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  • Les #anti_Lumières, une tradition du XVIIIe siècle à la Guerre Froide

    Dans les précédents numéros d’ @anarchosyndicalisme , j’ai pu lire des présentations et analyses tout à fait intéressantes relatives au courant des Lumières, mais aucune d’elle ne s’est arrêtée sur le courant opposé, celui des anti-Lumières. Or, il me semble intéressant de décrire ce courant, nommé par Nietzche, et je me propose de le faire ici à partir de l’étude documentée et soigneuse de Zeev Sternhell dans « Les anti-Lumières, une tradition du 18ème siècle à la guerre froide » (2006). Ce livre, volumineux et précis, présente les contours et les principaux acteurs d’un courant idéologique qui, selon lui, a eu une importance capitale dans la vie des idées.

    Démarrant avec Vico (un auteur italien) qui critique le rationalisme en 1725 dans son ouvrage « La science nouvelle » , le courant anti-Lumières se poursuit avec des auteurs aussi variés que Burke et Carlyle, Meinecke, Maistre, Renan ou Sorel.

    Comme c’est le cas pour les auteurs des Lumières, il n’y a pas d’unité idéologique entre ces auteurs, mais plutôt un fond commun de pensée qui se base sur plusieurs présupposés et positions : refus du rationalisme et des droits naturels, mise en avant de la valeur des préjugés, inégalité fondamentale des hommes entre eux, caractère nocif de la démocratie et enfin, nationalisme. Ces positions ne se trouvent pas toutes chez tous les auteurs, mais elles tissent une tradition qui est cohérente et qui a fortement influencé tant les débats d’idées que l’histoire des XVIIIe, XIXe et XXe siècles.

    Les anti-Lumières affirment tout d’abord la valeur des traditions et s’insurgent contre leur remise en causes par la philosophie des Lumières. Ainsi, pour Burke, il faut critiquer la Révolution Française parce qu’elle a remis en cause, non pas l’ordre existant, mais bien le meilleur ordre possible ! D’après lui, l’ordre de l’ancien régime, basé sur les traditions et la chrétienté, est celui qui permet à la société de fonctionner au mieux. Le Moyen-âge est idéalisé, et les valeurs telles que l’héroïsme mises en avant. Quant à la Révolution Française elle n’aurait été que le résultat d’un processus de décadence. La raison et l’universalisme sont considérés comme des abstractions nivellatrices qui font perdre aux hommes leur singularité.

    Ce corpus théorique ne sert pas une antimodernité, nous dit Zeev Sternhell, mais est bien à l’origine d’une autre modernité, parallèle à celle issue des lumières et qui a vocation à la supplanter. A une époque où l’idée de nation n’est pas encore formée complètement, les anti-lumières en font une notion transcendante, vivante et organique. Vico, repris par Herder et ses héritiers, considère que

    « la marche des affaires humaines est conditionnée non par le hasard ou par des choix arbitraires, mais par leur contexte historique et social. [...] Mais ce qui gouverne en dernière analyse la vie des hommes, que ce soit en famille ou dans le cadre de l’Etat, c’est la providence [...] » (1).

    C’est alors que Manneicke crée l’historicisme : l’historien doit examiner les faits sans émettre de jugement de valeur, dans un complet relativisme et en évitant la systématisation. Le rejet de l’universalisme par ce courant entraîne le fait que chaque nation et chaque époque doit être étudiée indépendamment, en cherchant la cause immédiate de chaque fait. C’est après cette élaboration intellectuelle que Herder produit le concept de « destin » , appliqué à la nation. Celle-ci est unique, et doit être étudiée comme telle. Pour les anti-Lumières l’universalisme et le rationalisme empêchent d’atteindre les particularismes qui expliquent l’histoire de chaque groupe humain.

    Zeev Sternhell s’emploie à démontrer que les anti-lumières sont dans une lutte extrêmement violente contre la raison et son corollaire, les droits naturels. Selon Herder et Burke, la raison ne peut saisir les particularités de l’histoire d’une nation. Pour ce faire, il faut faire appel à l’empathie et à l’intuition, au sentiment. Soit le contraire de l’analyse et de l’abstraction.

    « [...] Les émotions, l’inconscient, les sentiments, l’intuition et finalement la foi remplacent l’intellect. [...] Pour Herder, le doute, le scepticisme, la philosophie, les abstractions, la pensée éclairée tuent les forces vitales dans les hommes » (1).

    Cet appel constant aux forces émotionnelles et religieuses a pour conséquence l’affirmation de la dangerosité du concept de droits naturels. En effet, pour les anti-Lumières, la raison n’ayant aucune capacité à saisir l’être humain dans son essence, elle ne peut être efficiente dans la détermination des règles de droits dirigeant les communautés. La seule cause première acceptable est donc par voie de conséquence « la toute puissance du créateur » (1). Les anti-lumières considèrent donc que la dissolution de l’ordre existant, rendu possible par la Révolution Française, est inacceptable et constitue une véritable abomination.

    Pour eux, en plus de la Providence, la société doit être bâtie sur des préjugés. Loin de les condamner comme le font les Lumières, les anti-Lumières leur reconnaissent une valeur de premier plan. Selon Taine, chaque génération n’est que

    « la gérante temporaire et la dépositaire responsable d’un patrimoine précieux et glorieux qu’elle a reçu de la précédente, à charge de la transmettre à la suivante. ».

    Dans toute société, on retrouve « un résidu de justice, reliquat petit mais précieux que la tradition conserve. » . Voilà ce que sont les préjugés : une règle de bon sens, transmise de génération en génération, qui fait sens car elle intègre en elle des siècles d’expérience. « Le préjugé est une raison qui s’ignore » (Taine). C’est aussi une raison collective. Toujours pour Taine, il est le fondement de la civilisation, qui permet de sortir de l’état sauvage. Il y a donc une dépendance et une subordination de l’individu à la société, car celui-ci doit se soumettre à la tradition. La société, elle, est une « fondation à perpétuité » , que chaque génération se doit de laisser intacte. Et la société comprend « les structures du pouvoir, le régime, les institutions et en dernière analyse la nation. » (1). L’Etat et les préjugés sont une forme de « garde-fou » , qui empêchent l’individu de redevenir un sauvage. Dans ce contexte, il ne saurait être question de liberté. La société et sa conservation priment sur tout. La démocratie est aussi à rejeter, étant contraire à « l’ordre de la nature » (Burke). Quant à l’égalité, elle est une uniformité et un appel au pluralisme, donc forcément destructrice de l’ordre existant et de la société que l’on doit protéger.

    C’est sur cette base qu’Herder modernise la notion de nationalisme. Pour les auteurs des Lumières, la nation n’est qu’une collection d’individus réunis par la raison, par leurs intérêts et par la défense de leurs droits. Herder, au contraire, en fait une communauté culturelle, ethnique et linguistique. La nation est une individualité inaccessible à la raison, pour les motifs exposés plus haut. Si l’on suit Ziev Sternhell, il est évident que le nationalisme est une conséquence directe et inévitable de la lutte contre les idées des Lumières et de la création de cette nouvelle modernité qui en découle. Ce cadre implique que la nation est considérée comme un être vivant et une totalité. Celle-ci s’exprime « de la manière la plus parfaite » (Z.S.) dans la langue.

    « La question se pose donc : si chaque langue constitue le réservoir de pensée propre à une nation, la pensée peut-elle encore avoir une signification et une vocation universelle ? » (1).

    Pour les anti-Lumières, la réponse est évidemment non. S’ils tentent de déclarer toutes les nations égales entre elles, très vite, dans leurs écrits, la nation à laquelle ils appartiennent se voit attribuer un rôle supérieur, un destin (souvent de guide des autres nations).

    S’ajoute à cette modernisation de la notion de nation, la théorisation du « déclin » , notamment par Spengler. Celui-ci considère que l’histoire est faite d’une variété de cultures grandioses, qui ont chacune « une croissance et une vieillesse » . Ces cultures sont biologisées par l’emploi de qualificatifs végétaux, et de comparaisons à des arbres et des fleurs. Les cultures se succèdent sans se prolonger, et sont l’émanation d’une certaine « âme » selon l’interprétation de Spengler par Sternhell. Spengler fustige le cosmopolitisme et le sens froid des réalités qui ont entraîné la mort de l’empire Romain, et qui entraîneront la mort de toutes civilisations. Cette mort passera par une phase d’impérialisme, « symbole typique de la fin » . Pour la civilisation occidentale, le déclin est marqué par l’émergence de la raison, qui « arrache l’homme à son enracinement dans les forces du sang et du sol » (1). Il pense aussi que chaque civilisation passe par un moment de « Lumière » au début de sa décadence. L’époque de Spengler marque aussi la disparition de la foi chrétienne comme support qui empêche l’idéologie anti-Lumière de sombrer dans le nihilisme. Spengler, Croce et Sorel sont les principaux représentants de cette chute dans le nihilisme qui aboutira au culte de la mort ( « Viva la muerte » ) et du sacrifice dans les années 30. La suite, nous la connaissons. C’est le développement des idées fascistes, dont la genèse est très bien démontrée dans les autres ouvrages de Zeev Sternhell : Maurice Barrès et le nationalisme français - la droite révolutionnaire - Ni droite ni gauche et enfin la naissance de l’idéologie fasciste.

    C’est un travail considérable qu’a effectué Zeev Sternhell. Il permet de battre en brèche certaines idées reçus sur les idéologies d’extrême-droite. Non, celles-ci ne sont pas incohérentes, ou bien folles. Elles sont cohérentes avec une tradition intellectuelle vieille de trois siècles qu’on aurait tort d’ignorer. Bien évidemment, tous les héritiers des anti-Lumières ne sont pas des fascistes. Mais la cohérence de cette pensée trouve son accomplissement dans les divers mouvements fascistes. Pour ceux-ci, au christianisme a été substitué un socialisme anti-marxiste, vitaliste et moral, qui a pour vocation d’unir les classes dans l’intérêt de la Nation, devenue remplaçante du prolétariat dans l’imaginaire révolutionnaire des fascistes.

    Un aspect peu abordé dans « Les anti-Lumières… » , mais développé dans ses autres ouvrages, est la place prépondérante de l’antisémitisme dans l’expression de l’idéologie des anti-Lumières. Les nationalistes français ont remarqué que l’antisémitisme était un facteur profond d’unification des milieux populaires, et ils l’ont donc rénové pour en faire un outil politique puissant. Pour eux, les « Juifs » sont des cosmopolites trafiquants d’argent, qui détruisent les nations de l’intérieur. Cet antisémitisme se développe de concert avec un racisme plus général mais virulent. Par exemple, pour Taine, une civilisation n’est que le résultat de ces « trois forces primordiales : la race, le milieu et le moment » . Ce qui lierait les hommes entre eux, c’est avant tout la « communauté de sang et d’esprit » . Les Juifs sont, dans cette idéologie, des corrupteurs des races avec lesquelles ils sont en contact. Ils sont les propagateurs du rationalisme, et donc du déclin des civilisations.

    Sternhell nous offre un imposant outil critique de cette modernité alternative, dont on a vu les conséquences dans le fascisme, mais dont on mesure aussi l’influence aujourd’hui auprès de toutes les idéologies postmodernes, promotrices d’un relativisme culturel généralisé et d’un antirationalisme violent. Les multiples passerelles qui se créent depuis des années entre les mouvements postmodernes et les mouvements réactionnaires, voire fascistes, ne sont pas seulement le fait d’un calcul stratégique. Ils résultent aussi d’une proximité idéologique radicale sur des bases nationalistes, différencialistes et antiscientifiques. C’est pourquoi les militants identitaires de « gauche » , tels que ceux PIR et ses avatars ont une dette intellectuelle immense vis-à-vis de penseurs européens profondément racistes (2).

    (1) : Citations de Zeev Sternhell.

    (2) : Voir par exemple « L’islamophobie, une invention du colonialisme français » , @Anarchosyndicalisme !, n°149 http://www.cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article810

    Article d’@Anarchosyndicalisme ! n°152 déc 2016 - Janv 2017
    http://www.cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article844

    • Les anti-Lumières sont un mélange des plus gros réactionnaires de droite et de gauche. Sur Seenthis on en trouve quelques-uns (de gauche) qui, comble de l’ironie accusent les autres d’être similaire à l’extrême droite. @mad_meg @apichat @unagi . Ils ne réagissent pas à ce genre de post. On peux se rassurer en pensant qu’ils n’ont aucune influence dans la société.

    • Je ne suis pas anti lumière. Je dit juste que ces vieux hommes blancs ne disent rien qui me soit utile en 2016 et les militant·e·s racisé·e·s disent la même chose.

      La pensée des « lumières » je l’ai appris à l’école. C’est une des grands fierté nationale, celle du « pays des droits de l’homme » et c’est le discours dominant.
      Ces philosophes jouissent d’une adulation dévote chez les républicains et toute sorte de nationalistes gaulois. Je ne voie pas trop à quoi ca sert de les défendre alors qu’ils ne sont pas attaqués, qu’on dit juste qu’ils sont de leur époque, une époque qui n’est pas la notre et ce qu’ils disent n’est pas interessant aujourd’hui pour nous (nous les féministes et antiracistes contemporain·ne·s).

      Il y a d’autres choses qui ont été dites depuis les lumières alors pourquoi vous vous cabré sur ces monuments nationaux. C’est quoi le rapport entre l’anarchisme et les lumières ? C’est quoi le discours anarchosyndicaliste des lumières ? En tout cas niveau féminisme et niveau antiracisme le discours des lumières ne va pas assez loin, il est aujourd’hui sans utilité pour les personnes en lutte sur ces causes.