Une vision novatrice
On le pressent, cette plongée dans l’histoire du crime, des bas-fonds, de la transgression, est portée par une vision novatrice de l’histoire. Car il faut prendre ici la pleine mesure de ce que Dominique Kalifa lègue non aux seuls historiens des marginalités ou de l’industrie culturelle, mais à l’ensemble de la communauté historienne. Prolongeant les impulsions de ses maîtres, Michelle Perrot et Alain Corbin, et d’autres comme Bernard Lepetit ou Roger Chartier, il contribua au passage de l’étude historique des grandes structures, économiques, sociales ou mentales, vers une histoire attentive à l’entrelacement des représentations et des pratiques, toujours écrite à hauteur d’individus, de leurs expériences et émotions, sensible aussi aux ressources de la narration. Il fut en cela un acteur majeur du débat opiniâtre qui opposa dans les années 90 les tenants de cette jeune histoire culturelle en plein développement et les praticiens aguerris de l’histoire sociale et économique à la française. Mais loin d’opposer le social et le culturel, cet historien les savait indissociablement liés. Jamais il n’a voulu destituer le social comme horizon premier de l’histoire. Simplement, changer les manières de le viser. Non plus donner primat au tout économique, ni partir de groupes sociaux prédéterminés, mais privilégier une lecture ethno-anthropologique, donc culturelle, des sociétés. Au bout du compte, explique-t-il, « ce social qui reste en ligne de mire tend à changer de visage. C’est un social plus complexe, plus fluide et plus mobile, fait de contradictions et d’écarts plus que de rationalités, d’une texture plus éparse et d’un grain plus infime, résistant aux simplifications ou aux catégories abusives ». Un social, en somme, devenu le produit dynamique des interactions quotidiennes des individus. Un social, d’ailleurs, volontiers saisi sous l’angle des sensibilités, au plus près des corps, tels ceux de ces bagnards, dépeints dans Biribi, « anémiés, meurtris », « maquillés », « bousillés » [qui] « disent dans leur propre langage la douleur et la souffrance que constitue l’expérience africaine ».
L’infinitude du monde
On lui doit aussi la précieuse notion d’« imaginaire social », dont il fut en France, avec Anne-Emmanuelle Demartini, le plus ardent défenseur. Il la définit « comme un système cohérent, dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire de figures et des identités collectives (groupes, classes, catégories) dont se dote chaque société à un moment de son histoire ». Comme l’avait vu Cornelius Castoriadis, référence majeure pour lui, ces imaginaires sociaux produisent et instituent le social plus qu’ils ne le reflètent. Toujours d’ailleurs, ils s’incarnent dans des histoires, des intrigues, des fictions latentes. Plus récemment, l’historien a donné une contribution décisive à l’histoire des imaginaires temporels, en invitant à se saisir des chrononymes, les « noms du temps ». Loin d’être naturelles ces désignations courantes du passé (la « Belle Epoque », les « Trente Glorieuses », les « années de plomb ») sont des constructions, des « faits d’histoire », charriant des scènes et des imaginaires qui changent ou se rechargent au cours du temps. Ces balises, faussement évidentes, transportent alors en elles un entremêlement des temps qui vient constamment ébranler le « présent ». « Ne faut-il pas admettre qu’ils restituent aussi quelque chose des "réalités" de 1900, note-t-il à propos de la « Belle Epoque », qu’ils en expriment une part de "vérité" ? » Et de conclure : « Décrypter les chrononymes […] nous aide à considérer le passé pour ce qu’il est : une réalité mobile, changeante, "historique", travaillée par les hommes et les femmes qui l’ont habité, mais aussi par les regards, les lectures, les déplacements que les époques ultérieures lui ont fait subir. »
Le monde social dévoilé par Dominique Kalifa, façonné par ses hiérarchies et ses exclusions, reste in fine un monde en mouvement, toujours en travail, habité, remodelé. Un monde plein de terreur et d’effroi, de portes dérobées et de chausse-trappes, de routines et de sensualités. Il était en un sens l’historien de l’infinitude du monde. Cet univers, il n’a cessé de le partager, avec ferveur, auprès de ses collègues, de ses nombreux étudiants, auxquels il consacrait une part essentielle de son activité. Il l’a transporté aussi hors de la maison historienne grâce à ses articles dans Libération, ses documentaires, ses expositions… Il l’a aussi mis au travail dans l’écriture elle-même, dont il savait la puissance créatrice, comme en témoignent les explorations pataphysiques de son Fantômas ou l’audacieux montage proposé avec son compagnon de route Philippe Artières dans Vidal, le tueur de femmes. Il le portait aussi en lui, dans son élégance, son allure de dandy, volontiers blagueur et festif, parfois fragile, plein de fulgurances, à l’insatiable curiosité.