En Tunisie, des migrants chassés, leurs défenseurs poursuivis
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En Tunisie, des migrants chassés, leurs défenseurs poursuivis
Par Julia Pascual (Tunis et Sfax, envoyée spéciale) et Samuel Gratacap (Photos)
Reportage« 2015-2025 : Dix ans de crise migratoire » (5/5). Depuis deux ans, le régime du président tunisien, Kaïs Saïed, financé par l’Union européenne, repousse les Subsahariens loin des villes, parfois violemment, et combat toute personne ou association qui les soutient.« Dieu voit tout. » Nana Tchana Apoline se raccroche à cette certitude depuis des mois. « Dieu voit tout », répète-t-elle. Et c’est bien le seul espoir qui survit chez cette femme de 29 ans, originaire du Cameroun. Elle marche sans but, sous un soleil de plomb, sur un chemin sablonneux du littoral tunisien. Il y a quelques heures, à quelques kilomètres de là, elle a été chassée par la garde nationale d’un campement où elle vivotait, avec Vidal, son fils de 2 ans. « On est démantelés à répétition, c’est grave », s’insurge-t-elle.
Nana Tchana Apoline fait partie des quelque 20 000 migrants piégés dans des champs d’oliviers au nord de la ville de Sfax. Depuis 2023, des hommes, des femmes et des enfants, originaires de Côte d’Ivoire, de Guinée, du Burkina Faso ou encore du Mali, ont convergé vers cette région côtière, à moins de 300 kilomètres au sud de Tunis. Le site est devenu, pour moins de 1 500 dinars (442,61 euros) par personne, une rampe de lancement d’embarcations vers l’île italienne de Lampedusa, distante de moins de 200 kilomètres des côtes.
Indésirables dans les centres-villes, les migrants subsahariens ont été peu à peu repoussés vers ces terres agricoles. Ils y ont aménagé des refuges sous des tentes de fortune, construites avec des couvertures et des bâches, tenues par des branchages ou du bois de palette. Ils s’y organisent un quotidien où l’attente d’une possibilité de départ le dispute à la recherche des moyens de subsistance.
Les plus démunis s’approvisionnent en eau grâce aux tuyaux percés des systèmes d’irrigation agricoles, d’où jaillit un liquide salé et amer. D’autres préfèrent marcher deux heures sur des sentiers pour atteindre le robinet d’un cimetière. Tous se plaignent de diarrhées, quand ce n’est pas de la gale ou de la faim qui les tenaille et que beaucoup trompent avec des cigarettes bon marché. Pour garder un semblant de dignité, ils époussettent leurs nattes de plastique que la terre ocre recouvre à chaque coup de vent, se nettoient les dents avec un bâton, cherchent derrière un tronc l’intimité dont l’absence de latrines les prive.
(...) Depuis la Tunisie, près de 100 000 hommes et femmes sont parvenus à gagner l’Italie en 2023 (dont plus de 17 000 Tunisiens). Une année record au cours de laquelle les arrivées ont triplé par rapport à 2022, selon les données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). En 2024, ils n’étaient plus que 20 000, alors que les autorités tunisiennes multipliaient les interceptions en mer. Depuis le début de l’année, moins de 2 000 personnes ont réussi la traversée. La route semble refermée. Sur les plages de la région de Sfax, des vestiges témoignent de voyages empêchés. Sur la grève de la petite commune côtière d’Ellouza, des amas de tôles froissées et rouillées sont comme échoués sur des tapis d’algues séchées. Ce sont des bateaux artisanaux faits de minces plaques de métal soudées, interceptés par la garde maritime, qui les a rendus inutilisables. Ces vulgaires coques de noix n’auront pas tenu leur promesse.
Celles et ceux qui étaient montés à bord ont été contraints de prolonger leur séjour dans un pays qui les retient mais qui ne veut pas d’eux. Les « Africains », ainsi que les autorités les désignent communément, ne sont les bienvenus nulle part. « On est bloqués, comme enfermés dans un trou », explique Mahamadou, un Guinéen de 27 ans. Découragés, certains se résignent à rentrer au pays, en souscrivant aux retours volontaires proposés par l’OIM. Cette agence de l’ONU a accompagné 11 000 migrants depuis 2024. Mais, dans les camps, cette option suscite de plus en plus la méfiance. De nombreuses personnes assurent avoir été trompées par la garde nationale. « On nous fait monter dans des bus en nous faisant croire que ce sont ceux de l’OIM, mais on nous envoie en prison ou dans le désert », témoignent-ils.
Les violences infligées aux migrants sont largement documentées par la presse internationale, mais aussi dénoncées par la médiatrice européenne, des rapporteurs spéciaux des Nations unies ou encore l’Organisation mondiale contre la torture. Inlassablement, ceux qui ont échoué à traverser décrivent leurs arrestations, les moteurs et les stocks d’essence dérobés par les gardes-côtes, les téléphones et l’argent confisqués, les coups, les refoulements collectifs, les morts.
Fabrice, un Camerounais de 25 ans, porte une large balafre sur la tempe. Il affirme avoir été frappé avec une crosse de fusil. Il a aussi une cicatrice au coin de la bouche, stigmate de coups de rangers portés au visage. « On ne peut pas s’opposer, on a les mains attachées par des gaines en plastique », assure-t-il. Aboubakar Bah, un Guinéen de 19 ans, rapporte avoir été refoulé dans une zone désertique en Algérie, après une interception en mer. « Dans notre convoi, deux femmes sont décédées du manque d’eau, qu’on a dû enterrer », ajoute-t-il.
(...) Depuis 2011 et la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie et l’Union européenne (UE) affichent une coopération parmi les plus importantes. Elle se déploie au travers de quelque 170 programmes représentant, au bas mot, une enveloppe globale de 1,5 milliard d’euros. Le volet migratoire du partenariat mobilise environ 230 millions d’euros. Ils sont distribués à des opérateurs, parmi lesquels des agences de l’ONU ou gouvernementales, comme le Centre international pour le développement des politiques migratoires (auquel concourent de nombreux Etats européens), l’agence de coopération allemande GIZ ou l’opérateur du ministère de l’intérieur français Civipol. Leurs actions consistent, notamment, à fournir des moteurs et des groupes électrogènes à la garde maritime tunisienne, à construire des bateaux, à financer et organiser des retours volontaires, ou à former des cadres de la garde nationale…
Fin mai, des effectifs de cette dernière ont été reçus en France pour une « visite d’étude » sur le thème de la recherche et du sauvetage en mer. Par ailleurs, en juin 2023, la France a annoncé l’octroi de 26 millions d’euros d’aide, destinée, en particulier, à des effectifs de police et de gardes-frontières. L’Italie, la Suisse ou encore l’Allemagne sont également d’importants bailleurs.
La Commission européenne s’est beaucoup investie dans cette coopération. Le 16 juillet 2023, sa présidente, Ursula von der Leyen, était reçue au palais présidentiel de Carthage par Kaïs Saïed, accompagnée de la cheffe du gouvernement italien d’extrême droite, Giorgia Meloni (qui a rendu pas moins de quatre visites à l’autocrate depuis 2023), pour mettre en scène la signature d’un mémorandum d’entente entre l’UE et la Tunisie. « L’objectif est de soutenir une politique globale en matière de migration fondée sur le respect des droits de l’homme », avait déclaré Ursula von der Leyen.
Au regard des violations manifestes et multiples de ces droits, le bilan est accablant pour l’UE. « Il y a une volonté commune et partagée de réduire les flux, mais la politique tunisienne, c’est la Tunisie qui la fait », se défausse une source diplomatique européenne, sous le couvert de l’anonymat. Interrogée par un parlementaire, la commissaire à la Méditerranée, la Croate Dubravka Suica, répondait au début de l’année, dans un langage administratif et creux, que « la Commission tient les autorités des pays partenaires et les [opérateurs] responsables du respect et de la protection des droits de l’homme. En cas d’allégations, des éclaircissements et un suivi sont assurés par la délégation de l’UE ». Une façon expéditive de balayer les critiques tandis que de nouveaux protocoles d’entente essaiment au sud de l’Europe avec des pays comme la Mauritanie, l’Egypte ou le Maroc, dans le but d’externaliser le contrôle des arrivées irrégulières.
« Il ne se passerait pas ce qu’il se passe en Tunisie si l’Europe ne fournissait pas un soutien actif au pays. Le pouvoir a besoin d’argent », tranche, sévère, Ramla Dahmani. Cette femme a mis sa vie en suspens depuis le 11 mai 2024. Ce jour-là, sa sœur Sonia Dahmani, avocate spécialisée dans la défense des droits humains et chroniqueuse, a été violemment arrêtée au sein de la Maison de l’avocat de Tunis. Peu avant, elle avait dénoncé le racisme dans le pays et moqué la vision complotiste des autorités lors d’une émission télévisée. Alors qu’un chroniqueur affirmait : « [Les migrants] veulent nous prendre notre pays », elle lui a répondu : « Mais de quel pays magnifique parle-t-on, dont les jeunes meurent en mer pour pouvoir partir ? »Son frère, Mehdi Dahmani, 53 ans, vit à Tunis, loin des camps de la région de Sfax, mais, comme les migrants subsahariens, il éprouve la sensation d’être pris à la gorge. Dans son bureau de transitaire, où flotte un parfum de tabac, il raconte les parloirs hebdomadaires de quinze minutes derrière une vitre en Plexiglas, sa sœur qui vient d’avoir 60 ans dans la prison de La Manouba, son état « aléatoire », tantôt « euphorique », plus souvent « à plat », les lettres qui lui sont adressées et qu’elle ne reçoit pas, ses problèmes d’arthrose, l’impossibilité de faire de l’exercice dans la cellule mal aérée qu’elle partage avec cinq autres femmes.Il évoque aussi leurs parents, âgés de 82 et 83 ans, « qui se demandent s’ils reverront leur fille » – Sonia Dahmani elle-même n’a pas revu la sienne depuis plus d’un an. « On ne sait même pas pourquoi elle est en prison », lâche Mehdi Dahmani. L’avocate a déjà été condamnée à deux peines d’un total de vingt-six mois de prison pour ses propos à la télévision. Le 30 juin, elle a de nouveau été condamnée à une peine de deux ans de prison (dont elle a interjeté appel) et elle fait encore l’objet de deux procédures pour des propos concernant l’état des prisons et le traitement des prisonniers.
En mai 2024, ils sont nombreux, comme elle, à avoir subi la répression du régime pour être du mauvais côté. Plus aucune association ne s’aventure à venir en aide aux migrants. Leurs responsables ont fui le pays, pour les plus chanceux. Les autres ont été réduits au silence ou enfermés entre quatre murs. A l’image de Mustapha Djemali, un Suisso-Tunisien de 81 ans qui a fait carrière au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), a sillonné le monde, avant de fonder, en 2016, le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR). L’essentiel de l’activité du CTR consistait à fournir une aide de première nécessité et accompagner les démarches d’asile en collaboration avec le HCR. Le 2 mai 2024, le CTR publiait une annonce, recherchant des hôtels pour héberger des demandeurs d’asile en situation précaire. Le lendemain, Mustapha Djemali était arrêté. Depuis lors, le HCR n’enregistre plus de réfugiés dans le pays et Mustapha Djemali, de santé fragile, attend d’être jugé, dans une cellule qu’il partage avec une trentaine d’autres détenus. Son comité de soutien redoute qu’il « tombe dans l’oubli ».
Des mois durant, les proches de ces prisonniers d’opinion n’ont pas osé parler, espérant la clémence du régime de Saïed, pariant, pour d’autres, sur les efforts diplomatiques de l’UE, comme bailleur de certaines des organisations visées… Leur sagesse a été vaine. Dans le quartier bourgeois de La Marsa, une autre famille lutte contre l’oubli. Celle de Sherifa Riahi, ancienne directrice de Terre d’asile Tunisie, incarcérée depuis le 7 mai 2024. « C’est dur, très dur, souffle sa mère, Emna Farida Riahi, 74 ans. Je pense à ma fille loin de ses enfants. La petite a fait ses dents, elle marche et sa mère ne voit rien de tout ça. »Quand Sherifa Riahi a été arrêtée, elle ne travaillait plus pour Terre d’asile depuis un an, mais officiait pour l’organisation de développement Swisscontact. Sa fille, qu’elle allaitait, n’avait que 2 mois. Elle a dû être subitement sevrée. Son fils avait 3 ans. Il ne l’a pas vue pendant onze mois. Jusqu’à ce que la famille puisse demander un parloir spécial, et ses enfants la voir autrement que derrière une vitre, une heure, une fois tous les quinze jours.
Pour arrêter cette femme de 42 ans, ainsi que plusieurs membres de Terre d’asile (deux sont, comme elle, incarcérés), les autorités ont d’abord visé sa participation à une émission de radio, en 2022, où elle évoquait le difficile accompagnement des migrants, avant de lui reprocher la signature, la même année, d’une convention entre l’association et la municipalité de Sousse (le maire et une adjointe sont en prison également) pour le prêt d’un local d’activités. Aux yeux des autorités, un « plan » visant à aider des « migrants illégaux ». Les accusations les plus graves, de complot et de blanchiment d’argent, ont été abandonnées, tout comme les charges contre l’association, mais Sherifa Riahi et ses anciens collègues restent en prison.Au bout d’un an de détention, Emna Farida Riahi n’« espère plus revoir [s]a fille sortir un jour » : « Même ceux qui ont été condamnés ne sortent pas une fois leur peine purgée. » Depuis l’incarcération de Sherifa, elle se réveille toutes les nuits, chaque heure, et se précipite sur son téléphone pour vérifier si des informations nouvelles lui sont parvenues. Son petit-fils, lui, ne veut plus prendre de douche. Avant mai 2024, c’était un moment privilégié qu’il partageait avec sa mère. Il en a désormais la phobie. A quelques centaines de kilomètres plus au sud, recluse dans les oliveraies de Sfax, Nana Tchana Apoline ne se lave pas non plus. Tandis que son fils, Vidal, joue dans la poussière, elle répète et se convainc : « Dieu voit tout. »
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