À propos de : Pierre Périer, Des parents invisibles. L’école face à la précarité familiale
▻https://journals.openedition.org/rfp/9371
« Tout se passe comme si, disait déjà l’introduction, la lutte contre les inégalités scolaires passait désormais par un lien renforcé et de proximité avec les parents, au principe d’une coopération que l’école juge “nécessaire” et sans laquelle elle ne peut assumer seule la “réussite” des élèves ou leur intégration » (p. 11). « Impliquer les parents dans l’#école », « coopérer avec les #parents », « partenariat école-familles » : sous diverses appellations, c’est une même idée, difficile à récuser tant elle semble bien intentionnée, respectueuse des parents et aux antipodes de la mise à l’écart des parents qui les a longtemps maintenus de l’autre côté de la « clôture scolaire ». Mais dire aux parents que la réussite de leur enfant dépend d’abord d’eux, c’est aussi les « responsabiliser », c’est-à-dire de fait les rendre (ou les tenir pour) responsables de ses résultats scolaires. Une chose est de veiller à ne pas laisser les parents « sur la touche », de leur dire – comme le font des associations comme ATD Quart Monde – que l’école est aussi leur affaire et qu’ils ont le droit et la capacité de s’y intéresser et de demander des comptes, ou qu’ils peuvent eux aussi, à la mesure de leurs moyens, soutenir leurs enfants ; autre chose est de faire reposer la réussite de ces derniers sur un engagement hors de portée (culturelle, matérielle) des parents en situation de précarité. L’auteur souligne que « tout jugement combinant des éléments objectifs et subjectifs sur l’élève (classement, évaluation, appréciation, sanction, orientation…) risque alors d’atteindre les parents et de mettre en cause, par écho, leurs qualités éducatives » (p. 175). « Plus généralement, ce sont les rencontres entre école et familles, ayant pour objet principal de parler des apprentissages et comportements de l’élève, de ses progrès et difficultés, qui sont susceptibles d’induire un regard et des propos qui concernent l’enfant tout en s’adressant implicitement à ses parents ». D’où l’évitement et le choix de l’invisibilité de la part des parents, qui « se mettent hors de portée du regard et du pouvoir de l’école » (p. 174).
Cette stratégie du retrait est une manière de préserver « la cohésion familiale ou l’affection entre ses membres » (p. 178). Les parents, marginalisés scolairement et impuissants, n’ont plus comme ressource que de faire porter à l’enfant la responsabilité de sa propre scolarité. Pierre Périer a des très belles pages sur « le poids de la solitude scolaire » qui pèse sur l’enfant : la #solitude face à des savoirs qui ne font sens ni pour lui ni pour ses proches, la solitude face à la nécessité (l’injonction) de formuler un projet personnel d’orientation, la solitude devant la négociation des « tensions et contradictions subjectives entre leur vie juvénile et leur condition d’élèves » (p. 202). Non que l’école, en tant qu’institution, ne fasse rien ou que ses personnels s’en désintéressent ; car chefs d’établissement et enseignants peuvent se montrer soucieux d’aide aux apprentissages, comme d’appui à l’élaboration d’un projet ; mais ce qui est fait peut, en dépit des visées parfaitement respectueuses et respectables qui en sont au principe, sous-estimer largement les « pré-requis » des dispositifs institutionnels, mis en place entre autres pour les enfants des milieux précaires mais sûrement plus adaptés, dans leurs attendus, leurs présupposés implicites ou leurs conditions de félicité, aux enfants de milieux plus favorisés. « L’indifférence aux différences », en dépit de ses intentions louables, montre ici ses limites.
« La charge positive donnée à la notion de coopération écarte toute velléité critique alors même que l’analyse des faits dément largement le préjugé favorable dont elle semble bénéficier », écrit l’auteur dans sa conclusion (p. 235). C’est pourquoi on ne peut que souhaiter que ce livre, qui remet en cause ce qui est devenu une des doxa les plus constantes de ces trente dernières années au sein de l’école, soit non seulement lu mais travaillé et approprié dans les sessions de formation de l’encadrement de l’Éducation nationale, comme dans les INSPE. Il s’agirait moins de former cadres et enseignants aux « techniques de communication » avec les parents qu’à l’analyse et la compréhension des positions, des logiques, dans lesquelles sont pris les parents, et en particulier ceux des milieux précaires. Ceux-ci souhaitent la réussite de leurs enfants et vivent souvent dans des conditions qui, en dépit des invitations, des appels ou des injonctions de l’école, rendent très difficile d’y répondre ; ils se sentent démunis pour le faire, et n’ont plus, pour se préserver, que la solution du maintien à distance, faisant d’eux des « parents invisibles ».