• Dans le Wisconsin, la pulsion meurtrière de deux adolescentes fascinées par une légende du Web
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    Dans le Wisconsin, la pulsion meurtrière de deux adolescentes fascinées par une légende du Web

    Les suspectes ont poignardé une de leurs camarades. Elles expliquent avoir voulu commettre un meurtre pour prouver l’existence de « Slender Man », une légende apparue en 2009.

    C’est un fait divers qu’on croirait tout droit tiré d’une nouvelle de Stephen King. Dimanche 1er juin au matin, dans un parc de Waukesha, près de Milwaukee, deux jeunes filles de 12 ans ont attiré une camarade de classe dans un parc pour une partie de cache-cache. Puis ont poignardé leur victime à dix-neuf reprises, dans des circonstances que l’enquête n’a pas encore éclaircies – la jeune fille est parvenue à appeler les secours, et ses jours ne sont plus en danger, mais les médecins estiment que sa survie s’est jouée à « un millimètre ».

    Les deux jeunes filles ont été interpellées, et malgré leur âge, elles encourent jusqu’à soixante ans de prison. La police a en effet retenu la préméditation : face aux enquêteurs, qui les ont interrogées en l’absence d’un avocat, elles ont expliqué avoir préparé pendant plusieurs semaines l’assassinat de leur camarade, qu’elles pensaient dans un premier temps poignarder à son domicile. Plus surprenant encore, cette tentative de meurtre ne trouve pas son origine dans un conflit entre les trois jeunes filles. Les suspectes ont en effet raconté avoir voulu commettre un meurtre pour prouver au monde entier l’existence de « Slender Man ». Elles comptaient ensuite s’enfuir de la ville et aller rejoindre Slender Man dans son manoir.

    Elles auraient du mal à le faire : Slender Man, « l’homme mince », est une légende urbaine de l’ère du Web. Très grand, mince, sans visage, cet être fantomatique est censé apparaître sur les photos et les films de manière inexpliquée, le plus souvent à proximité d’enfants ; selon les variations de l’histoire, « l’homme mince » est plus ou moins maléfique, et peut enlever ou tuer des enfants. Des milliers de nouvelles et de créations diverses lui sont consacrées sur des forums ou sites spécialisés.

    un personnage créé de toutes pièces en 2009

    Mais si ce personnage d’horreur rappelle un grand nombre de légendes et de créatures d’horreur anciennes, et emprunte autant à Candyman qu’au croque-mitaine, il s’agit d’une création récente, dont l’histoire est bien connue. En 2009, sur le forum Something Awful, plusieurs utilisateurs se livrent à un défi Photoshop : intégrer de la meilleure manière possible des créatures surnaturelles à des photographies « normales ». Victor Surge, l’un des habitués du forum, publie une série d’images où il a intégré une silhouette élancée, vêtue d’un costume, sur des photos de groupes d’enfants. Et écrit, pour l’occasion, de faux propos rapportés, censés provenir de témoins de ses agissements.

    Premiers montages photo de "Slender man". | Something awful
    Le succès est immédiat – peut-être parce que Slender Man fait appel à d’autres histoires bien installées dans l’inconscient collectif. Surtout, des milliers d’internautes s’emparent du personnage, écrivent des nouvelles, créent de nouveaux montages, affinent son histoire, inventent des faux témoignages de victimes. L’histoire d’horreur devient un objet culturel d’une vivacité incroyable, avec des milliers de blogs, de sites personnels, d’encyclopédies en ligne, de discussions qui lui sont consacrées sur les forums – et chacun incorpore ses propres influences au personnage, ce qui en fait, selon la BBC, qui a consacré un documentaire au phénomène il y a deux ans, le « premier grand mythe de l’histoire d’Internet ». Tous les mythes ont évolué dans le temps en mélangeant des influences, rappelle le spécialiste du droit d’auteur Lionel Maurin, mais par le biais du Web, la mutation du Slender Man s’est faite à une vitesse encore jamais vue.

    Pourtant, Slender Man n’est que la partie émergée de l’iceberg. Des histoires d’horreur similaires, dont des communautés très actives s’emparent pour les réécrire, les enrichir et les détourner, il en existe des milliers. On les appelle les « creepypasta », un jeu de mot sur l’expression « copypasta » – pour copy-paste, copier-coller en anglais. Un site de référence leur est consacré : Creepypasta.com. C’est l’équivalent d’une encyclopédie évolutive des légendes urbaines en ligne : un jeu vidéo conçu pour rendre fou ses utilisateurs, des objets maudits qui dotent leurs propriétaires de pouvoirs, la musique d’une série télévisée qui provoque des troubles chez les enfants qui l’écoutent... L’auteur britannique Ian Vincent, interrogé par Aeon.org, définit ces histoires comme les « légendes de l’ami d’un ami » : tout comme, au début des années 1990 des légendes urbaines décrivaient des sièges de cinéma contenant des aiguilles contaminées au VIH, dont on entendait parler par « l’ami d’un ami qui l’avait vu de ses yeux, vu », les histoires d’horreur compilées sur Creepypasta sont conçues sur le ressort narratif du témoignage – pas toujours de première main.

    Jeff the killer | DR
    Les histoires y empruntent aussi bien aux mythes antiques qu’aux œuvres contemporaines. « Jeff the killer », l’une des plus célèbres histoires de la plateforme, tourne autour d’un tueur en série, défiguré par des produits chimiques et qui arbore un visage blanc et lisse. Une figure qui peut faire aussi bien référence à la mythologie japonaise qu’au personnage du Joker de Batman...

    Les Creepypasta ont également donné naissance à des jeux vidéo, le plus souvent des détournements horrifiques de grandes licences à l’ambiance enfantine, comme Sonic ou Pokemon. Dans Sonic.exe, le joueur se trouve confronté à une version démoniaque du personnage de Sonic, à laquelle il ne peut pas vraiment échapper.

    Le monde des creepypastas ne se prend pas vraiment au sérieux. Parmi les nombreuses sous-catégories d’histoires se trouvent les « trollpastas », des récits parodiques qui détournent le plus souvent des creepypasts classiques. Il est d’ailleurs courant que les auteurs de creepypastas écrivent eux-mêmes le trollpasta se moquant de leur propre création... Loin d’être un site rassemblant des admirateurs de tueurs en série ou des satanistes, Creepypasta.com fonctionne plutôt comme une plateforme d’édition de nouvelles d’horreur, avec un lectorat d’adultes et un système de validation et d’édition des nouvelles.

    La tentative de meurtre de Waukesha a complètement pris le site par surprise. Dans un long message publié sur la page d’accueil du site, directement mis en cause par une partie de la presse aux Etats-Unis, l’administrateur répond point par point aux critiques :

    « Je ne crois pas que Slender Man ou les histoires d’horreur en général aient joué un trôle quelconque dans cette tragédie. Je me souviens avoir lu des histoires d’horreur et regardé des films d’épouvante quand j’étais enfant ou adolescent, et si ils m’ont donné des cauchemars, ils ne m’ont jamais donné envie de tuer mes amis. Quand quelqu’un lit une histoire d’horreur qui - au moins sur ce site – est clairement présentée comme une oeuvre de fiction et utilise cette histoire comme raison pour organiser le meurtre d’un autre être humain, il y a forcément quelque chose d’autre à l’oeuvre. [...]
    En ce qui concerne les très jeunes enfants... Bien que je ne croie pas que les histoires d’horreur les rendront méchants ou en feront des personnes déséquilibrées, elles peuvent leur faire peur ou leur infliger du stress ! Si votre enfant a des problèmes de dépression ou de violence, il est très important de vous assurer qu’ils ne seront pas en contact avec des choses qui peuvent exacerber ces tendances. Laissez-moi citer le chef de police en charge de l’enquête, parce que je pense qu’il a totalement raison : « Les parents ne devraient pas laisser leurs enfants avoir un accès à Internet sans limites et sans surveillance – que ce soit sur ordinateur, sur leur téléphone ou sur leur PlayStation. »

    #slender_man #fait_divers #création_littéraire #creepypasta