• Quelle #hospitalité est encore possible aujourd’hui ?

    À partir de quelques traits saillants de la définition de l’hospitalité, une analyse des pratiques d’hospitalité à l’épreuve du contexte politique actuel.

    Il existe plusieurs manières de définir l’hospitalité et l’une d’elles consiste à y voir un rapport positif à l’étranger. Autant dire un contre-courant radical des tendances du moment. L’action des gouvernements récents relèvent davantage d’une police des populations exilées, érigée en #politique mais qui précisément n’a rien de politique. Il s’agit d’une gestion, souvent violente et toujours anti-migratoire, des personnes, pour reprendre une idée empruntée à Étienne Tassin.

    Certes il existe une opposition à cette #gestion, mais elle ne forme pas un ensemble homogène. Elle est au contraire traversée de tensions et de conflits qui trouvent leurs racines dans des conceptions, moyens et temporalités différentes. Ce champ conflictuel met régulièrement en scène, pour les opposer, le milieu militant et les collectivités territoriales, pourtant rares à être volontaires pour entreprendre des #politiques_d’accueil*.

    L’#inconditionnalité de l’#accueil et la #réciprocité dans l’hospitalité sont deux piliers de ces pratiques. Elles nous aident à comprendre certaines tensions et certains écueils. Prenons-les pour guides dans une analyse des pratiques actuelles dites d’hospitalité, qu’elles soient privées ou institutionnelles.

    Inconditionnalité

    L’hospitalité se définit notamment par son inconditionnalité. Elle prévoit donc d’accueillir toute personne, quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne et quelle que soit la raison de sa présence.

    Il est d’ailleurs intéressant de voir combien, dans la diversité des traditions d’hospitalité, cette question de l’origine de la personne accueillie est très différemment traitée. Certaines traditions interdisent simplement de questionner l’étranger·e accueilli·e sur qui ielle est et d’où ielle vient ; d’autres au contraire le prévoient, sans que cela conditionne ou détermine les modalités de l’hospitalité. Dans ce cas-là, il s’agit plutôt d’une pratique d’ordre protocolaire.

    Aujourd’hui, l’équivalent de cette question porte, outre le pays d’origine, sur le statut administratif de la personne accueillie, c’est-à-dire sur la légalité ou non de son séjour sur le territoire. Le pays d’origine nourrit un certain nombre de préjugés que peuvent refléter les offres d’hospitalité privée quand les volontaires à l’accueil expriment une préférence en matière de nationalité. Ces #préjugés sont très largement nourris par la médiatisation comme le révèlent les contextes de 2015 au plus fort de l’exil des Syrien·nes ou plus récemment à la fin de l’été 2021 après la prise de pouvoir par les Talibans à Kaboul. La médiatisation des crises façonne la perception des personnes en besoin d’hospitalité au point parfois de déterminer l’offre. Le #statut_administratif conditionne de façon plus significative l’accueil et il peut devenir un critère ; autant du côté des collectifs citoyens d’accueil que des institutions dont les moyens financiers sont généralement conditionnés par le profil du public bénéficiaire et la régularité du statut.

    Qui organise aujourd’hui un accueil inconditionnel ?

    Une enquête récente (dont quelques résultats sont publiés dans cet article : https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2021-3-page-65.htm) montre que les institutions et les collectivités territoriales rencontrent des contraintes qui entravent la mise en œuvre d’un accueil inconditionnel : la #catégorisation des publics destinataires distingués bien souvent par leur statut administratif et les territoires d’intervention en font partie. Les #collectifs_citoyens étudiés dans cette enquête réussissent à mettre ces contraintes à distance. Il faut préciser qu’à leur création, tous ne s’inscrivent pas dans un choix clair et conscient pour l’accueil inconditionnel mais c’est la pratique et ce qu’elle leur permet de comprendre du traitement administratif des populations exilées qui produit cet effet de mise à distance des contraintes. Le lien personnel créé par l’accueil explique également qu’il se poursuit au-delà des limites dans lesquelles le collectif s’est créé (statut administratif ; temporalité). Plusieurs collectifs montrent qu’un accueil inconditionnel a été effectivement mis en pratique, non sans débat, gestion de désaccords et disputes parfois, et grâce aux moyens à la disposition du collectif, à la capacité d’invention de ses membres et à l’indignation générée par le traitement administratif et politique des personnes et de la migration en général.

    Réciprocité

    « L’hospitalité, quoique asymétrique, rime avec réciprocité » (Anne Gotman)

    La réciprocité est un autre des éléments constitutifs fondamentaux de l’hospitalité. Comme le souligne #Anne_Gotman (Le sens de l’hospitalité), l’hospitalité pour s’exercer doit résoudre la contradiction entre la nécessaire réciprocité et l’#asymétrie évidente de la situation entre un besoin et une possibilité d’offre. Et c’est le décalage dans le temps qui permet cela : la réciprocité est mise en œuvre par la promesse d’accueil. On accueille inconditionnellement parce que tout le monde a besoin de savoir qu’ielle pourra être accueilli·e, sans faille, lorqu’ielle en aura besoin. Si l’on admet de considérer l’hospitalité comme une pratique de #don, la réciprocité est le #contre-don différé dans le temps.

    Cette interdépendance tient à un contexte où les circulations humaines et les voyages dépendaient de l’hospitalité sans laquelle il était impossible de trouver à se loger et se nourrir. Il s’agissait bien souvent d’un enjeu de survie dans des environnements hostiles. Si chacun·e a besoin de pouvoir compter sur l’hospitalité, chacun·e accueille. Aujourd’hui pourtant, la répartition des richesses et des pouvoirs au niveau global fait que ceux et celles qui voyagent n’ont plus besoin de l’hospitalité parce que cette fonction est devenue marchande et les voyageurs achètent l’« hospitalité » dont ielles ont besoin ; ce qui alors lui retire toute valeur d’hospitalité. Cette réalité crée une asymétrie, abyssale en réalité. Elle tire ses origines des fondations du capitalisme qui a construit l’Europe comme centre global et a posé les bases de la puissance et de la modernité occidentales.

    Aujourd’hui et dans le contexte français, cette asymétrie se retrouve dans une distribution de positions : celles et ceux qui sont les acteurs et actrices de l’hospitalité ne s’inscrivent plus dans ce système d’interdépendance dans lequel se situait l’hospitalité, ou se situe encore dans d’autres régions du monde. Ielles accueillent pour d’autres raisons. La #rencontre est souvent évoquée dans les enquêtes ethnographiques parmi les motivations principales des personnes engagées dans l’accueil des personnes venues chercher un refuge. Pourtant les personnes accueillies ne sont pas forcément dans cette démarche. Au contraire, parfois, elles se révèlent même fuyantes, renfermées par besoin de se protéger quand elles ont été abîmées par le voyage. Cette soif de rencontre qui anime les personnes offrant leur hospitalité n’est pas toujours partagée.

    Dans ce contexte, nous comprenons que l’hospitalité telle qu’elle est mise en œuvre aujourd’hui autour de nous, et du fait de l’asymétrie des positions, pose une relation d’#aide. Or celle-ci est elle-même fortement asymétrique car elle peut se révéler prolonger et reproduire, dans une autre modalité, la relation de #domination. La #relation_d’aide est dominante quand elle ne conscientise pas l’asymétrie justement des positions et des moyens des personnes qu’elle met en jeu. Elle sortira de cet écueil de prolonger la domination en trouvant une place pour la réciprocité. C’est #Paulo_Freire qui nous a appris que l’#aide_authentique est celle qui permet à toutes les personnes impliquées de s’aider mutuellement. Cela permet que l’acte d’aider ne se transforme pas en domination de celle ou celui qui aide sur celle ou celui aidé·e.

    Pour éviter de rejouer une relation de domination, l’hospitalité qu’elle soit privée ou institutionnelle doit trouver ou créer un espace pour l’#aide_mutuelle. Dans les pratiques actuelles de l’hospitalité, les situations d’asymétrie sont nombreuses.

    Les deux parties réunies autour la pratique de l’accueil ne disposent pas d’une répartition égale de l’information sur chacune. En effet, les personnes accueillies disposent généralement de très peu, voire pas du tout, d’information sur les personnes qui les accueillent. Alors que les hébergeur·ses connaissent les nom, prénom, date de naissance et pays d’origine, et parfois des détails du parcours de la personne qu’ielles accueillent. Cette asymétrie de connaissance organise bien différemment la rencontre, en fonction du côté duquel on se trouve. Sans information, ce sont les représentations déjà construites qui s’imposent et plusieurs personnes accueillies témoignent de la peur qu’elles ont à l’arrivée, à la première rencontre, une peur du mauvais traitement qui peu à peu cède la place à l’étonnement face à la générosité, parfois à l’abnégation, des personnes accueillantes. On comprend qu’il contraste fortement avec les représentations premières.

    Une autre asymétrie, créant une forte dépendance, repose sur le fait de posséder un #espace_intime, un #foyer. Les personnes accueillies n’en ont plus ; elles l’ont perdu. Et aucun autre ne leur est offert dans cette configuration. En étant accueilli·es, ielles ne peuvent se projeter à long terme dans un espace intime où ielles peuvent déposer leur bagage en sécurité, inviter des ami·es, offrir l’hospitalité. L’#hébergement est généralement, au moins au début, pensé comme #temporaire. Ielles n’ont pas la maîtrise de leur habitat d’une manière générale et plus particulièrement quand des heures d’entrée et de sortie de l’habitation sont fixées, quand ielles ne disposent pas des clés, quand ielles ne sont pas autorisé·es à rester seul·es.

    Enfin cette relation dissymétrique s’exprime également dans les #attentes perçues par les personnes accueillies et qui sont ressenties comme pesantes. Le récit de soi fait partie de ces attentes implicites. Les personnes accueillies parlent de peur de décevoir leurs hôtes. Ielles perçoivent l’accueil qui leur est fait comme très fragile et craignent de retourner à la rue à tout moment. Cette #précarité rend par ailleurs impossible d’évoquer des choses mal comprises ou qui ne se passent pas bien, et ainsi d’éluder des malentendus, de s’ajuster mutuellement.

    Cette asymétrie finalement dessine les contours d’une relation unilatérale de l’accueil [peut-on encore parler d’hospitalité ?]. Les personnes et les entités (les institutions qu’elles soient publiques – collectivités territoriales – ou privées – associations) qui organisent une offre d’hospitalité, ne laissant pas de place à la réciprocité. Cela signifie que cette offre produit de la #dépendance et une grande incertitude : on peut en bénéficier quand l’offre existe mais on est dépendant de son existence. Par exemple, certains dispositifs publics ont des saisonnalité ; ils ouvrent, ils ferment. De même que l’hospitalité privée peut prendre fin : les collectifs citoyens peuvent se trouver à bout de ressources et ne plus pouvoir accueillir. Ou de manière moins absolue : les règles de l’accueil, dans le cas de l’hébergement en famille, sont fixées unilatéralement par les personnes qui accueillent : les heures d’arrivée et de retour ; les conditions de la présence dans le foyer etc. Cette asymétrie nous semble renforcée dans le cas de l’hospitalité institutionnelle où l’apparition du lien personnel qui peut produire de la réciprocité par le fait de se rendre mutuellement des services par exemple, a plus de mal à trouver une place.

    On le voit, il est nécessaire d’imaginer la forme et les modalités que pourraient prendre la réciprocité dans le cadre de l’hospitalité institutionnelle où elle ne peut surgir naturellement, mais également s’assurer qu’elle trouve un espace dans les initiatives citoyennes.

    Michel Agier voit dans le #récit_de_soi, livré par les personnes accueillies, une pratique de la réciprocité. L’accueil trouvé auprès d’une famille ou d’un foyer par une personne venue chercher un refuge en Europe ce serait le don. L’histoire de son exil racontée à ses hôtes serait le contre-don. Pourtant une analyse différente peut être faite : dans ces circonstances, le récit entendu par les hôtes relève d’une injonction supplémentaire adressée aux personnes venues chercher un refuge. Qu’elle soit implicite ou ouvertement exprimée, cette injonction structure la relation de domination qu’ielles trouvent à leur arrivée. C’est pourquoi le #récit ne peut représenter cette réciprocité nécessaire à l’instauration de l’égalité.

    La place de la réciprocité et l’égalité dans les relations qui se nouent autour des actes d’hospitalité se jouent à n’en pas douter autour des représentations de personnes auxquelles ces pratiques s’adressent : les discours dominants, qu’ils soient médiatiques ou politiques, construisent les personnes venues chercher un refuge comme des #victimes. S’il serait injuste de ne pas les voir comme telles, en revanche, ce serait une #instrumentalisation de ne les voir que par ce prisme-là. Ce sont avant tout des personnes autonomes et non des victimes à assister. L’#autonomie respective des protagonistes de l’acte d’hospitalité ouvre l’espace pour la réciprocité.

    #Politisation

    Le 21 décembre 1996, au Théâtre des Amandiers de Nanterre où avait été organisée une soirée de soutien à la lutte des « sans papiers », #Jacques_Derrida s’émeut de l’invention de l’expression « #délit_d’hospitalité » et appelle à la #désobéissance_civile. Suite à l’adoption d’une loi qui prévoit un tel délit et des sanctions jusqu’à l’emprisonnement, le philosophe invite à défier le gouvernement en jugeant librement de l’hospitalité que nous voulons apporter aux personnes irrégularisées. Avec cet appel, il transforme une opposition binaire qui mettait face à face dans ce conflit l’État et des immigré·es, en un triangle avec l’intervention des citoyens. Il appelle à la politisation de l’hospitalité.

    De son côté, Anne Gotman reconnaît le sens politique de la sphère privée quand elle devient refuge. Cette politisation s’exprime également par la mutation du geste d’hospitalité initial qui est action #humanitaire et d’#urgence à la fin de l’été 2015, quand les citoyen·nes ouvrent leur maison, offrent un lit et un repas chaud. En réalité, ielles créent les conditions d’un accueil que l’État se refusent à endosser dans l’objectif de dégrader les conditions de vie des personnes venues chercher un refuge pour les décourager. L’action citoyenne est de ce point de vue une #opposition ou une #résistance. Cette #dimension_politique devient consciente quand les citoyen·nes côtoient le quotidien des personnes en recherche de refuge et découvrent le traitement administratif qu’ils et elles reçoivent. Cette découverte crée une réaction d’#indignation et pose les bases d’actes de résistance conscients, de l’ordre de la #désobéissance.

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    * Ceci dit, l’association des villes et territoires accueillants, l’ANVITA, a vu récemment le nombre de ses adhérents considérablement augmenter : en novembre 2021, elle compte 52 membres-villes et 46 membres élu·es.

    –-> Intervention présentée à la semaine de l’Hospitalité, organisée entre le 13 et le 23 octobre par la métropole du Grand Lyon

    Références :

    – « Philosophie /et/ politique de la migration », Étienne Tassin, éditions Raison publique, 2017/1 n°21, p197-215

    – Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil à l’autre, Anne Gotman, PUF 2001

    – Lettres à la Guinée-Bissau sur l’alphabétisation : une expérience en cours de réalisation, Paulo Freire, Maspero, 1978

    – Hospitalité en France : Mobilités intimes et politiques, Bibliothèque des frontières, Babels, Le passager clandestin, 2019, coordonné par Michel Agier, Marjorie Gerbier-Aublanc et Evangéline Masson Diaz

    – « Quand j’ai entendu l’expression “délit d’hospitalité”… », Jacques Derrida, Intervention retranscrite, 21/12/1996 au Théâtre des Amandiers ; http://www.gisti.org/spip.php?article3736

    https://blogs.mediapart.fr/modop/blog/221121/quelle-hospitalite-est-encore-possible-aujourd-hui

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  • La Tête haute, au cœur de la vallée de #la_Roya

    C’est l’histoire d’une vallée magnifique, paisible, en bordure de l’Italie. Et puis un jour, surgit l’inattendu. Des dizaines, bientôt des centaines de migrants, font irruption sur la route, sur les chemins. Une fois retombés les feux de l’actualité, que reste-t-il de cette aventure extraordinaire qui voit l’engagement des uns, les doutes des autres, la désobéissance civile des plus motivés, la sourde hostilité des silencieux ? Oui, qu’en reste-t-il ? C’est là que commence ce film.


    http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/55120_1
    #film #documentaire #frontière #Roya #frontière_sud-alpine #asile #migrations #réfugiés #Alpes #don #contre-don #ça_nous_est_tombé_dessus #résistance #solidarité #misère #responsabilité #colonisation #Vintimille #France #Italie #Roya_citoyenne #marche #marche_solidaire #solidarité #Cédric_Herrou #justice #humanitaire #action_politique #incertitude #délit_de_solidarité #montagne

    #mémoriel #plaque_commémorative #morts #mourir_aux_frontières #décès :
    https://seenthis.net/messages/786000)

    • Quelques citations tirées du film...

      Chamberlain, réfugié :

      « Je dis à certaines personnes qui s’intéresse à savoir mon parcours : ’Si tu trouves cela pathétique, moi ça me vexe, parce que c’est ça qui m’a construit, c’est tout ça qui fait de moi ce que je suis’. »

    • René Dahon, habitant de la vallée:

      « Ma famille pendant la guerre a été déportée, parce qu’ici c’était une #ligne_de_front : derrière c’était l’Italie et sur #Sospel c’était la ligne de front français. Entre les deux, en 1943-45, ça a été une espèce de couloir, un no man’s land. #Saorge a été dans ce couloir. Et ma famille a été déportée en Italie. Donc, moi l’idée de la solidarité, je l’ai tout connement connue sur un truc de rien du tout. Ma grand-mère m’a dit ’Quand on a marché de Saorge à Turin à pied, quand on a traversé certains villages du Piémont, il y a des gens qui ont ouvert leurs portes et qui ont donné quelque chose. Et moi j’ai ça d’idée de la solidarité. Moi j’ai l’idée que dans la vallée derrière, c’était des solidaires »

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      Toujours René Dahon:

      « ça fait 40 ans que je suis dans l’associatif. Je me bagarre dans plein de domaines, mais on voulait bien que je sois gauchiste et que je défende le train ou la poste et les écoles, ça pose pas de problèmes, mais défendre du Black, c’est ça le problème. C’est drôle ! Alors qu’ils en ont jamais vu à Tendre. TEndre n’a jamais été envahi par les Noirs »

    • Suzel PRIO :

      "La Roya terre d’accueil, la Roya solidaire c’est vraiment un cliché. Ça plait beaucoup ça, mais c’est beaucoup plus complexe que ça. Il y a aussi tous ces réflexes de #peur, des gens ici qui ne sont pas contents qu’on voit la Roya comme ça, qu’elle soit célèbre avec ces valeurs-là. Au début, il y avait des gens qui étaient vraiment sur l’humanitaire. Donc ce débat entre politique ou humanitaire, on l’a eu à plusieurs reprises. Certaines personnes souhaitant au début qu’on fasse que de l’#humanitaire et petit à petit d’autres personnes qui souhaitaient qu’on fasse que du #politique. Cela voulait dire, je ne sais pas... arrêter d’acheter des couvertures, arrêter de faire à manger et ne faire que des communiqués et des soirées... Au final, notre positionnement a été arrêté sur : ’C’est les deux. C’est simple, il faut les deux !’

  • Notes anthropologiques (XXXVIII)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/Notes-anthropologiques-XXXVIII

    Et si nous parlions encore une fois d’argent ? (II)
    Brève histoire de la monnaie

    Dans les notes précédentes, « L’argent comme monnaie d’échange », je m’étais interrogé sur cette chose éminemment énigmatique qu’est l’argent, à la fois pensée et matière : l’immatérialité qui devient matière, l’esprit qui se fait apparent ; mais aussi matière qui devient immatérielle, apparence qui se fait pur esprit ou pure idée, apparence qui s’évapore, qui devient invisible. Pourtant cette chose éminemment énigmatique qu’est l’argent nous dit avec une certaine obstination ce qu’est la matière. Il est devenu l’objet obsessionnel de nos pensées et de nos actions et cependant nous l’ignorons, nous ignorons ce qu’est l’argent et les scientifiques se plongent dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand comme des baigneurs dans l’océan pour tenter de savoir ce qu’est la matière, pour tenter de savoir, en fin de compte, ce qu’est l’argent, cette idée qu’ils ont dans la tête et qui s’est magiquement matérialisée dans leur poche. J’en étais arrivé à la conclusion que l’argent est à la fois l’idée devenue apparente qui se trouve à l’origine de l’activité générique, et la pensée pratique, le moyen (la monnaie d’échange) par lequel l’idée se réalise — le moyen par lequel l’idée devenue visible se réalise comme apparence de l’idée. (...)

    #argent #échange #monnaie #don #contre-don #Mauss #société #éthique #individu #Maurice_Godelier #guerre

    • Jean-Claude Métraux, La #migration comme métaphore

      Le livre de Jean-Claude Métraux prend pour objet « les gens de la mer », que sont les migrants arrivés au Nord, venus des trois autres points cardinaux. Mais l’auteur l’a écrit pour « les gens de la terre », c’est-à-dire ses collègues, ceux qui, comme lui, sont des professionnels de la santé et de l’aide sociale. Et que veut-il leur dire, à ses collègues ? Trois choses : les trois parties du livre.

      2Que nous ferions bien de ne pas oublier que « nous sommes tous des migrants » (spatiaux ou temporels), que toute migration comporte une perte, donc un deuil, qui n’est pas facile à faire et que d’ailleurs, nous-mêmes, nous n’avons pas toujours réussi à mener à bien. C’est la première partie : Nous sommes tous des migrants.

      3Qu’avec notre esprit formaté par la modernité occidentale, nous nous croyons toujours supérieurs aux gens des autres cultures (même lorsque nous prétendons le contraire) et que cela nous a toujours empêché de traiter comme il faudrait les migrants venus vivre chez nous. C’est la seconde partie : Relents d’orientalisme.

      4Et qu’il nous faudrait donc apprendre à les traiter autrement. S’appuyant sur sa longue pratique professionnelle, l’auteur développe quelques idées sur la manière dont il faudrait s’y prendre. C’est la troisième partie : Paroles précieuses. Voyons tout cela d’un peu plus près.

      5Dans sa première partie, l’auteur revient sur la théorie du deuil qu’il avait déjà proposée dans son livre précédent : Deuils collectifs et création sociale1. L’individu est confronté au problème du deuil quand, en se déplaçant dans l’espace ou dans le temps, il subit la perte de « quelque chose » auquel il était attaché. Il vivait dans et il était d’un monde ; il vit maintenant, et il essaie d’être, dans un autre. L’auteur propose une phénoménologie de ce passage en suivant les étapes : quitter un monde où il vivait et dont il était, passer, entrer, vivre et, si possible, être dans un autre. De l’un à l’autre, il subit des pertes : « perte de toi », « perte de soi », « perte de sens », dont il devra « faire son deuil ». L’auteur s’intéresse aux conditions et aux processus qui favorisent la réussite d’un tel deuil.

      6Les conditions. Le deuil est réussi quand la personne parvient, non seulement à vivre, mais à être de son nouveau monde. Pour être d’un monde, il faut lui appartenir, ce qui implique d’être reconnu par les autres comme étant « des nôtres ». Certaines conditions favorisent cette intégration créatrice, que l’auteur oppose aussi bien à l’assimilation qu’à la ghettoïsation, ou, ce qui est pire encore, à la double marginalisation. Être intégré de cette manière, bien sûr, dépend d’abord de l’accueil reçu : se sentir en sécurité, valorisé, voir sa culture et ses droits respectés, tout cela renforce l’estime de soi, indispensable à l’intégration. Mais d’autres conditions sont bien utiles : ne pas se sentir seul (importance des compagnons d’errance), rester en communication avec ceux qu’on a quittés, migrer par étapes progressives, avoir un projet d’avenir et, bien entendu, apprendre la culture du pays d’accueil (notamment sa langue).

      7Les processus. L’auteur décompose le processus du deuil en étapes, comme il l’avait fait, plus extensivement, dans son livre précédent : phase de refus et de fermeture (l’individu soit nie la perte, soit cherche à ressusciter l’objet perdu) ; phase de reconnaissance de l’irréversibilité de la perte ; phase dépressive ou d’ouverture (avec sentiment de culpabilité et idéalisation de l’objet perdu) ; phase de création (il se dote d’un nouveau récit de la perte : narration). Ce processus peut se bloquer en cours de route : il peut y avoir congélation et même fossilisation du deuil.

      8Dans la seconde partie de son ouvrage, l’auteur nous propose une remarquable mise en perspective historique, appuyée sur des sources empiriques très complètes et intéressantes. Nos experts scientifiques et nos politiciens, tout imprégnés de culture occidentale moderne, qu’ils croient supérieure à toutes les cultures qui l’ont précédée, sont non seulement « complices » entre eux, mais incapables de concevoir une politique d’accueil des migrants, qui favoriserait vraiment leur « intégration créatrice » dans nos sociétés. Leur modèle a été et est resté le « modèle des déficits » : les migrants sont définis par ce qui leur manque ; ils sont priés de guérir de leur « pathologie » et de combler leurs lacunes (en langue, en qualifications, en valeurs et en normes de comportement). En clair, ils sont invités à « s’intégrer », dans le sens de « s’assimiler ».

      9De telles prémisses induisent chez la plupart des professionnels des attitudes et des conduites de déni de reconnaissance et d’objectivation de leurs « clients », qui ne peuvent aboutir qu’à l’échec des objectifs que, dans leurs discours, ils prétendent cependant vouloir atteindre. On a bien noté un changement important dans les discours à partir des années 1960 – on a remplacé quelques mots devenus péjoratifs par d’autres plus respectueux – mais dans la pratique, rien n’a véritablement changé dans la politique concrète des États, des « experts » et des professionnels.

      10Enfin, dans la troisième partie, l’auteur nous propose une attitude envers la personne en migration. Dans un beau texte très vivant, très imagé et concret, bourrés d’exemples vécus, dans lequel il s’implique lui-même, l’auteur nous explique, en se fondant sur sa propre expérience, comment il pense que devrait se dérouler la relation entre le « professionnel » et… qui ? – on ne sait plus comment le nommer : « l’usager », « le client », « l’ayant droit », « le bénéficiaire » ? Pour soutenir son argumentation, il s’appuie sur un excellent exposé de la théorie du don et de celle de la reconnaissance.

      11L’idée principale est que certaines paroles données, reçues, rendues sont plus « précieuses » que d’autres pour aboutir au résultat espéré : la réussite du processus de deuil et l’intégration créatrice de la personne concernée. Ce sont des paroles qui reconnaissent la personne, qui le respectent, qui lui font confiance, qui croient en ses capacités, qui lui permettent de partager les confidences du thérapeute, ses émotions, sa compétence limitée, ses préjugés, son impuissance. Bref, des paroles qui permettent à celui qui les reçoit de « rendre quelque chose », de rester debout, sans s’humilier, de garder la tête haute, de rester digne. Des « paroles qui soignent » l’identité blessée de l’autre.

      12Un dernier mot, qui concerne l’écriture : le livre de Jean-Claude Métraux est de la prose qui ressemble à de la poésie – à moins que ce soit l’inverse –, et qui rend le texte facile et agréable à lire. Parfois cependant, comme c’est souvent le cas avec les paraboles, il faut interpréter, décoder l’analogie, et l’on n’est pas sûr alors d’avoir compris tout ce qu’on s’imagine qu’il fallait comprendre. Mais faut-il tout comprendre d’un seul coup ? Ne vaut-il pas mieux laisser en réserve une partie du sens pour le méditer de temps en temps : mais qu’est-ce qu’il a bien pu vouloir dire avec cette histoire de grenouille disséquée dont on voit encore battre le cœur ?

      13Deux remarques critiques cependant. La première concerne la différence entre la migration spatiale et la migration temporelle. L’approche de l’auteur me paraît convenir fort bien à la première ; j’en suis moins sûr pour ce qui est de la seconde. Être un Indien d’Amérique vivant à Genève, ou être un vieillard parmi les jeunes, dans un monde qui « n’est plus comme dans le temps », me semblent être deux situations assez différentes, malgré leurs similitudes. Le migrant temporel perd le contact avec une culture parce qu’elle a, à jamais, disparu (les gens du village, leur langue, la vie rurale), mais il reste dans le cadre social et physique qu’il a toujours connu ; le migrant spatial perd le contact avec une culture, qui continue d’exister et avec le cadre dans lequel elle se situe. Le premier garde la continuité avec le passé (ceux de sa génération) et le présent (ses enfants et petits-enfants) : il peut au moins discuter et se disputer avec eux ! Ne sont-ce pas là deux pertes très différentes ?

      14La seconde observation concerne l’ « intégration créatrice », que l’auteur propose dans sa typologie (p.92) et qu’il définit par le « sens partagé », tant avec la communauté d’accueil qu’avec celle d’origine. Mais, en supposant même que cette intégration réussisse, quelle est l’importance de la domination sociale dans son processus de deuil ? Peut-on parler d’intégration créatrice si le migrant rejoint les rangs d’une catégorie sociale elle-même dominée dans la communauté d’accueil ?

      15Quoi qu’il en soit, le livre de Jean-Claude Métraux constitue, sans doute aucun, un excellent apport à une meilleure compréhension du migrant, susceptible d’aider le professionnel de bonne volonté à mieux faire son travail.


      https://journals.openedition.org/lectures/6934
      #livre