Lutter contre le réchauffement médiatique | Le Club de Mediapart
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par Dominique Boullier
La propagation rapide de contenus falsifiés, choquants ou illégaux, ne s’explique pas seulement par la vérité/fausseté intrinsèque de ces messages ni par les stratégies des diffuseurs patentés de ces infox. Les « machines à réplications » que sont devenues les plates-formes numériques jouent un rôle d’accélération qu’il faut prendre en compte. Comme une étude publiée dans Science (Vosoughi et al., 2018) l’a montré, les fake news se propagent d’autant mieux qu’elles ont un « score de nouveauté » élevé. Il existe une prime au choquant, au radicalement nouveau, aussi aberrant soit-il, qui va favoriser la captation de l’attention, un effet de « priming » (amorçage) dit-on en sciences cognitives qui fait « passer devant » tout type de signal présentant cette caractéristique. La nouveauté et certaines saillances sont les sources de la distraction et de l’interférence avec nos buts (Gazzaley and Rosen, 2016. Ce modèle est typique d’un régime d’attention que j’ai appelé « l’alerte » (Boullier, 201e4, 2016) qui pousse à être aux aguets en permanence au détriment de la fidélité à des habitudes ou de la projection dans un effort cognitif de longue durée. Les machines à réplications sont en effet totalement prises dans l’économie de l’attention qu’il vaudrait mieux appeler d’ailleurs désormais « la guerre de l’attention », tant l’offre est abondante et tous les coups permis. Cela n’invalide pas la traque des sites et comptes organisés pour la publication délibérée de fake news : durant la campagne électorale américaine de 2016, seulement 10 de ces comptes généraient la propagation de 65% des tweets de fake news (Hindman et Barash, 2018). Signalons cependant que cette approche ne permet pas de traiter le mécanisme amplificateur propre aux plates-formes.
Alors qu’il fallait recopier un tweet dans un autre tweet auparavant, et donc prendre du temps, voire même en profiter pour placer un commentaire sur le tweet republié, il suffit désormais de réagir, de saisir au vol dans un tweet un indice, une « saillance » qui choque, qui marque et qui suffit à déclencher le retweet. Chacun des utilisateurs se fait ainsi complice de la surcharge cognitive générale, puisque tous ses contacts seront alertés. La viralité est le bon terme ici puisqu’il s’agit bien d’une intoxication mentale collective activée par chaque transmetteur et pourtant équipée et amplifiée par les plates-formes.
Le choc émotionnel contribue à la viralité d’autant plus que les plates-formes facilitent la réplication systématique. Cependant, à un moment du cycle attentionnel de la crise, ce sont les messages de compassion, tout aussi émotionnels, qui vont reprendre le dessus et parmi eux, certains qui sont plus informatifs, qui aident à coordonner les secours, les aides et des informations pour les familles à distance par exemple. Or, rien dans les « affordances » des plates-formes n’empêche de cliquer vingt fois par jour sur des vidéos de frayeur qui se propageront à bien plus grande vitesse que les vidéos de recommandations qui rassurent. Les infrastructures mentales que sont les plates-formes deviennent ainsi des enjeux essentiels pour la gestion de crise et le climat attentionnel et informationnel. La mise en place d’un service de crise comportant notamment le « safety check » sur Facebook n’est qu’un début pour rendre effective la responsabilité des plates-formes en matière de communication. Ces réseaux deviennent en effet quasiment les référents spontanés, parfois même à la place des médias traditionnels et des services publics.
N’oublions pas que cet « engagement » des membres du réseau est désormais encouragé dans les nouvelles versions de l’algorithme de Edge Rank. Cela permettra de valoriser toujours plus la transmission des données personnelles aux « partenaires » que sont les marques pour qu’elles placent leur publicité de façon toujours plus intrusive et fine dans le newsfeed personnel. La conséquence immédiate de ce réchauffement en est, pour filer la métaphore, « la fonte généralisée de la calotte d’esprit critique » qui refroidissait tout l’espace public. Cependant, Whatsapp, propriété de Facebook et mis en cause en Inde par les rumeurs diffusées en ligne et à l’origine de lynchages, va réduire l’effet de propagation de ses groupes en limitant le transfert de messages à 5 destinataires. Comme on le voit, divers acteurs commencent à envisager sérieusement que les architectures de réplications qu’ils ont eux-mêmes créées deviennent toxiques pour la vie publique, sans se contenter de rejeter la faute sur les utilisateurs irresponsables ou sur des émetteurs mal intentionnés. Parmi les choix d’architecture, celui qui a systématisé le principe des notifications n’est pas pour rien dans la réactivité qu’il suscite chez les utilisateurs de smartphones (mais aussi de PC) et dans l’encouragement à une multiactivité qui permet de ne rien rater (comme le veut le slogan Fear of Missing Out, peur de rater quelque chose). Les ressorts cognitifs de l’attention et de sa rareté sont certes individuels, les tendances lourdes à la vitesse et à la réputation sont certes culturelles, mais les dispositifs techniques amplifient les réplications à haute fréquence au détriment des autres régimes d’attention, puisqu’ils sont en concurrence.
Tout l’espace public est affecté : publications, publicité, débat public et publications scientifiques
Au-delà de la communication interpersonnelle, tous les régimes de publication sont affectés. L’espace public conçu avec les révolutions anglaise, américaine et française est désormais remis en cause, et les cyclones, les incendies et les inondations attentionnelles occupent entièrement notre « temps de cerveau disponible ». C’est vrai pour les médias traditionnels aussi, qui constituaient les régulateurs de ce climat, de cette « chambre intérieure collective » (Sloterdijk, 2003), de « l’esprit du temps ».
Le débat public est lui aussi désormais totalement infesté par cette contrainte de la haute fréquence qui ne repose que sur la seule « petite phrase », déjà connue dans les anciens temps froids médiatiques (McLuhan, 1968). Cette petite phrase est amplifiée désormais par la viralité des tweets, dont Trump devient le centre de production à la chaine, le réacteur nucléaire qui irradie même toutes les traditions diplomatiques, pourtant fameuses pour leur lenteur. Quoi de mieux pour empêcher de débattre que de chasser un tweet choquant par un autre tweet insultant ou délirant ? Tous les followers, ces suiveurs (ni audience ni public) qui constituent une version numérique des rats ou des enfants du joueur de flute de Hamelin, se retrouvent sidérés et amplifient encore ces effets en republiant les tweets, que ce soit pour les soutenir, les critiquer ou les moquer. Ce réchauffement médiatique engendre une réactivité qui tue toute réflexivité. Or, tout l’espace public était supposé permettre de produire ce débat contradictoire argumenté qui, au bout du compte et idéalement, devait à la fois contribuer à la formation de l’opinion des citoyens et favoriser une meilleure décision, éclairée par les arguments.
Pensons enfin à ce qu’est devenu le régime de publication scientifique qui a été au cœur de l’émergence des démocraties et du modernisme à la fois, ce débat institué entre pairs à travers la médiation des publications dans des revues. Désormais, le slogan « publish or perish » s’est imposé à toute l’économie cognitive collective et se traduit par une frénésie de la quantité, qui se traduit même dans l’inflation des citations ou dans la publication avant toute révision pour rester le premier sur une thématique. Ce stress généralisé est lui-même captée par quelques grands groupes éditoriaux qui ont mis en coupe réglée les bibliothèques publiques pour les obliger à payer des publications entièrement réalisées par leurs propres chercheurs sur des financements publics le plus souvent. L’Open Access tend cependant à contester cette hégémonie mais pourra-t-il contrecarrer cette autoréférence du nombre de publications que les institutions publiques de recherche elles-mêmes encouragent ? Le réchauffement médiatique gagne ainsi ceux qui devraient garder la tête froide et la priorité au temps long, les chercheurs eux-mêmes.
Mais un « Fukushima des données personnelles » se profile à travers les fuites de données des grandes plates-formes comme Facebook mais aussi à travers une succession ininterrompue de hacks toujours plus fréquents et massifs. Ils peuvent désormais exploiter les failles de milliards d’objets connectés que l’on lance sur le marché sans inspection sérieuse et en toute irresponsabilité. Or, si la sécurité est autant délaissée sur le plan des investissements, c’est en particulier parce qu’elle exigerait un certain ralentissement de tout le réseau (on parle de secondes au maximum, cependant !). L’arbitrage entre sécurité et vitesse s’est toujours fait au profit de la vitesse, avantage perçu immédiatement par les clients-utilisateurs au détriment de la sécurité, dont la nécessité n’est perçue qu’après une catastrophe (et cela dans tous les domaines).
N’oublions pas cependant que des armées de designers, d’analystes de données et de spécialistes de l’expérience utilisateur ont consacré des heures de conception et de tests pour s’assurer que les membres des réseaux sociaux resteraient toujours plus longtemps sur le réseau au point de ne plus le quitter (1 heure par jour en moyenne passée par les membres de Facebook en version mobile aux USA). Les affordances (Norman, 1988) et les nudges (Thaler et Sunstein, 2010) , toutes ces méthodes comportementales de suggestions rendues quasi incontournables grâce à leur design, sont alors conçus dans cet objectif de captation de l’attention. Il serait cependant possible d’exploiter les mêmes méthodes pour ralentir le rythme des applications et rendre perceptible l’amélioration apportée à l’expérience. Les revendications de liberté de choix dans les usages des réseaux sociaux ou de responsabilité individuelle sont légitimes mais pèsent peu face à des artifices de conception qui savent exploiter toutes les faiblesses de nos cerveaux et de nos passions et nous faire réagir sans vraiment prendre de décisions au sens délibératif.
Ce qui vaut pour les publications élaborées (ou presque, car lorsqu’on duplique des contenus, l’effort est minime), doit aussi s’appliquer aux réactions les plus élémentaires installées dans les applications : un seul like par jour, un seul retweet par jour, une seule recommandation ou pouce en l’air sur un site de presse, etc. Tout cela réduirait considérablement la course aux scores qui est devenue une obsession du marketing comme des individus publiants. Et cela permettrait par la même occasion de tuer le business de l’astroturfing, des fermes à clic et des robots qui génèrent quasiment 8% des tweets, ce qui rend tous les scores « d’engagement » ou de « reach » totalement fantaisistes mais pourtant rassurants pour le marketing.
La responsabilité des chaines d’information répétitives
Revenons cependant sur les enjeux médiatiques de masse et sur les mesures qu’il est possible de prendre dans leur cas, car il serait simpliste de penser que les problèmes attentionnels ne sont dûs qu’aux réseaux sociaux. Les chaines d’information dite « continue » ont constitué d’une certaine façon la première alerte du réchauffement médiatique. La permanence n’est pas tant le problème que la répétition à laquelle elle contraint. Car les contenus ne sont pas suffisamment nouveaux pour justifier des alertes tous les quarts d’heure. Or, la fréquence des bulletins d’information exige un remplissage qui parfois se voit nettement, avec les images que l’on passe « en boucle », de même que les bandeaux d’information qui passent eux aussi « en boucle ». Cette figure de la boucle est délétère du point de vue de la réflexivité car elle entraine une sidération pour un message qui n’est plus nouveau ni d’ailleurs analysé : le cerveau humain se met « en boucle » lui-même et ressasse les images qui le captivent d’autant plus qu’elles sont spectaculaires, c’est-à-dire inédites ou choquantes (novelty and salience).
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