Facebook a été pris sur le fait. L’affaire s’est déroulée en Inde il y a moins d’un mois. Le réseau social voulait généreusement offrir aux populations déshéritées un accès « basique » et gratuit à Internet, mais limité à quelques sites Web triés sur le volet : l’encyclopédie Wikipédia, la BBC, le moteur de recherche Bing de Microsoft, et bien sûr Facebook.
Les autres contenus, eux, ne sont pas compris dans ce bouquet « Free Basics ». Le gendarme indien des télécommunications n’a pas apprécié. En février, il a interdit au réseau américain et à tous les fournisseurs d’accès à Internet du pays de pratiquer des tarifs différenciés en fonction des services et contenus offerts sur le Web.
Pourquoi ? Parce que cette pratique bat en brèche l’un des principes cardinaux de l’Internet : sa neutralité. Un opérateur peut offrir des débits différents, mais n’a pas le droit de choisir les contenus. C’est ce que l’on appelle la neutralité du Net. Et pourtant, la violation caractérisée de cette règle d’airain par un acteur majeur du numérique n’a fait que jeter la lumière sur une réalité : la balkanisation de l’Internet est en marche.
Car ce service Free Basics si controversé a déjà été lancé dans trente-cinq pays émergents depuis 2014, en partenariat avec des opérateurs mobile tels que Airtel, MTN ou Digicel, dans le cadre du programme Internet.org. La Zambie, le Ghana ou encore le Malawi n’ont rien trouvé à redire. Le Kenya a même réagi fin février à la décision de l’Inde en déclarant que donner un accès à Internet aux Africains était plus important que de défendre la neutralité du Net ! (...)
Attaques en règles
Mais Facebook n’est pas le seul à en vouloir à l’universalité du Net. Les opérateurs télécoms sont en première ligne dans ce combat. Avec d’autres motivations. Face à l’appétit des géants de la Silicon Valley, qui menacent de les ravaler au rang de simple fournisseur de « tuyaux », à l’instar des sociétés d’eau ou d’électricité, ils veulent proposer des contenus exclusifs afin de fidéliser leurs clients.
Les Orange, Deutsche Telekom, Verizon, Comcast, AT&T et autres SFR se diversifient dans la télévision, la vidéo sur Internet, les portails média ou même la production de films. Les services pour tous laissent progressivement la place à des services spécialisés, des exclusivités ou des contenus premium. Netflix, le service en ligne de films et séries par abonnement, n’a-t-il pas préféré aller sur les box fermées des opérateurs plutôt que d’être proposé sur l’Internet ouvert ?
Face à ces attaques en règles, la résistance tente de s’organiser. Avec neuf autres organisations de défense du Net en Europe, La Quadrature du Net (►https://www.laquadrature.net/fr) , association de citoyens militant pour la neutralité des réseaux, a lancé le site Web RespectMyNet.eu (►https://respectmynet.eu) pour que les internautes dénoncent les comportements abusifs de leurs opérateurs télécoms (blocages, ralentissements, filtrages...). SaveTheInternet.eu (►https://savetheinternet.eu/fr) , un autre site Web, arrive en renfort.
RespectMyNet a recensé quelque 570 problèmes signalés depuis 2011 par des internautes d’une dizaine de pays européens.
D’après La Quadrature du Net (►https://www.laquadrature.net/fr) , l’incident le plus sérieux a eu lieu en France : ce fut le bridage de YouTube constaté par nombre d’abonnés de Free en 2012. Le visionnage des vidéos devenait quasiment impossible. Certains ont soupçonné la mésentente commerciale. L’association de consommateurs UFC-Que choisir avait alors porté plainte auprès du régulateur des télécoms, l’Arcep (▻http://www.arcep.fr) , qui avait finalement classé l’affaire l’année suivante, confirmant une congestion de Free mais pas de discrimination envers YouTube.
« Concurrence déloyale »
Des ralentissements de ce même site de vidéo avaient également été dénoncés par des abonnés de Deutsche Telekom outre-Rhin. Toujours dans l’Hexagone, certains ont aussi signalé le blocage de Spotify sur Free Mobile, tandis que d’autres se sont plaints de restrictions dans l’usage de réseaux « peer-to-peer » [de gré à gré] utilisés pour télécharger de la musique ou des films, lorsque ce n’était pas des blocages de téléphonie sur Internet sur des forfaits Nomad de Bouygues Telecom.
Aux Etats-Unis, le régulateur américain FCC s’interroge sur la multiplication d’offres dites « zero- rating », notamment celles de T-Mobile. L’abonné peut consommer certaines vidéo sans qu’elles soient décomptées dans sa consommation de données. Colère de Youtube, qui ne faisait pas partie de l’offre et s’estimait discriminé... avant de conclure un accord avec l’opérateur.
Jusqu’en octobre 2014 Orange pratiquait de même avec la plate-forme de musique en ligne Deezer, comprise dans certains abonnements mobile, avant d’en faire une option payante. Cette alliance est d’ailleurs toujours dénoncée comme « concurrence déloyale » par le fondateur du site de musique concurrent Qobuz, Yves Riesel. Hormis ce cas, en France, le zero-rating reste encore peu pratiqué.
« A ce jour, l’Autorité de la concurrence n’a pas eu à connaître et n’est pas saisie de telles pratiques mais demeure, naturellement, attentive aux évolutions du marché, indique au Monde Bruno Lasserre, son président. Selon lui, « le débat autour de l’interdiction du ‘zero-rating’consiste à étendre le principe de neutralité des réseaux, qui porte sur la qualité d’acheminement du trafic, en lui adjoignant un principe de neutralité commerciale vis-à-vis du consommateur final ».
Des plaintes d’utilisateurs
Pour l’instant, les opérateurs télécoms et les acteurs du Net pratiquent le zero-rating dans des pays émergents au prétexte de lutter contre la fracture numérique. « Wikipédia Zéro » a ainsi été mis en place dès 2012 pour donner accès gratuitement à la cyberencyclopédie mondiale dans des forfaits mobile-contenus. Free Basics n’est autre que du « Facebook Zéro ». A ce train-là, rien n’empêchera de voir apparaître « YouTube Zéro », « Dailymotion Zéro », « Netflix Zéro », voire « TF1 Zéro »...
« Nous sommes réticents à la sacralisation du zero-rating qui, par définition, pousse les consommateurs de smartphone à s’orienter vers un service – généralement le leader capable de payer le plus – au détriment de ses concurrents, au risque de les faire disparaître », met en garde Antoine Autier, chargé de mission à UFC-Que choisir.
L’association de consommateurs, qui ne cesse de recueillir des plaintes d’utilisateurs sur la qualité dégradée d’Internet, compte sur l’Europe pour instaurer des garde-fous au règlement « Internet ouvert » que les eurodéputés ont adopté le 25 novembre 2015.
Bien qu’il ne soit pas question explicitement dans ce texte de « neutralité de l’Internet », les pays européens sont tenus de mettre en œuvre « au plus tard le 30 avril 2016 » le régime des sanctions applicables en cas de violation de ce principe. « Le règlement européen a instauré une définition générale de la neutralité du Net et permet quelques entorses à ce principe telles que les services gérés. Ces exceptions doivent être clairement encadrées afin qu’elles ne deviennent pas la règle », prévient Antoine Autier.
Intense lobbying à Bruxelles
Or les opérateurs télécoms font, eux, un intense lobbying à Bruxelles pour limiter le plus possible l’Internet pour tous. Ils ont obtenu des eurodéputés de pouvoir proposer des « services spécifiques », des « niveaux de qualité », des contenus « optimisés » et de continuer à faire de la « gestion de trafic ».
Cette dernière doit être « raisonnable » – notion très subjective – et « ne pas être fondée sur des considérations commerciales ». La Quadrature du Net pointe elle aussi l’imprécision du texte. « Le règlement européen est censé éviter cet Internet à deux vitesses. Mais en ne définissant pas assez la neutralité du Net et les services spécialisés autorisés, il y a ce risque qui demeure », s’inquiète Adrienne Charmet-Alix, sa coordinatrice de campagnes.
Si le grand public est exposé aux entorses à la neutralité du Net, les entreprises ne sont pas épargnées. Le 20 janvier, le tribunal de commerce de Paris a ordonné à Free de débloquer les adresses e-mails de clients de la société Buzzee, spécialisée dans la gestion de campagnes d’emailing. « Le juge a réaffirmé que l’accès à un réseau et la transmission de messages par Internet est un droit qui s’impose aux opérateurs télécoms », souligne Christiane Féral-Schuhl, laquelle fut coprésidente à l’Assemblée nationale de la commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique.
L’Autorité de la concurrence a eu, elle, à arbitrer en 2012 en faveur d’Orange un différend avec l’aiguilleur de contenus Cogent, lequel accusait l’ex-France Télécom de limiter le trafic Internet de ses clients – dont MegaUpload à l’époque. « A notre connaissance, il n’y a pas eu depuis d’intervention d’autres autorités de concurrence dans le monde en lien avec la neutralité du Net », assure Bruno Lasser.
Loi « République numérique » en France
La neutralité de l’Internet est un principe fondateur théorisé en 2003 par Tim Wu, un universitaire américain. Il s’agit de traiter de la même manière tous les contenus, sites Web et plates-formes numériques sur le réseau : « Internet n’est pas parfait mais son architecture d’origine tend vers ce but. Sa nature décentralisée et essentiellement neutre est la raison de son succès à la fois économique et social », expliquait-il alors. Treize ans après, ce principe est plus que jamais en péril.
Maintenant, tous les regards se tournent vers l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece (▻http://berec.europa.eu) ) chargé d’élaborer d’ici à fin août des lignes directrices pour mettre en musique le règlement « Internet ouvert ». En France, la loi pour une « République numérique » (▻http://www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl3318.asp) , dont le vote devrait avoir lieu le 3 mai au Sénat, va charger l’Arcep de veiller au respect de la neutralité du Net et au caractère « raisonnable » de certaines exceptions. Une manière de fixer des bornes au développement irrépressible de l’Internet à plusieurs vitesses.