Cet article d’Annika Joeres est paru dans le TaZ (Tageszeitung), quotidien berlinois à tirage national que l’on pourrait qualifier de « rouge et vert » ou « rouge-rose-vert ».
Cet article est paru dès le 15 juillet, j’ai voulu le traduire en français et le partager car il tranchait avec ce que je pouvais lire à ce moment dans la presse mainstream française.
L’auteure de l’article semble cependant présupposer que le tueur avait des motivations terroristes bien définies, ce qui est mis en doute à l’heure actuelle.
Toutes mes excuses pour les imprécisions qui pourraient subsister dans la traduction française.
L’article original se trouve à cette adresse :
▻https://www.taz.de/!5324909
Extraits :
[...] La Promenade des Anglais est un lieu où tous les individus et toutes les nationalités se mêlent.
Avec l’attentat, un lieu a été sali, qui appartenait à tout le monde : aux riches de la Côte d’Azur, qui ingurgitent leurs huîtres dans les restaurants face à la mer ; aux jeunes, qui jouent de la guitare le soir sur la plage et boivent du vin en brique ; et aux touristes qui bronzent sur les galets. C’est un lieu où se mélangent tous les individus et toutes les nationalités : beaucoup plus coloré et mélangé que ne le sont les plages exclusives des villes voisines de Cannes ou Saint-Tropez.
[...] le président Hollande avait déclaré hier qu’il mettrait fin à l’état d’urgence. Une amie a appelé juste après cette annonce, tellement était grande la joie de se débarrasser de l’ « état d’urgence ». Car l’état d’urgence a changé notre vie en France, non de manière spectaculaire, mais tout de même, de façon insidieuse. Parce que les triangles rouges s’étalaient partout, et parce que nous ne pouvions plus déposer nos enfants dans la salle de classe à l’école maternelle, obligés de leur dire « au revoir » [1] à la porte d’entrée.
Parce que pendant le Carnaval de Nice, le plus grand du monde après ceux de Rio et Venise, les clowns étaient surveillés par des hommes lourdement armés, parce que des fêtes ont été annulées, et parce que dans les centres commerciaux les sacs à dos étaient fouillés. Et parce que tout à coup, l’association de parents d’élèves de l’école élémentaire ne se battait plus pour les repas bio à la cantine, mais débattait pendant des heures de l’augmentation de la hauteur des clôtures entourant la cour de l’école.
Notre quotidien est rempli de tentatives insensées destinées à contenir le terrorisme, mais le sentiment persiste qu’aucune force spéciale au monde ne pourra nous protéger tant que que nous attiserons les conflits en faisant le plein de carburant en provenance du Proche-Orient, et tant que la France exilera ses familles d’immigrés dans de tristes banlieues. [...]
Le texte complet :
Après l’attentat de Nice. Un lieu qui était à tout le monde
Annika Joeres
Die Tageszeitung, 15/07/2016
Après l’attentat de Nice
Chaque attentat conduit à une montée de l’indifférence, à l’acceptation de ce qui est exceptionnel. Insidieusement, l’état d’urgence change la vie.
Tout devait, enfin, revenir à la normale. Enfin nous allions pouvoir, insouciants, faire à nouveau la fête en ville ; enfin les horribles barrières de sécurité, placées devant toutes les mairies et les écoles, allaient être démontées. Enfin nous allions retrouver ce sentiment d’habiter une France familière, et comme tous les ans, nous avions envie de fêter la Révolution française, avec un feu d’artifice, de la musique et beaucoup de rosé.
Mais un tueur vient de terminer sa course folle sur la Promenade des Anglais à Nice, entraînant dans la mort au moins 84 personnes et enterrant du même coup l’espoir d’une vie quotidienne en France qui soit agréable.
Maintenant, comme après les attentats de Paris en novembre dernier, de nouveau règne la peur, de nouveau arrivent les appels des amis et de la famille pour savoir si l’on ne se trouvait pas au mauvais endroit en France. À nouveau les enfants nous regardent, les yeux pleins de questions ; et à nouveau le président François Hollande tente de créer un sentiment de sécurité au moyen d’un état d’urgence, de barrières de sécurité dans les écoles ; une sécurité qui ne peut exister quand un camion suffit pour commettre un attentat.
La cible de l’auteur de l’attentat est pour Nice, dans le Sud de la France, ce que la Porte de Brandebourg est à Berlin ou bien ce que la Tour Eiffel est à Paris : la promenade s’étend sur sept kilomètres le long de la mer, c’est l’emblème de la ville. Pas un habitant du Sud de la France qui n’ait déjà déambulé sur la promenade. Pas un touriste à Nice qui n’ait observé la mer depuis l’asphalte rouge, pas une famille qui n’ait déjà mangé une glace avec ses enfants sous un dattier.
La Promenade des Anglais est un lieu où tous les individus et toutes les nationalités se mêlent.
Avec l’attentat, un lieu a été sali, qui appartenait à tout le monde : aux riches de la Côte d’Azur, qui ingurgitent leurs huîtres dans les restaurants face à la mer ; aux jeunes, qui jouent de la guitare le soir sur la plage et boivent du vin en brique ; et aux touristes qui bronzent sur les galets. C’est un lieu où se mélangent tous les individus et toutes les nationalités : beaucoup plus coloré et mélangé que ne le sont les plages exclusives des villes voisines de Cannes ou Saint-Tropez.
C’est précisément ici que l’auteur de l’attentat a lancé sa course mortelle. Précisément ici et précisément un 14 juillet. Quasiment aucune autre journée ne voit la Promenade des Anglais aussi animée qu’en un jour de fête nationale. Durant plusieurs minutes, le feu d’artifice illumine la promenade le long de la mer, des dizaines de milliers de touristes le contemplent de la Côte d’Azur. Désormais, ce point culminant de l’année est assombri par l’attentat, pour toujours.
La fin d’un été paisible
Mais aussi, l’état d’urgence est de nouveau prolongé pour une durée de trois mois, et par conséquent tous les réglements qui ont été introduits depuis les attentats de novembre dernier à Paris. « Cela n’apporte vraiment rien », c’est ce que disent maintenant les amis, car qui peut arrêter des individus qui ne ressentent manifestement que haine envers la société française ? Pour beaucoup de Français, personne ne peut les arrêter ; et la boulangère refuse de lâcher « un mot » [1], « un seul mot » sur l’attentat, parce qu’elle a envie de retrouver « sa France » et que peut être elle pourra, par le silence, y croire encore.
L’été s’annonçait paisible, ici. Après la réussite de l’Euro 2016, pendant lequel, à l’exception des bagarres de quelques supporters avinés, tout s’était bien passé, le président Hollande avait déclaré hier qu’il mettrait fin à l’état d’urgence. Une amie a appelé juste après cette annonce, tellement était grande la joie de se débarrasser de l’ « état d’urgence ». Car l’état d’urgence a changé notre vie en France, non de manière spectaculaire, mais tout de même, de façon insidieuse. Parce que les triangles rouges s’étalaient partout, et parce que nous ne pouvions plus déposer nos enfants dans la salle de classe à l’école maternelle, obligés de leur dire « au revoir » [1] à la porte d’entrée.
Parce que pendant le Carnaval de Nice, le plus grand du monde après ceux de Rio et Venise, les clowns étaient surveillés par des hommes lourdement armés, parce que des fêtes ont été annulées, et parce que dans les centres commerciaux les sacs à dos étaient fouillés. Et parce que tout à coup, l’association de parents d’élèves de l’école élémentaire ne se battait plus pour les repas bio à la cantine, mais débattait pendant des heures de l’augmentation de la hauteur des clôtures entourant la cour de l’école.
Notre quotidien est rempli de tentatives insensées destinées à contenir le terrorisme, mais le sentiment persiste qu’aucune force spéciale au monde ne pourra nous protéger tant que que nous attiserons les conflits en faisant le plein de carburant en provenance du Proche-Orient, et tant que la France exilera ses familles d’immigrés dans de tristes banlieues.
Poussée du Front national
Cependant, peu nombreux sont ceux qui interrogent les causes profondes. Lors des dernières élections, dans certains quartiers, plus d’une personne sur deux a déjà voté pour le Front national et, selon des sondages récents, Marine Le Pen rallie encore plus de sympathisants. La colère monte, et en même temps s’accroît - et c’est ce qui est surprenant - l’indifférence, oui : l’acceptation de ce qui est exceptionnel. Car les choses ont quand même changé depuis les attentats de Paris, il y a maintenant plus de huit mois. À l’époque, les directeurs d’école, encore sous le coup de la panique, nous disaient de nous placer à l’entrée de l’école, dépassés qu’ils étaient par les nouveaux réglements.
Avant, voisins et amis étaient sidérés que la France puisse être la cible d’attentats. Cette fois, presque tous s’attendaient à ce qui est arrivé. « Cela ne me surprend pas », dit-on maintenant, même si maintenant cela se passe à proximité directe plutôt que dans la capitale, à 900 km de là. Nous nous sommes habitués à vivre en état d’urgence : la vie normale, insouciante, est encore une fois, pour beaucoup de Français - et tout d’abord pour ceux du Sud de la France - une perspective lointaine.
Annika Joeres
[1] En français dans le texte