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    « Concept-propriété » : un dernier texte d’Albert Jacquard
    19 septembre 2013

    Albert Jacquard a été de tous les combats pour le droit au logement. A la fin de sa vie, bien que très affaibli, il nous avait donné ce texte, pour la postface de la Note Copernic-DAL contre le logement cher. Il n’a as eu le temps d’y mettre la dernière main, mais le texte demeure.

    « CONCEPT-PROPRIÉTÉ »

    Par définition, la propriété est le droit exclusif d’utiliser un bien. S’approprier, c’est donc exclure. « Ceci m’appartient » signifie « Ceci ne t’appartient pas ».

    Le besoin de manifester un tel droit exclusif s’observe chez les animaux, lorsqu’ils marquent leur territoire. Chacun, par ce moyen, prolonge l’objet qu’est son corps en lui annexant un ensemble d’entités qui ne font pas réellement partie de ce corps, mais qui participent à la définition de son domaine. Au contact des biens qui lui appartiennent, sur lesquels il a apposé sa marque, chaque vivant se ressent, lui qui est si vulnérable, comme recouvert d’une cuirasse protectrice.

    Pour l’être humain, plus que pour tout autre animal, ce comportement est exacerbé par une caractéristique qui lui est propre : la pensée de l’avenir submerge, chez lui, la conscience du présent ; chaque jour est consacré à la préparation du suivant, ce qui génère une angoisse permanente. Il ne peut retrouver un peu de stabilité, de sérénité, qu’en créant des liens entre sa personne provisoire et des objets durables ; l’appropriation est la manifestation de ce besoin.

    Il n’est donc pas étonnant que la plupart des constitutions fassent figurer le droit de propriété dans la liste des Droits de l’Homme. Il s’agit d’assurer la stabilité du cadre au sein duquel se construisent les personnes. Initialement, la propriété évoquée par ce droit était celle de biens utiles à la vie quotidienne ou au maintien de la cohésion sociale. Le champs de l’appropriation s’est progressivement élargi et s’est éloigné de ce qui le légitimait. De nombreuses sociétés ont complété le droit d’usage par le droit de transmission sous la forme de l’héritage ; l’appropriation a ainsi été étendue au-delà de la succession des générations. Mené à son terme, ce processus ne peut aboutir, dans un univers limité, qu’à un blocage généralisé par épuisement des biens encore disponibles.

    Mais surtout, le droit « d’user » est devenu le « droit d’abuser », et même le droit de détruire. L’exclusion, qui est le prolongement logique de l’appropriation, est alors définitive, irrémédiable.

    Dans de multiples cas, le simple usage d’un bien entraîne sa destruction. « User » n’a donc pas le même sens pour un terrain que l’on occupe ou un outil dont on se sert que pour une nourriture que l’on consomme ou un carburant que l’on brûle.

    Dans un monde où les ressources seraient illimitées dans l’espace et dans le temps, ou tout au moins rapidement renouvelables, la destruction n’aurait que des inconvénients provisoires. Elle peut, par contre, être une catastrophe pour l’ensemble de la collectivité dans un monde tel que le nôtre, caractérisé par sa finitude. Elle est alors un acte irréversible, qui appauvrit définitivement la collectivité. S’approprier un bien non renouvelable pour le détruire est donc un acte pire qu’un vol, c’est un crime contre les humains à venir.

    La prise de conscience des limites de la planète impose donc une limitation rigoureuse du droit de propriété dans tous les domaines. Un équilibre doit être défini et imposé entre ce qui est nécessaire à l’épanouissement de nos contemporains et les besoins des humains à venir. A coté de la propriété individuelle et de la propriété collective doit être introduit le concept de propriété de l’espèce. Il doit concerner aussi bien les richesses créées dans toutes les civilisations par le développement des cultures que celles offertes spontanément par la nature.

    Ce concept a d’ailleurs été déjà introduit à propos des œuvres d’art ; la cathédrale d’Amiens ou le temple de Borobudur appartiennent définitivement à tous les hommes ; le portrait du docteur Gachet par Van Gogh a été acheté, paraît-il, par un riche japonais, mais celui-ci s’est vu refusé le droit de faire incinérer ce tableau avec son cadavre. Ces monuments, ces chefs-d’œuvre, appartiennent à tous les humains pour qui ils sont des sources d’émerveillement et de fierté. Ils ne peuvent participer aux transactions qui agitent les « marchés » ; pour eux la notion de valeur est hors sujet.

    Il est encore temps d’étendre, au nom des Droits de l’Homme, cette protection de la richesse de tous.

    Albert Jacquard

    #Albert_Jacquard
    #Concept-propriété