#Jean-Pierre_Delboulbe est un paysan boulanger. À la tête de la société Louboulbil, ce patron a une vision de l’entreprise bien à lui. Ici pas question de PIB mais de BIB, bonheur intérieur brut…
Une semaine de travail de 4 jours, un salaire mensuel entre 2000 et 3000 euros, incluant des primes et des bénéfices partagés, et surtout entre 7 et 13 semaines de congés payés. Bienvenue dans l’entreprise Louboulbil ! Une société « déplafonnée », anarchiste et solidaire.
Pour comprendre ce fonctionnement atypique, il faut s’intéresser à son fondateur : Jean-Pierre Delboulbe. Âgé de 54 ans aujourd’hui, le gérant est issu d’une famille d’agriculteurs installée à Castelsagrat au nord du Tarn-et-Garonne. « Nous avions une ferme en polyculture. On faisait du blé, de l’orge, du maïs, un peu de melon aussi. On avait des poules et des vaches. On faisait même du tabac, je me souviens qu’on le faisait sécher ici », raconte-t-il en pointant du doigt un espace qui fait partie aujourd’hui du fournil.
Une première carrière dans une grande entreprise en région parisienne
Pour autant, le quinquagénaire n’a pas immédiatement pris le chemin pour être agriculteur. « Nos parents nous avaient dit qu’on pourrait toujours être agriculteur mais qu’avant on devait faire des études », révèle-t-il. Le jeune homme suit alors des études scientifiques. Elles le conduisent à faire math sup, math spé et l’École nationale supérieure de chimie de Paris. Un cursus « royal », songe-t-il à ce moment-là.
Embauché dans une grande société, il se conforme à ce que ses études ont fait de lui. Mais ce carcan lui pèse et l’oppresse. « Je pense que j’étais trop sensible pour ce genre de modèle. Le monde de l’entreprise m’a fait ressentir comme une grande baffe. Je me sentais mal, confie-t-il. Il n’y avait pas de place à la compétence, on subissait la tyrannie des diplômes et il y avait toujours quelqu’un au-dessus de vous avec un diplôme plus important. Avec du recul, ça me fait penser à aujourd’hui, aux gens qui à 45 ans font des burn-out, décident de changer de boulot et de remettre du sens à ce qu’ils font. Moi j’ai fait un refus de ce monde capitaliste », détaille-t-il.
À 28 ans, il quitte donc la capitale et rentre dans le giron familial. « Mes parents m’ont toujours soutenu sans poser de questions », souligne-t-il, reconnaissant. À 28 ans, il se lance dans une activité surprenante pour son cursus : « J’ai fait des gâteaux et je suis allé les vendre au marché », révèle-t-il.
Plusieurs années pour trouver sa voie
Cette activité ne lui permet pourtant pas d’en vivre et il a des difficultés à gérer les stocks et la logistique. « Pour la fête des mères, il manquait toujours des gâteaux et d’autre fois je revenais avec tous mes gâteaux », se souvient-il. Aussi quand son cousin lui suggère de faire du pain, l’entrepreneur se lance. Il achète un pétrin, moud la farine à partir du blé qu’il sème et devient boulanger. L’activité prend petit à petit, tant et si bien que le Castelsagratois se met à embaucher des salariés. Si les débuts sont difficiles, la clientèle, qu’il séduit sur les marchés, se fait de plus en plus nombreuse. Aujourd’hui, Louboulbil est présent sur une vingtaine de marchés situés autour de ses locaux. Et il n’est pas rare de voir les clients faire la queue afin de pouvoir acheter un des nombreux pains proposés par les boulangers.
Mais attention, chez Louboulbil pas question de venir avec un CV et faire étalage de ses diplômes. Le patron veut des personnes motivées. « C’est une entreprise déplafonnée », aime-t-il expliquer. Comprendre « sans plafond de verre ». « J’ai cassé à coups de masse tous les plafonds que je pouvais pour donner envie aux salariés de s’impliquer. D’ailleurs parmi les 30 salariés, il y en pas ou peu qui ont des diplômes. Pourtant, on n’arrête de pas de progresser, je suis même obligé de contenir notre croissance car pour l’instant on n’a pas envie de se développer trop. Ça voudrait dire qu’il faudrait acheter un quatrième four, et ça, c’est beaucoup de boulot pour moi car je les achète aux enchères, je les démonte et je les remonte, donne-t-il pour exemple. Et puis se développer pour quoi faire ? », se demande-t-il.
Un patron au service de ses salariés
La réussite de Louboulbil, c’est en grande partie à ses salariés qu’il la doit, estime-t-il. « Je vois la société comme une pyramide inversée. Les clients ce sont eux les patrons, puis il y a les salariés et en dessous, le patron, qui est là pour aider les employés à faire fonctionner l’entreprise. Je suis à leur service. De temps en temps, je leur laisse ma main pour signer des documents, s’amuse-t-il à donner comme image. J’ai déjà embauché de personnes que je n’ai jamais rencontrées. Ce sont chacun des services qui me disent qui et quand il faut embaucher. Ils font les entretiens et me disent ensuite à qui je dois faire un contrat », explique-t-il.
Et ça marche aussi dans l’autre sens. Si quelqu’un ne fait pas l’affaire, on lui laisse un peu plus de temps que dans une entreprise traditionnelle pour changer ce qui ne va pas, mais s’il ne fait rien, et que l’équipe le décide, on met un terme à son contrat", précise-t-il.
Louboulbil, c’est donc une entreprise « anarchique mais pas dans le sens où on nous l’apprend à l’école. Ça ne veut pas dire sans ordre, mais sans hiérarchie, insiste-t-il. Ils se gèrent tous seuls ».
Concrètement comment est-ce possible ?
Louboulbil est une société d’intérêt collectif agricole. Il y a d’une part un salaire qui est défini pour les employés, auquel s’ajoutent différentes primes. Certains des employés sont aussi agriculteurs et contribuent à faire tourner la société en apportant du blé. Ce dernier est ensuite moulu au moulin de Montricoux et servira à faire la farine des différents pains. Certaines primes sont ainsi versées en fonction du tonnage de blé apporté par chacun d’eux, ce qui explique que tous les salaires ne sont pas identiques.
« On a reversé aussi une prime Macron dès qu’on a pu. Certains à temps plein ont touché le maximum 6000 euros, et les temps partiels ont eu au prorata de cette somme », donne pour exemple le patron.
« Si on ne partageait pas ce qu’on gagnait avec les salariés, ils dépenseraient leur énergie contre le patron, leurs collègues…, imagine le boulanger. Là, on récupère le maximum d’énergie des salariés pour faire avancer l’entreprise », se félicite l’entrepreneur.
Ici pas de PIB mais du BIB, bonheur intérieur brut
Mais surtout ce que donne l’entreprise à chacun de ses salariés c’est du temps. « La boulangerie c’est un métier difficile, on commence tôt, on travaille les samedis, les dimanches, il faut aussi que les personnes puissent passer du temps avec leur famille », insiste Jean-Pierre Delboulbe. C’est ce qui lui permet au boulanger de parler de BIB, le bonheur intérieur brut, explique-t-il en désignant un document où est répertorié le nombre de semaines de congé pris par chacun des salariés.
Ce sont eux aussi qui décident du nombre de semaines de congé qu’ils souhaitent. « En fonction de leur besoin, ils définissent le nombre de congés qu’ils prennent et quand ils les prennent. Ils gèrent aussi leur temps, je ne sais même pas à quelle heure ils arrivent », explique-t-il en prenant un grand calendrier accroché au mur. « Ah bah les vendeuses ont déjà calé leurs congés jusqu’à noël », découvre-t-il.
Une grande liberté
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Louboulbil : une boulangerie paysanne anarchiste et solidaire
Economie, Entreprise, Castelsagrat
Publié le 25/02/2023 à 16:03 , mis à jour le 04/11/2024 à 17:12
Émilie Lauria
l’essentiel Jean-Pierre Delboulbe est un paysan boulanger. À la tête de la société Louboulbil, ce patron a une vision de l’entreprise bien à lui. Ici pas question de PIB mais de BIB, bonheur intérieur brut…
Une semaine de travail de 4 jours, un salaire mensuel entre 2000 et 3000 euros, incluant des primes et des bénéfices partagés, et surtout entre 7 et 13 semaines de congés payés. Bienvenue dans l’entreprise Louboulbil ! Une société « déplafonnée », anarchiste et solidaire.
Pour comprendre ce fonctionnement atypique, il faut s’intéresser à son fondateur : Jean-Pierre Delboulbe. Âgé de 54 ans aujourd’hui, le gérant est issu d’une famille d’agriculteurs installée à Castelsagrat au nord du Tarn-et-Garonne. « Nous avions une ferme en polyculture. On faisait du blé, de l’orge, du maïs, un peu de melon aussi. On avait des poules et des vaches. On faisait même du tabac, je me souviens qu’on le faisait sécher ici », raconte-t-il en pointant du doigt un espace qui fait partie aujourd’hui du fournil.
Une première carrière dans une grande entreprise en région parisienne
Pour autant, le quinquagénaire n’a pas immédiatement pris le chemin pour être agriculteur. « Nos parents nous avaient dit qu’on pourrait toujours être agriculteur mais qu’avant on devait faire des études », révèle-t-il. Le jeune homme suit alors des études scientifiques. Elles le conduisent à faire math sup, math spé et l’École nationale supérieure de chimie de Paris. Un cursus « royal », songe-t-il à ce moment-là.
Embauché dans une grande société, il se conforme à ce que ses études ont fait de lui. Mais ce carcan lui pèse et l’oppresse. « Je pense que j’étais trop sensible pour ce genre de modèle. Le monde de l’entreprise m’a fait ressentir comme une grande baffe. Je me sentais mal, confie-t-il. Il n’y avait pas de place à la compétence, on subissait la tyrannie des diplômes et il y avait toujours quelqu’un au-dessus de vous avec un diplôme plus important. Avec du recul, ça me fait penser à aujourd’hui, aux gens qui à 45 ans font des burn-out, décident de changer de boulot et de remettre du sens à ce qu’ils font. Moi j’ai fait un refus de ce monde capitaliste », détaille-t-il.
À 28 ans, il quitte donc la capitale et rentre dans le giron familial. « Mes parents m’ont toujours soutenu sans poser de questions », souligne-t-il, reconnaissant. À 28 ans, il se lance dans une activité surprenante pour son cursus : « J’ai fait des gâteaux et je suis allé les vendre au marché », révèle-t-il.
Plusieurs années pour trouver sa voie
Cette activité ne lui permet pourtant pas d’en vivre et il a des difficultés à gérer les stocks et la logistique. « Pour la fête des mères, il manquait toujours des gâteaux et d’autre fois je revenais avec tous mes gâteaux », se souvient-il. Aussi quand son cousin lui suggère de faire du pain, l’entrepreneur se lance. Il achète un pétrin, moud la farine à partir du blé qu’il sème et devient boulanger. L’activité prend petit à petit, tant et si bien que le Castelsagratois se met à embaucher des salariés. Si les débuts sont difficiles, la clientèle, qu’il séduit sur les marchés, se fait de plus en plus nombreuse. Aujourd’hui, Louboulbil est présent sur une vingtaine de marchés situés autour de ses locaux. Et il n’est pas rare de voir les clients faire la queue afin de pouvoir acheter un des nombreux pains proposés par les boulangers.
Carlos, mécanicien qui entretient les fours et les véhicules de la société, et Sébastien, un des 5 boulangers de Louboulbil.
Carlos, mécanicien qui entretient les fours et les véhicules de la société, et Sébastien, un des 5 boulangers de Louboulbil. Louboulbil
Mais attention, chez Louboulbil pas question de venir avec un CV et faire étalage de ses diplômes. Le patron veut des personnes motivées. « C’est une entreprise déplafonnée », aime-t-il expliquer. Comprendre « sans plafond de verre ». « J’ai cassé à coups de masse tous les plafonds que je pouvais pour donner envie aux salariés de s’impliquer. D’ailleurs parmi les 30 salariés, il y en pas ou peu qui ont des diplômes. Pourtant, on n’arrête de pas de progresser, je suis même obligé de contenir notre croissance car pour l’instant on n’a pas envie de se développer trop. Ça voudrait dire qu’il faudrait acheter un quatrième four, et ça, c’est beaucoup de boulot pour moi car je les achète aux enchères, je les démonte et je les remonte, donne-t-il pour exemple. Et puis se développer pour quoi faire ? », se demande-t-il.
Un patron au service de ses salariés
La réussite de Louboulbil, c’est en grande partie à ses salariés qu’il la doit, estime-t-il. « Je vois la société comme une pyramide inversée. Les clients ce sont eux les patrons, puis il y a les salariés et en dessous, le patron, qui est là pour aider les employés à faire fonctionner l’entreprise. Je suis à leur service. De temps en temps, je leur laisse ma main pour signer des documents, s’amuse-t-il à donner comme image. J’ai déjà embauché de personnes que je n’ai jamais rencontrées. Ce sont chacun des services qui me disent qui et quand il faut embaucher. Ils font les entretiens et me disent ensuite à qui je dois faire un contrat », explique-t-il.
Et ça marche aussi dans l’autre sens. Si quelqu’un ne fait pas l’affaire, on lui laisse un peu plus de temps que dans une entreprise traditionnelle pour changer ce qui ne va pas, mais s’il ne fait rien, et que l’équipe le décide, on met un terme à son contrat", précise-t-il.
Louboulbil, c’est donc une entreprise « anarchique mais pas dans le sens où on nous l’apprend à l’école. Ça ne veut pas dire sans ordre, mais sans hiérarchie, insiste-t-il. Ils se gèrent tous seuls ».
Concrètement comment est-ce possible ?
Louboulbil est une société d’intérêt collectif agricole. Il y a d’une part un salaire qui est défini pour les employés, auquel s’ajoutent différentes primes. Certains des employés sont aussi agriculteurs et contribuent à faire tourner la société en apportant du blé. Ce dernier est ensuite moulu au moulin de Montricoux et servira à faire la farine des différents pains. Certaines primes sont ainsi versées en fonction du tonnage de blé apporté par chacun d’eux, ce qui explique que tous les salaires ne sont pas identiques.
« On a reversé aussi une prime Macron dès qu’on a pu. Certains à temps plein ont touché le maximum 6000 euros, et les temps partiels ont eu au prorata de cette somme », donne pour exemple le patron.
« Si on ne partageait pas ce qu’on gagnait avec les salariés, ils dépenseraient leur énergie contre le patron, leurs collègues…, imagine le boulanger. Là, on récupère le maximum d’énergie des salariés pour faire avancer l’entreprise », se félicite l’entrepreneur.
Ici pas de PIB mais du BIB, bonheur intérieur brut
Mais surtout ce que donne l’entreprise à chacun de ses salariés c’est du temps. « La boulangerie c’est un métier difficile, on commence tôt, on travaille les samedis, les dimanches, il faut aussi que les personnes puissent passer du temps avec leur famille », insiste Jean-Pierre Delboulbe. C’est ce qui lui permet au boulanger de parler de BIB, le bonheur intérieur brut, explique-t-il en désignant un document où est répertorié le nombre de semaines de congé pris par chacun des salariés.
Ce sont eux aussi qui décident du nombre de semaines de congé qu’ils souhaitent. « En fonction de leur besoin, ils définissent le nombre de congés qu’ils prennent et quand ils les prennent. Ils gèrent aussi leur temps, je ne sais même pas à quelle heure ils arrivent », explique-t-il en prenant un grand calendrier accroché au mur. « Ah bah les vendeuses ont déjà calé leurs congés jusqu’à noël », découvre-t-il.
Une grande liberté
Anne-Charlotte, assistante de direction.
Anne-Charlotte, assistante de direction. DDM - DDM HAZEM ALATRASH
« On est indépendant. On fait ce qu’on veut quand on veut », confirme Danielle, une des salariées. On sait ce qu’on a à faire et quand on doit le faire". Anne-Charlotte, l’assistante de direction a le même discours. « On a une grande autonomie. Jean-Pierre n’est pas présent comme un chef d’entreprise, tout le monde se gère ». Pour la jeune femme, la semaine de quatre jours et les nombreux jours de congé sont des atouts indéniables pour chacun des membres de l’entreprise.
« Je travaille 4 jours par semaine, j’ai un très bon salaire, des primes, un intéressement, bien sûr que c’est un très bon principe », se réjouit Nathalie une des 21 vendeuses. Alors bien sûr on travaille les week-ends, mais c’est comme ça, balaie-t-elle. Ce que j’aime beaucoup, c’est que le patron n’est jamais là, plaisante-t-elle, il ne nous surveille pas, on est en pleine autonomie", conclut-elle.