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  • Harry Martinson, la société des vagabonds, Traduit du suédois par Denise & Pierre Naert – Texte revu par Philippe Bouquet, éditions Agone 2004 :

    Les raisons d’arpenter les routes du pays, année après année, se comptaient par milliers.

    L’une des plus belles était les forêts, la forêt.

    Les forêts avaient une façon de se dissimuler derrière elle-mêmes, d’arbres en arbre, de crête en crête, et de ne jamais cesser de promettre quelque chose de caché. Il en émanait une attraction forte et irrésistible, mais impossible d’atteindre ce but car, si on tentait de le faire, il se déplaçait sans cesse, tel un oiseau, d’arbre en arbre en appelant comme un coucou, chantant comme un merle ou jaillissant comme un épervier de marmites rocheuses des marais recouverts de carex. La forêt glissait de sapin en sapin avec le brouillard et les reflets du soleil et exerçait sans trêve une influence fabuleuse sur l’esprit. Les bûcherons essayaient d’échapper à cette fascination en travaillant dur et en s’attaquant au corps même de la forêt sous la forme du troncs et de bois de chauffage. C’étaient les bouchers de arbres. Au moyen de leur hache, ils dépouillaient le sapin du châle de murmures, d’émotions et de sombre promesses de quelques choses de lointain dont il entourait son tronc. Ils dénudaient la forêt. La hache faisait aussi bien tomber la branche qui avait servi d’abri nocturne au coq de bruyère que le rameau qui avait continué le perchoir de l’oiseau chanteur. Un seul coup suffisait à trancher pour toujours la cime qui avait été la tour du haut de laquelle sifflait le merle et le coucou. Ils dépouillaient la forêt de ce qui était, à son tour la forêt de chaque arbre et s’en prenait directement au bois de construction. Pourtant ils n’échappaient pas à l’ensorcellement. Ils n’arrivaient jamais à élaguer et à abattre les espoirs que la forêt avait nourris en eux.

    Et si, enfant, vous marchiez dans la forêt sans but particulier ou simplement pour cueillir des baies ou rechercher des vaches échappées, la forêt tout entière s’avançaient, se refermait autour de vous, resserrait sur vous ses vagues et vous étiez pris, à la fois effrayés et pleins d’attente. La forêt, avec ses alternances constantes de formes et de sonorités, d’ombre et de lumière, persuadait celui qui s’y promenait d’espérer sans cesse autre chose, elle l’incitait à sa façon ténébreuse à forger de nouveaux pressentiment, l’un derrière l’autre sans fin. Et il en allait de même de la grande route qui traversait un bois ; elle empruntait les traits de la forêt qui l’entourait et n’était pas avare de promesses. Elle disait : « suis-moi au-delà du tournant là-bas, où se trouvent ces grands sapins. » Et quand on y parvenait, elle vous promettait de nouveau que vous alliez voir ce que vous alliez voir, après le prochain virage et ainsi de suite. Nombreux étaient les jeunes garçons qui étaient devenus chemineaux de cette manière, parce qu’ils étaient liés au serpent de la route par leurs espérances, coude après coude, lieue après lieue.

    C’est pour cela que les vagabonds convaincus ne s’arrêtent pas plus que nécessaire dans les agglomérations. Quand ils ont mendié leur morceau de pain, ils se remettent en route pour que le chemin reprenne sa place en eux comme un ruban d’espoir se déroulant dans leur esprit et dans leur âme et sans lequel ils ne peuvent vivre. Ils ne se sentent en sécurité que lorsque le chemin s’étale de nouveau devant eux, toujours aussi prometteur et menteur. Ils foulent cette voie qui leur apporte la paix au cours de leur marche, pas à pas sous leur pieds, tandis que que la vision de la route les pénètre d’espoir, non sous la forme de promesses successives cernées de vide, mais comme un ruban infini de promesses coulant en eux pendant toute leur vie. Le chemin devient un fleuve de promesses qui s’engouffre par leurs yeux et ressort par leurs talons, un fleuve de promesses qui est son propre but : l’accomplissement de soi-même. La seule condition pour qu’il en soit ainsi est de marcher indéfiniment