Extrait de Malaise dans la civilisation de #Cornelius_Cactoriadis (PUF 1971, chap VIII, pp 100-105) :
“L’analogie existant entre le processus de la civilisation et la voie suivie par le développement individuel peut être poussée loin, car on est en droit de soutenir que la communauté elle aussi développe un Surmoi dont l’influence préside à l’évolution culturelle. Ce serait là une tâche bien séduisante pour un connaisseur des civilisations que de poursuivre cette analogie jusque dans ses détails. Je me bornerai à souligner ici quelques points frappants. Le Surmoi d’une époque culturelle donnée a une origine semblable à celle du Surmoi de l’individu ; il se fonde sur l’impression laissée après eux par de grands personnages, des conducteurs, des hommes doués d’une force spirituelle dominatrice chez lesquels l’une des aspirations humaines a trouvé son expression la plus forte et la plus pure, et par cela même aussi la plus exclusive. L’analogie en beaucoup de cas va encore plus loin, car ces personnalités ont été de leur vivant - assez souvent, sinon toujours - bafouées par les autres, maltraitées ou même éliminées de façon cruelle. Leur sort est au fond analogue à celui du père primitif qui, longtemps seulement après avoir été brutalement mis à mort, prenait rang de divinité. La figure de Jésus-Christ est précisément l’exemple le plus saisissant de cet enchaînement commandé par le destin, si au demeurant elle n’appartient pas au mythe qui lui a donné le jour en souvenir confus de ce meurtre primitif. Mais il y a un autre point concordant, c’est que le « Surmoi de la communauté civilisée » , tout comme le Surmoi individuel, émet des exigences idéales sévères, dont la non-observation trouve aussi sa punition dans une « angoisse de la conscience morale ». Et alors il se produit ici un fait bien curieux : les mécanismes psychiques dont il est question nous sont plus familiers, notre esprit les pénètre mieux sous leur aspect collectif que sous leur aspect individuel. Chez l’individu les agressions du Surmoi n’élèvent la voix de façon bruyante, sous forme de reproches, qu’en cas de tension psychique, tandis que les exigences elles-mêmes du Surmoi demeurent à l’arrière-plan et restent souvent inconscientes. Les rend-on conscientes, on constate alors qu’elles coïncident avec les prescriptions du Surmoi collectif contemporain. En ce point les deux mécanismes, celui du développement culturel de la masse et celui du développement propre à l’individu, sont pour ainsi dire régulièrement et intimement accolés l’un à l’autre. C’est pourquoi maintes manifestations et maints caractères du Surmoi peuvent être plus faciles à reconnaître d’après son comportement au sein de la communauté civilisée que de l’individu pris isolément.
Le Surmoi collectif a élaboré ses idéals et posé ses exigences. Parmi ces dernières, celles qui ont trait aux relations des hommes entre eux sont résumées parle terme général d’Éthique. De tout temps, l’on a attaché la plus grande valeur à cette dite éthique, comme si on attendait d’elle qu’elle dût accomplir de grandes choses. Elle s’attaque en effet, il est aisé de s’en rendre compte, au point le plus faible de toute civilisation.
Il convient donc de voir en elle une sorte de tentative thérapeutique, d’effort d’obtenir, à l’aide d’un impératif du Surmoi, ce que jusque-là la civilisation n’avait pu obtenir par le moyen d’autres disciplines. Ici, nous l’avons déjà reconnu, le problème consiste à écarter l’obstacle le plus grand rencontré par la civilisation, à savoir l’agressivité constitutionnelle de l’être humain contre autrui : d’où l’intérêt tout particulier du plus récent des commandements du Surmoi collectif : « Aime ton prochain comme toi-même. » L’étude des névroses, ainsi que leur traitement nous amènent à formuler deux objections au Surmoi de l’individu : par la sévérité de ses ordres et de ses interdictions, il se soucie trop peu du bonheur du Moi, et d’autre part il ne tient pas assez compte des résistances à lui obéir ; de la force des pulsions du soi et des difficultés extérieures. Ainsi sommes-nous très souvent obligés dans un but thérapeutique de lutter contre lui et nous efforçons-nous de rabaisser ses prétentions. Or, nous sommes en droit d’adresser des reproches très analogues au Surmoi collectif touchant ses exigences éthiques. Car lui non plus ne se soucie pas assez de la constitution psychique humaine : il édicte une loi et ne se demande pas s’il est possible à l’homme de la suivre. Il présume bien plutôt que tout ce qu’on lui impose est psychologiquement possible au Moi humain, et que ce Moi jouit d’une autorité illimitée sur son soi. C’est là une erreur ; même chez l’homme prétendu normal, la domination du soi par le Moi ne peut dépasser certaines limites. Exiger davantage, c’est alors provoquer chez l’individu une révolte ou une névrose, ou le rendre malheureux. Le commandement : « Aime ton prochain comme toi-même » est à la fois la mesure de défense la plus forte contre l’agressivité et l’exemple le meilleur des procédés anti-psychologiques du Surmoi collectif. Ce commandement est inapplicable, une inflation aussi grandiose de l’amour ne peut qu’abaisser sa valeur, mais non écarter le péril. La civilisation néglige tout cela, elle se borne à décréter que plus l’obéissance est difficile, plus elle a de mérite. Seulement, celui qui dans l’état actuel de la civilisation se conforme à pareille prescription ne fait qu’agir à son propre désavantage au regard de celui qui se place au-dessus d’elle. Quel obstacle puissant à la civilisation doit être l’agressivité si s’en défendre rend tout aussi malheureux que s’en réclamer ! L’éthique dite naturelle n’a rien ici à nous offrir que la satisfaction narcissique de pouvoir nous estimer meilleurs que les autres. L’éthique, qui s’appuie sur la religion, agite ses promesses d’un au-delà meilleur. Tant que la vertu ne sera pas récompensée ici-bas, l’éthique, j’en suis convaincu, prêchera dans le désert. Il me semble hors de doute aussi qu’un changement réel de l’attitude des hommes à l’égard de la propriété sera ici plus efficace que n’importe quel commandement éthique ; mais cette juste vue des socialistes est troublée et dépouillée de toute valeur pratique par une nouvelle méconnaissance idéaliste de la nature humaine.
L’étude attentive du rôle joué par un Surmoi dans les manifestations du processus culturel me semble devoir promettre a qui veut bien s’y appliquer d’autres clartés encore. Je me hâte de conclure. Pourtant, il m’est difficile d’éviter une question. Si l’évolution de la civilisation présente de telles ressemblances avec celle de l’individu, et que toutes deux usent des mêmes moyens d’action, ne serait-on pas autorisé à porter le diagnostic suivant : la plupart des civilisations ou des époques culturelles - même l’humanité entière peut-être - ne sont-elles pas devenues « névrosées » sous l’influence des efforts de la civilisation même ? On pourrait adjoindre au catalogue psychanalytique de ces névroses des propositions thérapeutiques, prétendant à bon droit offrir un grand intérêt pratique. Je ne saurais dire qu’une pareille tentative d’application de la psychanalyse à la communauté civilisée serait absurde ou condamnée à la stérilité. Mais il faudrait procéder avec beaucoup de prudence, ne pas oublier qu’il s’agit uniquement d’analogies, et qu’enfin non seulement les êtres humains, mais aussi les concepts, ne sauraient être arrachés sans danger de la sphère dans laquelle ils sont nés et se sont développés. Au surplus, le diagnostic des névroses collectives se heurte à une difficulté particulière. Dans le cas de la névrose individuelle, le premier point de repère utile est le contraste marqué entre le malade et son entourage considéré comme « normal ». Pareille toile de fond nous fait défaut dans le cas d’une maladie collective du même genre ; force nous est de la remplacer par quelque autre moyen de comparaison. Quant à l’application thérapeutique de nos connaissances... à quoi servirait donc l’analyse la plus pénétrante de la névrose sociale, puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue ? En dépit de toutes ces difficultés, on peut s’attendre à ce qu’un jour quelqu’un s’enhardisse à entreprendre dans ce sens la pathologie des sociétés civilisées.
Pour différentes raisons, tout jugement de valeur sur la civilisation humaine est bien loin de ma pensée. Je me suis efforcé d’échapper au préjugé proclamant avec enthousiasme que notre civilisation est le bien le plus précieux que nous puissions acquérir et posséder ; et que ses progrès nous élèveront nécessairement à un degré insoupçonné de perfection. Du moins puis-je écouter sans indignation ce critique qui, après avoir considéré les buts poursuivis par la tendance civilisatrice et les moyens dont elle use, se croit obligé de conclure que tous ces efforts n’en valent pas la peine, et ne sauraient aboutir qu’à un état insupportable pour l’individu. Mais il m’est facile d’être impartial, pour la raison que dans ce domaine je sais bien peu de choses. Je n’en sais qu’une seule, en toute certitude, c’est que les jugements de valeur portés par les hommes leur sont indiscutablement inspirés par leurs désirs de bonheur, et qu’ils constituent ainsi une tentative d’étayer d’arguments leurs illusions. Je comprendrais fort bien que quelqu’un s’appliquât à relever le caractère d’impulsion fatale affecté par la civilisation humaine, et fît remarquer par exemple que la tendance à restreindre la vie sexuelle, ou à réaliser l’idéal humanitaire aux dépens de la sélection, répond à des orientations évolutives que rien ne saurait influencer ni détourner de leur voie, et devant lesquelles mieux vaut s’incliner, comme s’il s’agissait de nécessités naturelles. L’objection faite à cette manière de voir m’est bien connue - ces dites tendances, considérées comme irrévocables, n’ont-elles pourtant pas été souvent, au cours de l’histoire humaine, écartées au profit d’autres ? Aussi, n’ai-je pas le courage de m’ériger en prophète devant mes frères ; et je m’incline devant le reproche de n’être à même de leur apporter aucune consolation.
Car c’est bien cela qu’ils désirent tous, les révolutionnaires les plus sauvages non moins passionnément que les plus braves piétistes.
La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? A ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux « puissances célestes », l’Eros éternel, tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel.”