Autopsie d’un accident du travail | Eric LOUIS 69
▻https://blogs.mediapart.fr/eric-louis-69/blog/250422/autopsie-dun-accident-du-travail
9 novembre 2021.
Thierry et Frédéric travaillent sur une canalisation. Opération simple. Ils en ont vu d’autres, les deux tuyauteurs. Des années de métier à traîner leurs guêtres dans les industries du coin.
D’autant plus que cette usine leur est familière. La sucrerie Cristal Union se trouve à quelques kilomètres seulement de leur employeur. Ou plutôt, c’est MCMI qui s’est installé près de la sucrerie. Le gérant fondateur de la petite boîte de maintenance ne s’est pas implanté là par hasard. Il travaillait même chez Cristal Union auparavant. La proximité de l’usine lui assure une activité sans enquiller des kilomètres chronophages. Il peut ainsi répondre aux urgences sans délai.
Dans ce coin du Santerre, tout à l’est de la Somme, l’activité industrielle n’est pas des plus denses. L’emploi s’y fait rare. La Somme est un département économiquement dévasté. Ses contrées les plus reculées en payent le prix fort.
Thierry et Frédéric ont démonté la vanne. La canalisation est ouverte. Béante. Elle est vide, bien sûr. L’installation a été consignée. Les flux de matière sont neutralisés en amont. Interdits de circuler. Évidemment. Heureusement.
Une sucrerie, c’est de la grosse industrie, c’est du sérieux. Cristal Union est une grosse boîte : 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, 10 usines implantées en France. 2 000 salariés. Que le PDG appelle ses « collaborateurs ». On mesure la crédibilité d’une entreprise à son niveau de novlangue entrepreneuriale. Là, c’est du sérieux.
Des services QSE (Qualité sécurité environnement), des procédures éprouvées, une gestion des risques et des dangers maîtrisée.
Même si l’usine tourne à plein. C’est le début de la « campagne » sucrière. La réception des betteraves, la transformation. La fabrication du sucre. Le temps fort de l’année, qui dure environ trois mois. Un seul mot d’ordre : pas d’arrêt de production. Les installations tournent 24 heures sur 24. 7 jours sur 7.
Il est presque 11 heures.
Les gars ne s’en font pas. Le chantier va être rondement mené. Ils assurent un maximum avant la pause casse-croûte. L’après-midi sera tranquille.
Sans prémices aucuns, la vapeur d’eau sous pression jaillit de la canalisation ouverte. Sa température est de 115 °C. Les deux travailleurs sont frappés de plein fouet par cette vague bouillante. Le choc est terrible. Dévastateur.
Thierry, 48 ans, est brûlé au troisième degré sur 55 % du corps.
Pour Frédéric, 31 ans, c’est encore plus dramatique. Il est touché à 80 %.
Les deux hommes seront héliportés à l’hôpital militaire Percy, à Clamart, en région parisienne, au service des grands brûlés.
Frédéric sera plongé dans un coma artificiel.
Pour ces travailleurs, un long calvaire commence. Leur vie a basculé.
Retravailleront-ils un jour ?
Quel traumatisme pour leurs proches ?
Ces questions, le journaliste du Courrier picard dépêché sur place ne se les pose pas. Il décrit les faits, tels que les lui rapporte le directeur de l’usine.
Puis il conclut, presque soulagé : « La sucrerie n’a pas été arrêtée. Seul l’approvisionnement des camions a été arrêté durant le temps des opérations, afin de ne pas gêner l’accès des secours et faciliter les opérations, ajoute Vincent Caille, le directeur de l’usine. Les camions betteraviers ont été arrêtés quelques minutes après l’accident.
C’est donc une longue file d’une quarantaine de camions transportant des betteraves qui s’est formée avant l’entrée de l’établissement. L’approvisionnement de la sucrerie en betteraves a recommencé à 13 h 15. » Ouf !
Dans la courte vidéo accompagnant l’article sur le site internet du Courrier picard, on peut effectivement voir en une perspective quasi artistique la longue file de semi-remorques aux bennes crasseuses, immobilisés le long des bâtiments de l’usine.
Cet accident m’interpelle. Son traitement honteux me révolte.
Cristal Union ne m’est pas inconnu. J’y ai bossé. Pour y vider des silos de sucre, à la pioche et à la pelle.
J’y ai perdu un collègue. Un pote. Quentin Zaraoui-Bruat, enseveli au fond d’un silo le 21 juin 2017, à 21 ans.
J’ai eu l’occasion de me frotter aux dirigeants de Cristal Union au cours des combats judiciaires qui ont suivi ces drames. A leur cynisme. A leur mépris. A leur obstination à rejeter la faute sur les victimes.
Il faut dire qu’ils en ont la triste habitude, comme l’annonce le « palmarès » des morts sur leurs sites de production : (...)
#travail #accidents_du_travail #usine #Cristal_Union #sous-traitance #justice #Direction_régionale_de_l’économie_de_l’emploi_du_travail_et_des_solidarités #CGT #Fakir #François_Ruffin #toctoc