• S’exprimer en public, un défi encore plus grand pour les femmes
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    Moins encouragées et moins valorisées que les garçons lorsqu’elles prennent la parole en classe, les filles arrivent dans l’enseignement supérieur avec moins d’aisance à l’oral. Un désavantage qui se ressent ensuite dans le monde professionnel.

    Les femmes, ces jacasseuses, de vraies pipelettes ! Les clichés ont la peau dure. Ils cachent cependant une réalité tout autre, du monde scolaire à l’univers professionnel, mesurée par de multiples études : celle d’un espace sonore public largement dominé par les hommes et de femmes moins encouragées et moins valorisées dans cet exercice depuis le plus jeune âge. Une question aux enjeux multiples, alors que les oraux prennent une place de plus en plus cruciale dans les processus de sélection et d’évaluation, du bac à l’enseignement supérieur.

    « Dès la crèche, on a schématiquement des filles qui demandent la parole et des garçons qui la prennent », explique Isabelle Collet, professeure en sciences de l’éducation à l’université de Genève. A l’école, « divers travaux montrent que les garçons sont ensuite à l’origine d’environ deux tiers des prises de parole en classe ». Si ce phénomène a eu tendance à se corriger au primaire ces dernières années, les études dans le secondaire attestent d’un déséquilibre toujours marqué. En 2015, la chercheuse a mené une enquête au sein de neuf classes suisses, lors de « cours dialogués » dans différentes matières, et observé scrupuleusement les prises de parole des élèves. En moyenne, les garçons sont intervenus 2,3 fois plus que les filles et étaient deux fois plus sollicités par les professeurs. En outre, ils avaient presque trois fois plus d’interventions orales « hors sujet ».
    « Sages et discrètes »

    « Les bébés de sexe féminin sont pourtant plus amenés que leurs homologues masculins à développer une communication verbale. Mais ces capacités langagières précoces ne leur donnent pas accès à la prise de parole en public par la suite. Car le problème n’est pas de parler, mais de s’autoriser à être visible par la parole », analyse Isabelle Collet. On ne les incite pas à cette visibilité, abonde la sociologue Marie Duru-Bellat, chercheuse à l’Institut de recherche en éducation, autrice de La Tyrannie du genre (Presses de Sciences Po, 2017) : « Les filles ont intégré qu’on attend d’elles qu’elles soient sages et discrètes. On leur apprend aussi très tôt à faire attention aux autres, à écouter et à prendre en compte le point de vue des camarades. »

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    • En classe, les garçons, eux, ne vont pas hésiter à occuper l’environnement sonore et à interrompre le professeur. « Ils prennent plus souvent la parole de façon spontanée, d’ailleurs pas toujours en lien avec le cours dispensé », remarque la sociologue. C’est accepté, voire valorisé comme un attribut de virilité. « Il y a dans l’imaginaire collectif l’idée que les garçons sont plus turbulents, qu’ils ont besoin de s’exprimer, et que c’est bien normal. On le tolère, tout comme on les laisse salir leurs habits. Les filles sont, elles, plus vite rabrouées quand elles transgressent les règles », observe-t-elle.

      Alors que les enseignants eux-mêmes ont tendance à interroger moins souvent les filles que les garçons, comme l’ont montré plusieurs études, le contenu des interactions a aussi tendance à différer selon le genre de l’élève. « Les filles sont davantage sollicitées pour rappeler les notions précédentes, une forme d’assistance pédagogique, puis les garçons sont appelés à faire avancer le cours, à créer du neuf », observe Isabelle Collet.

      Les enseignants encouragent aussi davantage ces derniers, soulevait la professeure en sciences de l’éducation Nicole Mosconi, dans son article « Effets et limites de la mixité scolaire » (Travail, genre et sociétés, n° 11, 2004). « Ainsi, les garçons apprennent à l’école à s’exprimer, à s’affirmer, à contester l’autorité, et les filles à être moins valorisées, à prendre moins de place physiquement et intellectuellement, et à supporter, sans protester, la dominance du groupe des garçons, en somme à rester “à leur place” », écrivait-elle.
      Véronique Garrigues, enseignante d’histoire dans un collège classé REP du Tarn, a pris conscience de ce déséquilibre il y a quelques années. « Comme dans la cour de récré, les garçons prennent la place qu’on leur laisse très volontiers, constate-t-elle. Alors, quand au bout de trois réponses, je n’ai entendu que des élèves masculins, je fais en sorte que ce soit ensuite une fille. Mais ce n’est pas parce que je les interroge qu’elles acceptent de répondre. » Le stress est patent : tête baissée, mains tripotant ses affaires, phrases écourtées. « Prendre la parole, c’est s’exposer au regard des autres. Une angoisse pour certaines. »

      « Bastion masculin »

      Parler en public est en effet un exercice qui engage pleinement le corps et l’esprit, et qui demande une bonne dose de confiance en soi. « Or, à l’école comme en réunion, les femmes ont tendance à plus se demander : ce que je pense vaut-il le coup d’être dit ? », pointe Marie Duru-Bellat. Pourtant détentrices de meilleurs résultats scolaires, elles se mettent très jeunes à douter de leurs compétences. Ainsi dès 6 ans, lorsqu’on leur présente un personnage comme « intelligent », les petites filles y associent plutôt le sexe masculin, montre une étude américaine publiée en 2017 dans la revue Science.
      Rien d’étonnant quand on sait que leur expression peut être déjà jugée illégitime seulement quelques mois après la naissance. C’est ce que révèlent des chercheurs de l’Institut des neurosciences Paris-Saclay basé à Saint-Etienne. En 2016, ils ont mesuré la perception des pleurs de bébés : ceux attribués à des filles – d’ailleurs souvent à tort – étaient alors jugés moins justifiés, ne relevant pas d’une véritable souffrance. « A divers niveaux, la société ne cesse de renvoyer aux femmes que leur parole compte moins », souligne Marie Duru-Bellat.

      Le poids des représentations et de l’histoire n’est pas étranger au sentiment d’illégitimité que beaucoup ressentent en la matière. « L’art oratoire est traditionnellement un bastion masculin, observe Christine Bard, spécialiste de l’histoire des femmes. Pendant des siècles, les occasions pour les femmes de prendre la parole dans les lieux publics religieux ou laïcs étaient rares : elles étaient exclues des tribunes et n’ont accédé à l’université que sur le tard. Cet héritage laisse des traces. » Aujourd’hui, les modèles de voix féminines sont encore peu nombreux – ainsi du faible taux d’expertes entendues dans l’audiovisuel (de 38 %, la proportion est tombée à 20 % avec la pandémie de Covid-19, selon le Conseil supérieur de l’audiovisuel).

      « L’oreille qu’on porte sur la parole des femmes a été et reste très cruelle, ajoute Christine Bard. Les travaux montrent que le public écoute moins les femmes et déprécie leur voix, trop perchée, trop aiguë. » Leurs paroles sont vite disqualifiées. « Exposées, elles sont d’abord jugées par le regard, sexualisées avant même d’être entendues. Pour Rousseau, la femme qui parle en dehors de son foyer est d’ailleurs du côté de l’impudeur. » Point trop ne faut d’assurance pour celle qui s’y risque : une étude de Yale publiée en 2012 montre que, alors que les hommes qui parlent abondamment sont perçus comme des leaders de qualité, les femmes qui font de même sont au contraire rejetées par l’audience chargée de les noter.

      Une parole dévalorisée, peu écoutée, souvent coupée… « En classe aussi, les garçons qui veulent tout le temps la parole peuvent se montrer très désagréables contre ceux qui leur volent la scène, surtout les filles, constate Isabelle Collet. Quand elles tentent de le faire et qu’elles ne sont jamais interrogées, comme les garçons parlent spontanément, ou bien moquées, elles finissent par lâcher l’affaire. »

      Quelles conséquences sur leur parcours ? Dans le secondaire, « ce moindre accès à la parole ne pose pas problème aux filles en termes de compétences didactiques », observe-t-elle. Même pour les oraux du baccalauréat, qui sont surtout, dit-elle, une « validation de ces compétences ». Mais cela les prive d’acquérir les techniques sociales de mise en valeur de leurs capacités et de leurs succès nécessaires par la suite. « Dès l’enseignement supérieur, les règles du jeu changent. Il faut promouvoir son travail, se distinguer, se rendre visible. Ce que, incitées à rester en retrait, les filles n’ont pas appris à faire », regrette la chercheuse.

      Des épreuves pénalisantes

      Si bien que « leurs meilleurs résultats ne leur ouvrent pas les portes de certaines filières sélectives et qu’elles rentabilisent moins, à diplôme égal, leur bagage scolaire », écrit-elle. Dans certains oraux de concours notamment, les écoles recherchent de plus en plus ces dernières années « l’expression d’une motivation mais aussi d’une individualité, d’une certaine personnalité. Il y a tout un travail de mise en scène sous-jacent auquel les jeunes femmes adhèrent moins », rappelle la sociologue et spécialiste des concours Annabelle Allouch, qui souligne également l’interférence de « biais de genre » inconscients lors de ces oraux, « même chez des jurys avertis ».

      A l’Ecole nationale d’administration, un rapport interne relevait, en 2012, ce traitement défavorable aux femmes qui, avec un taux de réussite similaire à celui des hommes aux écrits anonymisés, étaient évincées à l’issue du grand oral. En 2020, à l’Ecole normale supérieure, avec la suppression des oraux due à la crise sanitaire, la part d’admises a, là, bondi de 54 % à 67 % dans les filières littéraires. Difficile de démêler l’impact de la disparition de l’oral et celui des conditions de préparation particulières pendant la pandémie – ou encore de l’absence des mécanismes de rééquilibrage qui, à l’oral, viennent favoriser le sexe minoritaire (étudiés par l’économiste du travail Thomas Breda). Mais le résultat a interpellé nombre d’enseignants.

      Emma Bouvier, 21 ans, a bien senti un tournant en entrant à Sciences Po. Alors que participer en classe ne lui posait pas de problème au lycée, cela a changé dans le supérieur, où « la prise de parole prend beaucoup de place, en classe comme en dehors ». En quête de clés, elle s’est renseignée sur l’association d’art oratoire de l’école. « J’avais l’image d’un espace réservé aux hommes, les figures prises pour parler d’éloquence étant quasiment toutes masculines. Puis j’ai vu que la présidente était une femme, cela m’a ouvert une porte. » Depuis, l’étudiante s’investit dans L’Oratrice, un groupe qui promeut l’égalité dans l’éloquence et organise des formations à destination des étudiantes.

      Chez celles qui s’y inscrivent, « ce qui ressort le plus est l’autocensure et une déstabilisation face aux comportements désagréables récurrents, comme se faire couper la parole, décrit-elle. Beaucoup viennent aussi après un premier stage et racontent s’être senties effacées, regrettant de ne pas avoir réussi à s’imposer. On les aide à prendre confiance. » L’enjeu est majeur dans le monde du travail, « où on vous demande de bien faire mais surtout d’aller le faire savoir », souligne Isabelle Collet. Pour Emma Bouvier, même si c’est à pas de souris, on avance toutefois dans la conquête de la prise de parole en public : les deux dernières éditions du prix d’éloquence Philippe-Seguin de Sciences Po ont été remportées par des femmes.

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