Dans Péage Sud, le narrateur évoque sa rencontre avec les Gilets jaunes. Tu la déplies en différentes phases : le rejet (« Je n’y vois qu’une urticaire poujadiste, une colère de petits bras facho-compatibles, la beauferie en marche »), la circonspection (« Mon fantasme de jeune militant libertaire – un boycott massif des grandes surfaces – réalisé sous mes yeux par… par quoi au juste ? Ou bien par qui ? Par eux, là. »), l’adhésion (« Il se passe vraiment quelque chose dans ce putain de pays. Quelque chose que je suis en train de rater. Cette idée me devient soudain insupportable. ») et, enfin, la fusion (« La foule comme un corps autonome. Sans discours, ni leader, ni parcours déclaré. Les gens au diapason. Une manif homogène, nerveuse et tactique. C’est stupéfiant. Ce côté animal. Je ne pensais pas ce type d’agencement humain possible. »). Ce que tu décris là est très intéressant car le rejet du mouvement a été commun à une large partie de la gauche radicale, qui y voyait à ses débuts un fascisme en puissance. Qu’est-ce qui s’est joué pour toi ? Comment as-tu, finalement, basculé en jaune ?
« Très honnêtement, je pense qu’il me faudra des années pour faire le bilan de ce que ces mois de fièvre fluo ont chamboulé dans ma perception du champ politique. Il y a ce piège paradoxal de la pensée militante – dans lequel je suis tombé tout jeune – qui, tout en favorisant l’esprit critique, peut amener le cerveau à fonctionner en ânonnant des slogans. Dans ce genre de schéma simpliste, celui qui n’a pas tes idées est soit un ignorant à conscientiser soit un ennemi à combattre. Je me pensais immunisé contre ce type de réflexes. Or force est de constater que j’ai gobé en vrac la daube déversée à grands seaux médiatiques sur les Gilets jaunes. Beaufs, fachos, poujadistes, pendant les quinze premiers jours du mouvement, les fluos sont pour moi un vrai repoussoir. Quand je me fais violence et décide d’aller fureter du côté du rond-point, j’y vais à reculons, en curieux à la fois rétif et inquiet. Et c’est lors d’une AG tenue sous un réverbère à quelques mètres du péage que je tombe sur le cul. La foule massée cause... démocratie directe. Il y a là des femmes, des hommes, des Blancs, des Maghrébins, des jeunes, des vieux, des handicapés. Un monde de “gens ordinaires” qui exige non seulement d’avoir une vie meilleure mais aussi voix au chapitre démocratique. Un monde qui trouve sa cohérence en reconvoquant la sans-culotterie non pas pour exalter un quelconque patriotisme frelaté mais parce qu’il a pigé que 1789 était ce plus grand dénominateur commun capable de mettre une foule au diapason. Cerise sur le gâteau : les Gilets absorbent avec une fluidité inouïe les concepts de la doxa libertaire. Refus des hiérarchies, rotations des mandats, AG décisionnaires, jusqu’aux reven dications politiques qui vont rapidement gagner en radicalité. Comment ne pas basculer ?
Moi qui croyais que c’était au prix de lectures politiques sans cesse renouvelées, en pénétrant de plus en plus profondément les plis et replis du capitalisme, que se formait une conscience révolutionnaire, je me rends compte qu’un frigo vide peut suffire à provoquer l’étincelle. Je me souviens être rentré chez moi, avoir regardé ma bibliothèque et m’être dit que pour la première fois de ma vie les bouquins m’avaient empêché. À force de tout vouloir intellectualiser, de vouloir concep tualiser le réel de manière quasiment obsessionnelle, je m’étais amputé de ces instincts essentiels pour comprendre les situations. Sentir avec son cœur, son nez, ses yeux, sa trouille, ses doutes, ses ébahissements, ses fatigues, ses accolades, sa paranoïa. Tout ce fatras organique qui fait que des humains entrent en connivence d’un simple regard. C’est ce dépouillement-là dont je fais d’abord l’expérience au rond-point. »