies extractives.

      Cette déforestation n’est pas sans effets sur la biodiversité animale. Le caribou figure au premier rang des espèces les plus menacées. « En coupant les arbres, on crée des corridors qui permettent aux prédateurs comme le loup d’accéder plus facilement aux hordes de caribous », déjà fragilisés par le réchauffement climatique, explique Simon Dyer. Dans certaines régions de l’Alberta, leur population a décliné de 80 % depuis les années 2000, note l’Institut Pembina.

      Regroupé dans le parc national Wood Buffalo, le plus grand troupeau du monde de bisons des bois en liberté pourrait être la prochaine victime collatérale de l’industrie pétrolière. Inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1983, cette aire naturelle n’est qu’à 30 km d’un énorme projet d’exploitation de sables bitumineux porté par le consortium sino-canadien Teck Resources. Cette mine à ciel ouvert, d’une superficie de 290 km2, permettrait d’extraire 260 000 barils de pétrole par jour pendant plus de quarante ans.

      « Sentiment de honte »
      Teck assure que le projet n’affectera pas l’« intégrité » du parc. Les conclusions de l’entreprise, relayées par l’agence canadienne d’évaluation environnementale, ne convainquent pas les communautés riveraines, qui ont alerté l’Unesco. Dans leur rapport de mission, les experts onusiens estiment que le Canada manque à ses devoirs de protection et demandent aux autorités de mettre en œuvre d’ici à la fin 2018 les dix-sept recommandations énumérées dans leur synthèse.

      Près du parc naturel de Wood Buffalo, classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
      Près du parc naturel de Wood Buffalo, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
      « Le gouvernement refuse de choisir entre croissance économique et exigence environnementale, analyse Becky Kostka, et les petites communautés indiennes du Nord ne pèsent pas face aux besoins énergétiques des grandes villes du sud de la province, Edmonton et Calgary. » La responsable des terres et des ressources de la Première Nation de Fort Smith, qui n’est pas d’ascendance indienne, dénonce aussi un problème de mentalité : « La plupart des Canadiens ignorent le sort des Premières Nations ou alors ils éprouvent un sentiment de honte face aux missions catholiques qui les ont colonisées par le passé. »

      Avec l’expansion de l’activité bitumineuse, la colonisation prend un autre visage en Alberta, celui d’hommes blancs célibataires, originaires des quatre coins du Canada et parfois même des Etats-Unis ou d’Europe, tous aimantés par « Fort McMoney » (le surnom de Fort McMurray) et sa ceinture d’usines fumantes et crépitantes. Car en dépit des variations du prix du pétrole, les sables bitumineux restent le meilleur filon pour amasser des dollars.

      Souvent installée dans des baraquements à la sortie de la ville, cette population uniforme écume à la nuit tombée les bars de la ville. Entre deux pintes de bière, Brad et ses collègues natifs d’Ontario ou du Nouveau-Brunswick, à l’autre bout du pays, partagent la même motivation. Opérateurs pour Syncrude, ils gagnent 150 000 dollars par an, « cinq fois plus que ce que l’on pourrait toucher dans nos provinces d’origine », précise Brad. « L’eau n’est pas polluée et le Canada est bien moins émetteur de gaz à effet de serre qu’un pays comme la Chine », ajoute son ami Daven.

      « Il faut stopper cette industrie sale »
      De toute façon, « les sables bitumineux, c’est comme la politique, mieux vaut ne pas aborder le sujet si vous voulez conserver vos amis, ironise Denis Roy, électricien pendant quarante ans à Fort McMurray. Bien sûr que l’industrie pétrolière contamine la région, confie le retraité, mais personne ne veut perdre son boulot. »

      Selon les prévisions de la CAPP, la production de pétrole brut (issu des sables bitumineux de l’Ouest canadien) devrait passer de 2,3 millions de barils par jour en 2015 à 4,8 millions en 2030. « Tant que la demande mondiale de pétrole sera forte, l’industrie canadienne des sables pétrolifères souhaitera y répondre », commente sobrement Terry Abel, le numéro deux des producteurs de pétrole.

      De Calgary à Fort Chipewyan, 900 km plus au nord, personne n’envisage la fin prochaine de l’exploitation des gisements bitumineux. « On a besoin l’un de l’autre, résume Archie Waguam, le chef des Mikisew Cree de Fort Chip, à propos des compagnies pétrolières. Et puis, si c’est nécessaire, on peut sortir un carton rouge et bloquer un projet trop nocif pour l’environnement. » Mais le leader indien préfère sortir son carnet de chèques et faire prospérer les affaires des siens. En décembre 2017, les Mikisew Cree et la Première Nation de Fort McKay ont conclu une participation de 49 % dans un parc de stockage du pétrolier Suncor d’un montant historique de 500 millions de dollars.

      Le tableau blanc sur lequel Archie Waguam a griffonné les priorités de sa communauté pour les cinq ans à venir fait apparaître le développement économique en tête de liste, et la santé en cinquième position. Les permis d’exploitation accordés aux compagnies pétrolières assurent aux Premières Nations des revenus de plusieurs millions de dollars chaque année. « On a plusieurs joint-ventures avec les pétroliers et on développe nos propres affaires. On vient par exemple de lancer la construction d’un hôtel de luxe à Fort McMurray », se vante le responsable.

      Si les montants de ces tractations demeurent confidentiels, l’existence de négociations entre populations locales et secteur privé est connue de tous. « Qu’est-ce qui est préférable, poursuivre une entreprise pour atteinte à l’environnement et prendre le risque de perdre devant la justice, ou négocier directement avec elle des compensations financières ? », argumente Melody Lepine, qui défend les intérêts des Mikisew Cree auprès de l’industrie.

      Au milieu de l’hiver, seules quelques taches sombres rompent la monotonie du lac Athabasca : elles signalent les îlots sur lesquels la végétation émerge du manteau neigeux.
      Au milieu de l’hiver, seules quelques taches sombres rompent la monotonie du lac Athabasca : elles signalent les îlots sur lesquels la végétation émerge du manteau neigeux. SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
      Parmi les habitants de Fort Chip, tout le monde ne goûte pas le pragmatisme des élus indiens. « L’argent est l’autre fléau qui mine notre communauté », s’inquiète le guide et trappeur Robert Grandjambe, qui dénonce pêle-mêle la corruption de certains chefs et les enveloppes de 350 dollars distribuées par les compagnies pétrolières, selon plusieurs témoins, aux participants à leurs réunions publiques.

      « C’est l’argent qui mène le monde aujourd’hui, constate aussi Alice Rigney, la responsable du centre local pour les jeunes. Mon père a vécu quatre-vingt-dix ans, il n’avait que ce qu’il pêchait dans le lac et ce qu’il trouvait dans la nature, mais il est mort heureux. Il faut stopper cette industrie sale qui contamine l’eau et pollue la planète. » « Personne n’ignore aujourd’hui que les énergies fossiles aggravent l’état de la planète, et pourtant elles continuent de se développer, note l’ancien chef des Mikisew Cree de Fort Chipewyan, George Poitras. C’est comme si quelqu’un vous frappait et que vous lui répondiez : ne t’arrête pas, continue de frapper. »

      Contaminations : sept reportages dans des zones souillées à tout jamais
      Depuis dix mois, Le Monde s’est associé au photographe Samuel Bollendorff pour explorer et rendre compte d’une réalité à peine imaginable. Des zones entières du globe, des villes, des forêts, des lacs, des océans, sont devenues impropres au développement humain, souillées à tout jamais, peut-être le prélude à notre monde de demain. Ces territoires se situent majoritairement dans les pays qui ont vu naître l’industrialisation.

      Sept journalistes se sont succédé d’Anniston aux États-Unis à Dzerjinsk en Russie, de Fort Chipewayn au Canada, à Regencia au Brésil, de Fukushima au Japon à « la terre des feux » à côté de Naples, jusqu’au grand gyre du Pacifique. Ils ont enquêté sur ces millions de kilomètres carrés contaminés aux produits chimiques, aux hydrocarbures, à la radioactivité. Et ont découvert des paysages dévastés ainsi que des populations rongées par un mal invisible, le lent poison qui s’est infiltré dans leur environnement, avec l’assentiment des autorités. Leurs reportages ont été rassemblés dans une série baptisée « Contaminations », que nous publions du 1er au 8 septembre en sept volets.

      Au premier abord, dans les images, tout semble paisible, harmonieux, rassurant : une mer calme, une forêt éclairée par une lumière douce… Mais derrière cette séduction apparente, la réalité est toxique. Car la contamination est bien souvent invisible à l’œil nu. Et c’est tout l’intérêt de cette démarche photographique : elle donne l’illusion de la beauté bucolique à l’endroit même où la nature est empoisonnée. Le travail photographique de Samuel Bollendorff est aussi exposé à Visa pour l’image, le festival international du photojournalisme à Perpignan, du 1er au 16 septembre.