« Tu manges de la viande ? Tu dois avoir tué. Tu dois l’avoir fait. » | Rural rules | Rue89 Les blogs
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Je mesure une fois de plus l’étrange relation qui unit les éleveurs à leurs bêtes. S’il y a lieu commun qui vole en éclat quand tu vis en campagne, c’est bien celui-là : le stéréotype de l’éleveur bas-du-front, cruel, bourru, sans pitié. Quelle connerie.
Moi, tous les les éleveurs que je fréquente me font tomber les bras. Ces deux-ci sont érudits en diable. Ils nous racontent leurs vacances en Roumanie, à la recherche d’exploitations-modèles et d’autres méthodes d’élevage. Ils ne sont pas estampillés « bio » : les étiquettes, ils s’en tamponnent. Ils savent ce qu’ils font, et qu’ils le font bien.
Celui-là vient du Maroc. Il a fait de la prison sous Hassan II, le roi bigot, pour avoir épousé la révolte des Saharouites. Il s’est fait expulser. Tombé par hasard dans le bocage, le voilà fils de la terre. Il produit aujourd’hui des bidons d’olives et de citrons confits.
Cet autre accueille des jeunes en réinsertion. Il croit – discret – au passage de « quelque chose » dans l’apprentissage de la ferme. Au mur : les guitares de son ami luthier. Dans son jardin, des arbres – pleins d’arbres – pour le plaisir de leurs quelques jours de fleurs.
Celui-ci, je l’ai déjà vu faire plus de 400 kilomètres en tracteur pour mener soigner une vache malade. Quand il te parle, tu comprends rien. Mais sa poignée est un discours. Et puis sa fille parle pour lui, en publiant chaque vélage sur son profil Facebook.
Avec les copains, on s’est dit : tu manges de la viande ? Tu dois avoir tué. Tu dois l’avoir fait. Une fois, au moins. Que tu te rendes compte de ce que ça signifie : abattre. Que tu réalises ta place dans le monde, que tu te confrontes. Après, tu décides : la viande ou pas. C’est impératif.
Tout le reste, c’est de l’hypocrisie : les gens qui s’indignent, ceux qui sélectionnent (tout sauf le cheval et le lapin !), ceux qui refusent de voir les yeux du poisson...
Je me souviens de cette fois où nous avions tué un mouton. Concours de circonstances : il y avait avec nous une compagnie de trentenaires qui n’avaient jamais vraiment côtoyé la campagne. Qui n’avaient visiblement jamais fait face à l’implacable corrélation qui existe entre l’abattage et la tranche de jambon.
Discorde. Certains s’étaient carrément emportés contre moi. Contre la Mouche Bleue – le boucher venu pour l’égorger. Contre le bocage en général. Contre la cruauté des hommes.
Pourtant, ils en mangeait de la viande, tous les jours même. De la belle viande, brillante et propre, emballée dans de beaux morceaux de papier blanc, dans des belles boîtes translucides et colorées.
A Durdat, on attend François, le charcutier. Il nous le confessera plus tard, mais ça fait trois nuits qu’il n’a pas dormi. Trente ans qu’il n’a pas mené de tuaille. L’angoisse :
« Est-ce que j’ai bien gardé les gestes ? »
Tout se passe en moins de trois minutes. Platon descend. Docile. Calme. Une longe à la patte arrière gauche. On l’attache. Il faut rester calme et ne surtout pas faire de gestes inutiles. Si le cochon crie, s’il souffre ou pleure, c’est foutu. Pas de saignée, pas d’ouvrage.
Un coup de masse en plein milieu du front. La coche tombe. Un coup de couteau. Le sang coule. On le collecte dans un seau fumant. « De la vie », dira l’une d’entre nous.
Il ne faut pas qu’il coagule. Je brasse le liquide gras et tiède. Première fois. Les nerfs s’enroulent sur mes doigts. La peur passe.
Puis tout s’enchaîne. François sent les gestes qui reviennent à lui, dans l’air gourd battu de vent. Il est heureux. Ça se sent. Pas qu’il aime tuer, personne n’aime ça. Aucun boucher – ou alors, faut se méfier. Mais de sentir qu’il sait faire. Qu’il sait toujours faire. Et de voir que des jeunes l’entourent, épient ses gestes, et que tout ça va continuer.
Ce moment annuel qui fédérait les bourgs, rassemblait les voisins, fondait des saisons et annonçait la fin des disettes, ça continue.
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