• Préface à Sandrine Ricci : Avant de tuer les femmes vous devez les violer
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    Avec cet ouvrage, Sandrine Ricci a entrepris une grande première en langue française : étudier le génocide – ici le génocide des Tutsi en 1994 – dans une perspective féministe . Mais étudier ce génocide de ce point de vue, c’est remettre en cause les présupposés qui informent toutes les études sur les génocides, et le génocide en général ; et qui informent aussi les présupposés sur les violences contre les femmes commises dans toutes les guerres.
    Car oui, la guerre est « genrée », comme la paix.
    En fait, ces violences ne sont pas ignorées des études sur les guerres, sur la guerre : elles sont là, mentionnées, mais comme des conséquences de la nature humaine, qui aurait deux formes, la masculine et la féminine. La première serait naturellement violente, et la deuxième naturellement soumise. Donc, les hommes vont violer en temps de guerre : violer quand c’est possible fait partie de leur nature, et la guerre constitue une de ces possibilités. Et c’est là que résident les limites de toutes ces études sur le viol qui mentionnent le viol des femmes, ennemies ou non, comme une espèce de dommage collatéral, mais inévitable.
    Ricci, elle, regarde à travers la longue-vue des analyses féministes des violences sexuelles, et plus largement encore des violences sexuées (dirigées contre des femmes parce qu’elles sont des femmes), elle voit le viol comme exprimant, mais aussi produisant l’infériorité des femmes.
    Pour Ricci, « ces violences reflètent des rapports sociaux qui n’apparaissent pas et ne disparaissent pas avec les guerres ». Plus de « nature humaine » pour justifier la domination des hommes sur les femmes, mais des rapports sociaux, et par « rapports sociaux », on n’entend pas prendre l’apéritif avec les voisins mais une construction entièrement sociale des catégories « hommes » et « femmes ». Le fait, qui existe aujourd’hui dans toutes les sociétés connues, que le groupe « hommes » domine le groupe « femmes » n’est pas dû – bien qu’on essaie de nous en persuader – à des « causes naturelles ».
    Avant d’en venir à la partie consacrée à l’analyse des violences que lui ont racontées des rescapées, elle brosse le tableau de ce génocide, de ses prémisses. Ce génocide massif – 900 000 personnes tuées en trois mois – elle en retrace la genèse. Car loin d’être une explosion spontanée, un retour de flamme du « tribalisme », l’expression de la nature finalement sauvage et cruelle des habitants de l’Afrique subsaharienne, le grand génocide a été précédé de plusieurs « petits », et par une persécution toujours accrue de la population Tutsi au cours des dix années précédant avril 1994.
    Au Rwanda, le génocide a été annoncé et préparé par des vexations, des injures, des menaces et des meurtres, et par une propagande gagnant sans cesse en intensité, qui présentait les Tutsi comme des « étrangers », mieux comme des « cafards » rongeant la nation rwandaise, la vraie, censée être constituée des « premiers arrivants », les Hutu.
    Mais comment dans ce pays, des gens qui vivaient sur le même territoire, dans les mêmes villages, qui se mariaient entre eux, ont-ils et elles pu être considéré·es et traité·es comme des factions ennemies l’une de l’autre ? Comment a-t-on pu faire croire à une partie, appelée Hutu, qu’une autre partie du peuple, appelée Tutsi, la menaçait, au point qu’elle devait être exterminée ?
    Cela ne s’est pas fait en un jour, ni en une semaine, ni en un an, ni même en dix. Cette division idéologique de la population prend ses racines dans l’occupation et la colonisation belges à la fin du19e siècle. En pleine période de classification raciale. Des ethnologues belges prétendent que les premiers occupants du Rwanda étaient des Bantous, agriculteurs, et que plus tard, sont venus des Hamites du Nord, plus grands, plus « européens » de traits, et pasteurs.
    Après l’indépendance du Rwanda (1962), la mention « Hutu » ou « Tutsi » devient obligatoire sur les cartes d’identité. La graine semée par les colonisateurs mûrit en un système de pensée et d’action fondé sur la racialisation. Ce système est prêt pour ce à quoi il était destiné : son utilisation à des fins politiques. Cette racialisation, on la voit à l’oeuvre partout, pas seulement au Rwanda : en Europe, en Amérique, en Afrique. Elle s’accompagne souvent d’une confessionnalisation : ainsi en Centrafrique s’entre-tuent aujourd’hui des Chrétiens et des Musulmans qui vivaient auparavant ensemble.
    Mais là aussi, comme le montre bien Sandrine Ricci, la racialisation, elle-même destinée à la hiérarchisation, et le dénigrement des « mauvaises races », sont genrés : les femmes tutsi sont plus diabolisées que les hommes. Elles sont belles, elles sont fourbes, elles provoquent la perte des hommes hutu qu’elles prennent dans leurs filets. Portrait classique de l’infâme séductrice. Et petit à petit la haine se construit, s’exprime dans une défiance généralisée vis-à-vis des Tutsi, puis par des assassinats, puis par des « petits » massacres, répétition du grand massacre qui sera, lui, soigneusement organisé, avec des listes de gens à tuer, village par village.
    On estime qu’environ 500 000 femmes ont été violées. La plupart ont été tuées ensuite. Mais d’abord violées. Quelques-unes, dont certaines ont été violées, ont échappé à la mort. C’est parmi ces « rescapées », soit au Rwanda, soit au Québec où elles se sont réfugiées, que Ricci a conduit des entretiens. Des 26 femmes interviewées, cinq ont « admis » avoir subi elles-mêmes des violences sexuelles.
    La lecture du chapitre qui relate ces entretiens est particulièrement éprouvante. Ce que ces femmes ont enduré est au-delà de l’imagination. Elles ont eu faim et soif, bien sûr. Elles ont du vivre en sachant que leur mari, leurs enfants, leurs parents, n’existaient plus. De plus, souvent leurs bourreaux exécutaient leurs maris, leurs frères, leurs mères, leurs pères, et jusqu’à leurs enfants, devant elles : elles les ont vu·es coupé·es en morceaux, jeté·es vivant·es dans les latrines. Elles ont vu aussi d’autres femmes torturées à mort d’une façon spéciale, d’une façon réservée aux femmes. Non seulement des pénis mais toutes sortes d’objets, jusqu’à des branches d’arbres, étaient introduits dans leurs vagins. Les bourreaux avaient une obsession pour la « matrice » des femmes tutsi, qui, prétendaient-ils, n’était pas la même que celle des femmes hutu. Ils voulaient la voir et pour ce faire, l’extirpaient à coups d’épée du corps de ces femmes encore en vie.
    Certaines des survivantes ont été violées par des dizaines, parfois des centaines d’hommes ; certains préféraient qu’elles meurent à petit feu du SIDA qu’ils leur avaient transmis volontairement. Et surtout, surtout, elles vivaient dans la terreur, pensant à chaque minute que cette minute était peut-être la dernière.
    Or aujourd’hui, le gouvernement rwandais table sur la « réconciliation ». Des reportages occidentaux prétendent même montrer un Rwanda totalement « pacifié » où ex-victimes et ex-bourreaux vivraient côte ą côte dans l’oubli et le pardon. Celles qui vivent au Québec, et qui sont encore en train de batailler contre leurs cauchemars, souvent avec l’aide de spécialistes du syndrome de stress post-traumatique, ne retourneront pas au Rwanda. Mais celles qui y sont restées ? Celles avec qui Ricci a pu parler vivent en réalité dans la peur. Car beaucoup de bourreaux ont été relâchés. Ils sont revenus au village, après des procès souvent bâclés. Et souvent aussi, ils les narguent, leur font comprendre qu’à leurs yeux, « le travail n’a pas été terminé ». Pour elles, la réconciliation, c’est une vie incertaine, dans des maisons qui ne ferment pas, et où la nuit tout peut arriver.
    Ricci montre que le terme de « viol de guerre » renvoie à une vision naturaliste des hommes, qui seraient poussés par des frustrations et par leurs « pulsions ». Le terme de « viol arme de guerre » n’est pas acceptable non plus, car il se concentre sur les hommes, qui seraient « démoralisés » par le viol de leurs femmes. Certes. Mais là encore les femmes ne sont vues que comme des instruments au service d’une bataille entre hommes. Ce qu’elles souffrent, elles, leur propre démoralisation, leur propre vie, n’est pas pris en compte.
    Au lieu d’isoler le « viol de guerre », il faut au contraire le replacer dans la série mondiale des viols, et plus largement encore, dans la série des agressions sexuées – dues au sexe (ou genre) de l’agressée – et qui ne sont pas forcément sexuelles. Il est nécessaire de prendre en compte, et d’abord d’admettre qu’il existe, sous toutes les latitudes, un trait commun hélas à toutes les cultures connues aujourd’hui : la haine des femmes – la haine que les dominants éprouvent pour les dominé·es. Car les dominants, contrairement à ce qu’on pourrait croire, haïssent beaucoup plus leurs victimes que l’inverse. Ainsi, la haine des hommes est-elle interdite, et les femmes, y compris les féministes, craignent toujours d’en être accusées, et multiplient les preuves que non, elles ne détestent pas les hommes, tandis que ceux-ci peuvent, y compris publiquement, exprimer leur haine des femmes en toute liberté.
    Enfin, c’est le grand mérite de ce livre que de faire le lien entre le calvaire d’une femme précise, qu’elle soit tutsi, française ou québécoise, et toute la gamme des violences subie par la partie « femmes » de la population mondiale ; « psychologiques », et physiques, tout un continuum de violences leur enjoint de rester à leur place subalterne ; les oblige à un nombre incroyable de stratégies de protection ; et les fait vivre dans une peur diffuse mais constante, que le déni du danger, ou de la peur elle-même, ne suffit pas à dissiper.

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