Pour lui, les « faiseurs d’utopies », comme il les appelle, ne produisent que des chimères irréalisables. Charles Fourier qualifie ainsi de « sottises dogmatiques »Les Aventures de Télémaque, un roman de Fénelon publié en 1699 qui vantait la vie frugale et heureuse des habitants de la Bétique, un pays isolé.
Un océan sépare les deux hommes : la Révolution française. Charles Fourier, qui a 17 ans en 1789, ne rêve pas d’un monde meilleur : il aspire à transformer la société ici et maintenant. Avec l’industrialisation, affirme-t-il, les classes laborieuses s’appauvrissent, alors que les intermédiaires du monde du négoce s’enrichissent.
Cet homme qui a grandi dans une famille de commerçants a été choqué, enfant, par l’immoralité de cette profession. Et cette impression négative a été confortée par une expérience plus tardive : en 1799, commis d’une maison de commerce de Marseille, il voit une cargaison de grains jetée à la mer parce qu’à force de spéculer sur les prix, ses propriétaires l’ont laissée pourrir.
Ce « renversement de l’ordre naturel » le pousse à réfléchir. Charles Fourier se met en quête d’une alternative au monde qui l’entoure crédible et, quoi qu’il en dise, utopique. « Dans le cours de cette Notice, je peindrai des coutumes si étrangères aux nôtres, que le lecteur demandera d’abord si je décris les usages de quelque planète inconnue », prévient-il dans Théorie de l’unité universelle (1822). Dans sa quête d’une harmonie universelle, il imagine un lieu de vie lié à des activités agricoles – le phalanstère – qui a vocation à devenir un laboratoire social. Ce concept d’habitation dont le nom est une contraction de phalange et de monastère prend le contre-pied des théories en vogue. Au progrès fondé sur la raison, il préfère l’équilibre des passions. A l’égalité, la diversité.
Luxe et plaisir
En « Harmonie », lieu de vie idéal, certains sont pauvres et d’autres riches, tout le monde n’a pas les mêmes goûts, les costumes sont brillants et variés, les appartements loués à des prix différents… Pas de rejet de l’argent, ni d’uniforme austère ni de frugalité volontaire – bien au contraire : c’est une société fondée sur le luxe et le plaisir. Le confort est si important que les rues ont été remplacées par des galeries couvertes afin que personne ne prenne froid l’hiver. Appartements privés, réfectoires, salles de bal et de réunion, bibliothèques, ateliers et greniers sont reliés entre eux par des souterrains ou des couloirs élevés sur colonnes.
En ce début de XIXe siècle, le projet de Fourier pose les bases du mouvement coopératif naissant. Qu’ils soient trois cents ou mille cinq cents, tous les sociétaires sont des copropriétaires qui détiennent des actions, lesquelles peuvent leur être remboursées s’ils le souhaitent « au prix du dernier inventaire ». En cas de fléau mettant en péril les récoltes, la communauté et la région se portent garantes d’un revenu minimum que chacun est assuré de recevoir.
Dans le phalanstère de Charles Fourier, les désirs priment. Le travail n’est pas subi mais choisi, la gourmandise est source de sagesse et l’amour cimente les relations sociales. Contre la monotonie du mariage, Fourier vante les bienfaits d’une sexualité libérée autant pour les hommes que pour les femmes : la femme peut avoir à la fois un époux dont elle a deux enfants, un géniteur dont elle n’a qu’un enfant, un favori qui a vécu avec elle et conserve ce titre, ainsi que de multiples « possesseurs » qui ne sont rien devant la loi.
« Prophète postcurseur »
Connaissant le personnage, cette défense de la jouissance reste une énigme : Charles Fourier était un célibataire bougon et bourré de manies, connu pour connaître par cœur les dimensions de chaque monument parisien. « Dans ses promenades, on le trouvait occupé parfois à mesurer, avec sa canne métrique ou pas, telle ou telle façade d’un édifice, tel ou tel côté d’une place, d’un jardin public, etc. », raconte le fouriériste Charles Pellarin en 1842.
A l’évidence, cette utopie est l’œuvre d’un original. Fourier, qui se présente comme « illettré », c’est-à-dire autodidacte, ne se veut l’héritier de personne et affirme n’être membre d’aucune famille de pensée. « Il doute de tout ce qui a été écrit avant lui et s’écarte des doctrines majoritaires de son temps, résume Florent Perrier, maître de conférences en esthétique et théorie de l’art à l’université de Rennes-II. Il dit même qu’il est le “prophète postcurseur” par rapport au Christ, mais c’est évidemment un détour qui lui permet de faire passer des idées radicales sous un côté délirant. »
Charles Fourier se distingue ainsi des premiers utopistes qui condamnaient autant l’argent que la propriété : à ses yeux, le système coopératif du phalanstère démontre les avantages de « l’esprit de propriété ». « Un des ressorts les plus puissants pour concilier le pauvre et le riche, c’est l’esprit de propriété sociétaire ou composée, écrit-il dans Théorie de l’unité universelle. Le pauvre, en Harmonie, ne possédât-il qu’une parcelle d’action, qu’un vingtième, est propriétaire du canton entier, en participation. »
Expériences communautaires
A la fin de sa vie, Charles Fourier cherche des mécènes pour mettre son projet en pratique. Un ancien médecin, député de Seine-et-Oise, répond à l’appel de fonds et propose un lieu, près de Rambouillet. En 1833, le premier phalanstère, à Condé-sur-Vesgre, est créé mais Fourier se retire très vite du projet, qui tombe à l’eau trois ans plus tard. Mort en 1837, le penseur ne connaîtra pas cette communauté, finalement relancée et toujours active aujourd’hui. Et c’est peut-être tant mieux. « Les sociétaires s’appellent “colons” entre eux. Un anachronisme qui donne le sentiment d’une bourgeoisie occupée à se transmettre des parts de propriété », affirme Florent Perrier.
Au XIXe siècle, le fouriérisme essaime en Europe, mais c’est aux Etats-Unis qu’il rencontre le plus de succès. Entre 1840 et 1860, des disciples de Fourier y lancent plus de vingt expériences communautaires, dont la durée de vie dépasse rarement trois ans. D’autres cherchent sans succès à créer des phalanstères pour enfants trouvés. « Fourier pensait que les petits n’étant pas corrompus, il était plus facile de les former à la nouvelle société », explique Nathalie Brémand, docteure en histoire et chercheuse associée de l’université de Poitiers. Dès les années 1840, à une époque où beaucoup d’enfants ne vont pas à l’école, des polytechniciens, des médecins et des philanthropes s’impliquent dans la création de crèches inspirées par Fourier.
Après une longue éclipse, le fouriérisme rejaillit en mai 1968. Certains voient en lui le père fondateur des mouvements de libération sexuelle : on redécouvre sa radicalité en matière de mœurs grâce à un ouvrage posthume, Le Nouveau Monde amoureux, qui n’est publié in extenso qu’en 1967 – sans doute parce que ses disciples étaient choqués par ses positions.
Dans ce texte, l’auteur pourfend la monogamie et défend une égalité stricte entre hommes et femmes. Pour l’intellectuel libertaire homosexuel Daniel Guérin, auteur d’un recueil de textes intitulé Vers la liberté en amour (Gallimard, 1975), Fourier a ouvert la voie à la révolution sexuelle.
Traces de l’utopie fouriériste
Aujourd’hui, on trouve des traces de l’utopie fouriériste dans le mouvement des SCOP (sociétés coopératives et participatives) comme dans le modèle du kibboutz en Israël ou les expériences locales qui surgissent ici ou là. « Les jardins collectifs ou les habitats partagés qui cherchent à élaborer de nouveaux types de gouvernance, dans lesquels chaque individu est représenté, en sont les héritiers indirects », estime Nathalie Brémand. L’historien François Jarrige établit une filiation indirecte entre l’esprit de Fourier et celui des « zones à défendre » (ZAD) comme Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique). « Elles relèvent d’une conception libertaire. L’imaginaire des zadistes s’inspire des communautés anarchistes de la fin du XIXe siècle qui s’inscrivaient dans une filiation avec le phalanstère fouriériste. »
Les pédagogies alternatives de type Freinet ou Montessori lui doivent également beaucoup. « Charles Fourier est à l’origine de l’“éducation intégrale” qui visait à développer toutes les facultés des enfants et plus seulement à les instruire. Il préconisait notamment d’utiliser le jeu », poursuit Nathalie Brémand. Finalement, la vraie postérité de Fourier n’est pas à chercher dans le phalanstère de Condé-sur-Vesgre, mais du côté d’un imaginaire politique qui continue d’infuser.