• Ah, chez Lundi Matin, on en est encore aux élucubrations les plus crasses en matière de Covid, et que je t’enrobe ça dans un vocabulaire délirant et des paragraphes numérotés.

    Décoloniser la médecine ?
    https://lundi.am/Decoloniser-la-medecine

    Maintenir l’état d’exception théorique qui conduit à penser le covid comme un phénomène absolu, un virus qui existerait, simplement, en dehors de toute cosmologie, c’est fermer la porte à toutes les manières alternatives de le comprendre et donc, potentiellement, d’y faire face.

    […]

    l y a bien entendu des mauvaises conceptions des maladies : par exemple celles qui, empruntant tout au vocabulaire du nationalisme ambiant à l’époque de leur élaboration, font du corps une citadelle et du virus un étranger auquel il faut déclarer la guerre, cette métaphore dégénérant systématiquement en pensée du corps social national à préserver des étrangers. Leurs conséquences politiques sont bien connues. Reste à savoir ce que « nous », nous considérons comme des visions acceptables des maux qui nous affligent et surtout, comment imaginer la coexistence de différentes manières parfois antagonistes de concevoir ce mal selon les régions, les appartenances (ethniques, religieuses, politiques), le lieu et la forme de vie.

    […]

    Mais ce refus, qui s’agrégeait en Guadeloupe à une contestation sociale vivace, était aussi motivé sur la base de raisons religieuses et à partir de savoirs indigènes, certains acteurs affirmant être en mesure de combattre le covid par différentes méthodes locales (notamment les plantes médicinales, comme cela a également été le cas en Chine). Seule une perspective proprement coloniale nous permettrait de réduire ces motifs au rang de croyances insignifiantes.

    • C’est cependant un débat qu’il faudra avoir, dans les milieux de gauche/émancipation/décoloniaux, même en étant totalement opposé avec ce point de vue.

      On pense notamment au rôle de la Miviludes et de l’ordre des médecins dans la répression des médecines dites « alternatives » ou « parallèles » aujourd’hui.

      #médecine #santé #religion #anthropologie #relativisme #science #décolonial #Foucault #Bruno_Latour #vaccination #antivax #Guadeloupe #Paracelse

    • La Revue du Crieur aussi : Et si l’on battait le capitalisme sur le terrain du désir ? Alain Damasio, Revue du Crieur 2022/1 (N° 20)
      https://seenthis.net/messages/933520#message955946

      L’époque a un problème avec l’altérité. Elle ne sait plus vraiment comment l’accueillir, l’accepter, nouer avec elle, s’y articuler. Elle ne sait plus faire avec.

      Les migrants, les virus, les pas-comme-nous, les pas-de-chez-nous, les autres espèces, les autres genres ou les autres règnes : au mieux indifférence, angle mort, tache aveugle. Au pire conjuration et rejet. Expulsion. Exil. L’affect dominant est de fuir et chasser tout ce qui ne nous ressemble pas.

    • Bon, pas d’auteur et beaucoup de post-posts ou encore un travers du constructivisme que j’appelle le déconstructionnisme. Dire que quelque chose est le fruit d’une construction sociale, d’histoire, de rapports de force etc., ça ne veut pas dire que le processus que l’on mets en évidence abouti à des objets qui n’existent pas.

      Par ex, qu’il y ait tout un appareillage politique et de luttes sociales qui accompagne la « victoire » de l’approche de Pasteur contre les explications de type génération spontanée, ça ne veut pas dire que l’approche pastorienne n’est pas opérante du point de vue biologique ou médical.

      C’est un raccourci qui est assez fréquent chez certain·e·s lecteur·ice·s de Latour, Foucault etc...

      On a une situation - une épidémie par exemple - dont l’étendue est le fruit de différentes opérations humaines, de rapports de forces (impériaux ou coloniaux par exemple, mais aussi de classe ou industriels dans d’autres cas) et le fait qu’il y ait une accumulation d’erreurs humaines, d’intérêts particuliers et de rapports de force, voudrait presque dire que la maladie qui cause l’épidémie n’existe pas. A classer dans la catégorie #raccourcisexpéditifs

      Ps : Après, c’est aussi à mon avis un contre-coup de l’exploitation sans reconnaissance financière, notamment, de nombreux savoirs vernaculaires en phytothérapie par l’industrie pharmaceutique sous forme de molecules propriétaires qui renforce ce type de discours. De manière générale, le fait de balayer toute connaissance populaire (ex : la connaissance des patients sur leur propre maladie, celles de femmes sur les naissances etc...) d’un revers, ouvre la porte au charlatanisme et aux amalgames.

  • Discovering Colonization, Decolonizing the ‘Discoveries’. by Giulia Dickmans
    https://www.roots-routes.org/discovering-colonization-decolonizing-the-discoveries-by-giulia-dickma

    How the Padrão dos Descobrimentos can contribute to the decolonization of Lisbon’s memoryscape and Portugal’s internal process of restorative justice L’articolo Discovering Colonization, Decolonizing the ‘Discoveries’. by Giulia Dickmans sembra essere il primo su roots§routes.

    • Des étudiants d’AgroParisTech appellent à « déserter » des emplois « destructeurs »

      Huit diplômés de l’école d’ingénieurs agronomes se sont exprimés, lors de leur cérémonie de remise de diplômes, contre un avenir tout tracé dans des emplois qu’ils jugent néfastes.

      « Ne perdons pas notre temps, et surtout, ne laissons pas filer cette énergie qui bout quelque part en nous. » Sur la scène de la luxueuse salle parisienne Gaveau, ce 30 avril, ils sont huit ingénieurs agronomes, fraîchement diplômés de la prestigieuse école AgroParisTech, à prendre la parole collectivement. Dans l’ambiance plutôt policée de cette soirée de remise de diplômes, après une introduction de musique disco sous éclairage de néons violet et vert bouteille, ils déroulent, d’un ton calme, un discours tranchant très politique.

      https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/05/11/des-etudiants-d-agroparistech-appellent-a-deserter-des-emplois-destructeurs_

    • « Nous, démissionnaires » : enquête sur la désertion d’en bas

      Les discours vibrants d’étudiants d’une grande école d’ingénieurs agronomes, au moment de la remise de leur prestigieux diplôme, qui déclarent ne pas vouloir suivre la voie royale que notre société de classe leur réserve, ont eu un grand retentissement. Or, si la désertion d’une petite frange de nos élites est un événement, elle masque trop souvent la désertion d’en bas, moins flamboyante mais parfois plus héroïque, des membres de la classe laborieuse. Elle survient actuellement dans tous les secteurs, de la restauration à l’informatique en passant par l’Éducation nationale ou l’associatif. Les démissionnaires d’en bas disent beaucoup du dégoût du travail et de la vie sous le capitalisme. Ils remettent en question avec force la façon dont on produit, dirige et travaille dans ce pays comme ailleurs. Ils sont un groupe dont on ne parle pas mais qui augmente en nombre et dont l’existence est un caillou dans la botte du patronat. Enquête sur la désertion d’en bas.

      Il y a un an, j’ai conclu une rupture conventionnelle et quitté mon dernier CDI. Deux mois plus tard, une amie faisait de même. Six mois plus tard, un autre m’annonçait sa démission. Il y a deux semaines, mon frère a démissionné de son premier CDI, il a vécu ce moment comme une libération. Après des années de brimades et de résistances dans une association, ma belle-mère a fait de même. Autour de moi, au travail, “on se lève et on se casse”. “Félicitations pour ta démission !” est un message que j’envoie plus souvent que “bravo pour ta promotion !” . Le récit du premier rendez-vous Pôle Emploi est devenu, parmi mes proches, plus répandu que celui du prochain entretien d’embauche. Le média en ligne Reporterre nous a informé la semaine dernière que nous n’étions pas les seuls, loin de là. Le phénomène de la « grande démission », qui a concerné aux Etats-Unis autour de 47 millions de personnes, semble toucher la France. L’enquête périodique du ministère du Travail sur les mouvements de main-d’œuvre le confirme : on assiste depuis 2 ans à une augmentation importante des démissions (+20,4% entre le premier trimestre 2022 et le dernier trimestre 2019).

      Ça n’a échappé à personne tant que le matraquage médiatique est intense : des secteurs peinent à recruter, ou perdent du personnel. C’est le cas de la restauration, dont le patronat se plaint, dans Le Figaro, de ne plus oser parler mal à ses salariés de peur qu’ils fassent leur valise. Mais c’est aussi le cas de l’hôpital public ou de l’Education nationale. Les explications médiatiques laissent le plus souvent à désirer : pour le Point, nous aurions perdu le goût de l’effort, tandis que la presse managériale se lamente sur ce problème qui serait générationnel. Ces dernières semaines, le thème de la désertion est essentiellement traité du point de vue d’une petite partie de la jeunesse diplômée et bien née, qui pour des principes éthiques et politiques, refuserait, comme par exemple dans les discours devenus viraux des étudiants d’AgroParisTech dont nous parlions en introduction, de diriger une économie basée sur la destruction de notre habitat pour se reconvertir dans l’agriculture paysanne.

      Mais qu’en est-il de cette désertion du milieu et d’en bas, celle des employés, des cadres subalternes, des fonctionnaires, des techniciens et des exécutants de la société capitaliste qui décident – souvent parce qu’ils n’en peuvent plus – de quitter leur emploi ? Derrière les grands principes, la réalité du travail est exposée dans la cinquantaine de témoignages que nous avons reçue, issus de tous secteurs : la désertion de la classe laborieuse est avant tout une quête de survie individuelle dans un monde du travail absurde et capitaliste. Elle dit beaucoup de la perte de nos outils collectifs de résistance aux injustices, de la solitude des travailleurs dont tout le monde se fout, mais aussi d’un refus puissant de jouer le rôle qu’on nous assigne. La grande démission est-elle une chance à saisir pour changer la société ?

      La démission, une question de survie face à la violence au travail

      Arthur* ne parle pas de « désertion ». Il n’a pas eu l’occasion de faire un discours vibrant lors de sa remise de diplôme. C’est normal, il est devenu apprenti pâtissier dès ses 14 ans et n’a pas eu le temps de souffler depuis. Mais il y a deux mois, il a démissionné de son emploi dans la restauration. Son patron a refusé la rupture conventionnelle, ce dispositif légal qui permet de partir, avec l’accord de son employeur, en échange d’indemnités minimales mais d’un accès aux indemnités chômage. Sa justification ? « Je t’ai appris des valeurs donc tu ne vas pas pointer au chômage ». Parmi les valeurs de ce Père La Morale : l’homophobie, qui a contraint Arthur à devoir cacher sa sexualité, avant d’être poussé au coming out, devant des collègues, par son patron. Dans cette petite entreprise, il a enduré des années de brimades et d’humiliations qui lui ont fait perdre confiance en lui et le goût de son travail. Depuis sa démission, il est sans revenus et a du mal à retrouver un emploi décent. Il n’empêche qu’il vit son départ comme un soulagement, après avoir enduré tête baissée ces années de captivité professionnelle, avec ses horaires décalées, son chef tyrannique et sa paye minimale. Le confinement de 2020 a joué un rôle déterminant dans sa prise de décision : Arthur a enfin eu du temps pour voir ses proches, sa famille, pour s’intéresser à la politique et ainsi, avancer.

      Les problèmes de turnover du secteur de la restauration ne sont quasiment jamais décrits du point de vue d’Arthur et de ses collègues. La presse est entièrement mobilisée pour relayer le point de vue du patronat, qui se plaint d’une pénurie de main-d’œuvre. Arthur rit jaune devant un tel spectacle : « ça me fait autant marrer que ça me dégoûte, m’explique-t-il, et mon patron tenait aussi ce discours de ouin-ouin « il y a un grand turn over plus personne ne veut travailler… » alors qu’on faisait quasiment tous 65h payées 39h ». Le secteur de la restauration est à l’avant-poste de tout ce qui dysfonctionne – ou plutôt fonctionne selon les intérêts du patronat – dans le monde du travail : des salariés isolés, sans représentation syndicale efficace, une hiérarchie omniprésente et intrusive, un travail difficile, en horaires décalés, avec beaucoup d’heures supplémentaires (souvent non payées) et avec peu d’autonomie et où le droit est très peu respecté.

      C’est aussi à cause de la violence généralisée que Yann a quitté plusieurs emplois successifs, dans la manutention puis le bâtiment. Pour lui, le problème venait tout autant de hiérarchies « maltraitantes » que de l’ambiance générale entretenue au sein des entreprises qu’il a connu : « J’avais cette sensation qu’on m’obligeait à bosser avec des personnes que j’aurais détesté fréquenter en dehors, et d’un autre côté qu’on me mettait en compétition avec des gens avec qui j’aurais pu être pote » m’a-t-il raconté. L’ambiance « stupidement viriliste » au travail ne lui convenait pas et il n’a pas trouvé de possibilités d’améliorer les choses.

      La plupart des témoignages reçus viennent confirmer une tendance lourde du monde du travail des années 2020 : si la violence est aussi répandue, c’est parce que la pression au travail s’est accrue, et pèse sur les épaules de toute une partie des effectifs, des managers aux employés de base. L’absence d’empathie des chaînes hiérarchiques semble être devenue la norme, comme nous l’avions déjà décrit dans un précédent article. C’est ainsi que Sara*, responsable de boutique dans une chaîne d’épicerie, a fini par quitter son emploi, après avoir gravi tous les échelons. Déjà éprouvée par la misogynie continuelle qu’elle subissait au quotidien, elle s’est retrouvée seule face à une situation de violence au travail, sans réaction de sa hiérarchie. Dans cette structure jeune, très laxiste sur le droit du travail, elle n’a pas trouvé de soutien face à la pression continuelle qu’elle subissait. Résultat, nous dit-elle, « j’allais au travail la boule au ventre, je faisais énormément de crises d’angoisse chez moi le soir, beaucoup d’insomnies aussi. J’ai un terrain anxieux depuis l’adolescence mais c’était la première fois depuis des années que j’ai ressenti le besoin d’être sous traitement. Je me sentais impuissante et en danger ».

      Ce témoignage est tristement banal : il semblerait qu’en France, les hiérarchies se complaisent dans l’inaction face aux atteintes à la santé des salariés. Il faut dire que les dernières évolutions législatives ont considérablement favorisé cette nouvelle donne. Nous en avons parlé à de multiples reprises : depuis la loi El Khomri de 2016 et les ordonnances travail de 2017, la santé au travail est reléguée au second plan, et le pouvoir du patronat face aux salariés a été considérablement renforcé. Le prix à payer était, jusqu’ici, l’augmentation du mal-être au travail, du burn out ainsi que des accidents, qui fait de la France une triste championne d’Europe de la mortalité au travail.

      La démission et le turn over qui en résultent, ainsi que la difficulté à recruter dans de nombreux secteurs, est désormais le prix que doivent payer les employeurs, et ils ne sont pas contents : peut-être auraient-ils pu y songer quand ils envoyaient toutes leurs organisations représentatives (MEDEF, CPME…) plaider pour détricoter le code du travail auprès des gouvernements successifs.

      La « perte de sens » : une question matérielle et non spirituelle

      Dans les témoignages reçus, la question du sens occupe une place moins grande que celle des (mauvaises) conditions de travail. Là encore, la désertion d’en bas diffère de la désertion d’en haut décrite dans la presse, où la question du sens et des grands principes est centrale. Au point que les grands groupes s’adaptent pour retenir leurs « talents » (c’est comme ça que les cadres sup appellent les autres cadres sup) en se donnant une « raison d’être » qui ne soit pas que la satisfaction de l’appât du gain des actionnaires. Ce dispositif est permis par la loi PACTE depuis 2019, et il ne sert à rien d’autre qu’à faire croire qu’une boîte capitaliste n’est pas seulement capitaliste : elle aime les arbres, aussi. Quand il s’agit du sens au travail, personne n’évoque la politique de “Responsabilité Sociale et Écologique » que les grands groupes affichent fièrement sur des affiches dans le hall du siège social. En revanche, trois cas de figures semblent se dessiner : le sentiment d’absurdité et d’inutilité, le sentiment de ne pas réussir à faire correctement son travail et de voir ses missions dévoyées, et enfin celui de faire un travail nuisible, intrinsèquement mauvais, qu’il convient de quitter pour des raisons politiques et morales.
      1 – L’absurdité au rendez-vous : « qu’on existe ou pas, ça ne change rien »

      Mon frère a quitté une structure associative où il était constamment noyé de boulot… sans savoir à quoi il servait. « J’ai encore une histoire à la The Office à te raconter » avait-il l’habitude de m’écrire. The Office, brillante série américaine, met en scène des salariés qui font toujours autre chose que leur travail, car constamment sollicités par un patron égocentrique et extravagant les entraînant dans un tourbillon de réunions, formations sécurité, séminaires de team building, concours de meilleur employé etc. Mais à la fin, ils servent à quoi, ces gens qui travaillent ? Dans le cas de mon frère, si le sens était altéré, c’était d’abord en raison d’une mauvaise gestion, d’un objet mal défini par un compromis politique reconduit chaque année par un directoire composé d’élus locaux. Il n’empêche que pour mon frère, l’intérêt de son job pour la société n’était pas avéré : « qu’on existe ou pas, ça ne change rien » m’a-t-il dit avant de décider de partir.

      Le thème des « bullshit jobs », ces métiers inutiles et ennuyeux dont l’existence a été brillamment théorisée par l’anthropologue britannique David Graeber, peut expliquer tout un pan du désamour d’une partie des cadres moyens pour leurs professions vides de sens. Pour mon ami A., son activité de consultant s’inscrivait en partie dans ce paradigme-là. Bien sûr, son action avait une utilité pour l’entreprise cliente, car le logiciel qu’il y mettait en place et pour lequel il formait le personnel à une organisation dédiée améliorait vraiment les choses. Mais que faire si l’entreprise elle-même avait une activité absurde ?

      Le capitalisme contemporain, nous dit Graeber, génère une immense aristocratie constituée de services de ressources humaines et de cabinets de consultants, c’est-à-dire de gens dont le travail est de gérer le travail des autres. Forcément, l’utilité ne tombe pas toujours sous le sens. Cette masse de gens qui dépendent de cette économie des services pour le travail n’a cessé de grossir, et ses contradictions génèrent sa propre croissance : dans ces entreprises où les cadres s’ennuient et se demandent à quoi ils servent, il faut faire venir des consultant en bien-être au travail qui vont organiser des ateliers et des cercles de parole pour parler de ce problème.

      Le problème du sentiment d’absurdité au travail, c’est qu’aucune hiérarchie ne tolère qu’il s’exprime librement. Les techniques de management des années 2020 insistent sur la nécessité de l’engagement, en toute bienveillance évidemment : il s’agit d’être sûr que tout le monde adhère à fond au sens de son travail. Ecrire un hymne en l’honneur de l’entreprise, comme A. a été invité à le faire lors d’un week-end de « team building », poster des photos de son travail et de son enthousiasme sur un réseau social interne, comme doivent le faire les salariés d’un grand groupe agroalimentaire où j’ai eu l’occasion de mener une expertise en santé au travail. Le non-engagement est sanctionné : dans cette entreprise, une évaluation comportementale annuelle se penche sur le niveau d’engagement et d’implication des salariés. Le soupir n’est pas de mise. Comment, dans ces conditions, tenir le coup sans devenir un peu fou ? A., comme d’autres consultants qui m’ont écrit, a choisi la démission.
      2 – La qualité empêchée : « j’aimerais juste pouvoir faire mon travail »

      Le sentiment d’absurdité ne peut expliquer à lui seul la succession de démissions et de déception professionnelle. Au contraire, nombre de récits reçus sont ceux de gens qui croyaient en ce qu’ils faisaient mais se sont vu empêcher de mener correctement leurs missions. La question du sens est le plus souvent abordée sous l’angle de la capacité ou non à bien faire son travail. Or, autour de moi et dans les témoignages reçus pour cette enquête, tout le monde semble frappé de ce que les psychologues du travail appellent la « qualité empêchée ».

      L’histoire de Céline*, maîtresse de conférence dans l’université d’une grande ville française, s’inscrit en partie dans ce cadre. Elle aussi a été poussée au départ par une pression administrative constante et l’absence de solidarité de son équipe. Elle a quitté une situation pourtant décrite comme confortable et stable : fonctionnaire, dans l’université publique… Pour elle, son travail est détruit par « les dossiers interminables pour avoir des moyens ou justifier qu’on a bien fait son travail », mais aussi les programmes et l’organisation du travail qui changent constamment et, évidemment, le manque de moyens. Paloma, enseignante dans le secondaire, a pris conscience de son envie de partir lors des confinements, mise face à la désorganisation de l’Education nationale, au niveau du pays comme des deux établissements où elle enseignait. Plus généralement, elle m’a confié que “le plus dur, c’était de constater que les élèves détestent l’école et les profs aussi, et qu’on ne cherche pas à faire réfléchir les élèves ou à développer leur sens critique. Je ne voulais pas contribuer à ça.”

      La question du manque de moyens est omniprésente lorsque l’on discute avec les personnels des services publics. Ce manque, qui se ressent dans la rémunération mais qui transforme toute envie d’agir ou d’améliorer les choses en parcours du combattant face à des gestionnaires omniprésents et tâtillons, brisent l’envie de rester. Les soignant.e.s ne cessent de le répéter, apparemment en vain : « En formation, on apprend que chaque patient est unique et qu’il faut le traiter comme tel, résumait Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers. Mais quand on arrive à l’hôpital, on est face à un processus bien plus industriel, où on n’a pas le temps d’accompagner le patient, d’être à l’écoute. Il y a alors le sentiment de mal faire son travail et une perte de sens ». C’était il y a un an. Désormais, la pénurie de personnel entraîne la fermeture de services d’urgences la nuit, un peu partout en France. Ce sont les patients, et le personnel qui continue malgré tout, qui subissent de plein fouet les départs en masse de l’hôpital public où « la grande démission » n’est pas une légende médiatique.

      Face à ces problèmes très concrets, la question du sens devient presque une opportunité rhétorique pour le gouvernement et les strates hiérarchiques : il faudrait « réenchanter la profession », donner du sens aux métiers du service public à base de communication abstraite, plutôt que de donner les moyens de travailler correctement.
      3 – Le sentiment de faire un travail nocif : ​​”j’étais surtout un maillon de la perpétuation de la violence sociale”

      Hugo* travaillait pour un important bailleur social d’Île-de-France. Désireux de sortir de la précarité continue qu’il connaissait en enchaînant les CDD dans la fonction publique, il est devenu chef de projet dans cette structure, en ayant l’espoir de pouvoir se rendre utile. « J’y suis arrivé plein d’entrain car j’avais à cœur de faire un métier « qui ait du sens » … loger les pauvres, être un maillon de la solidarité sociale, etc ». Il a vite déchanté : « Globalement, je me suis rendu compte que j’étais surtout un maillon de la perpétuation de la violence sociale. In fine, malgré tout l’enrobage du type « bienveillance », « au service des plus démunis », des photos de bambins « de cité » tout sourire, il s’agissait d’encaisser les loyers pour engraisser les actionnaires (c’était un bailleur social privé, pas public). J’ai ainsi participé à une opération de relogement d’une tour de 60 habitants, qui allait être démolie dans le cadre du « renouvellement urbain ». Autant vous dire que les locataires n’étaient pour beaucoup (hormis quelques fonctionnaires communaux ayant encore un peu d’âme) que des numéros. Des « poids » à dégager au plus vite. Toutes les semaines je devais faire un « reporting » sur combien étaient partis, combien il en restait encore, avec un objectif… Je devais faire 3 propositions de logement aux locataires et leur mettre la pression pour qu’ils acceptent, en brandissant la menace de l’expulsion à demi-mot. Je voyais l’angoisse sur le visage des gens. » Hugo a fini par craquer et obtenir – au forceps – une rupture conventionnelle.

      Selma* et Damien* travaillaient aussi dans des professions participant de la façon dont on construit et on habite les villes. La première est urbaniste, le second architecte. Ils ont quitté des métiers pourtant souvent perçus comme intéressants et utiles parce que les effets de leur action leur semblaient vains voire néfastes, sur le plan social et écologique. Pour Selma, les mauvaises conditions de travail liées aux contraintes financières de son entreprise rachetée par un grand groupe sapait la qualité de son travail. Quant à Damien, il déplore les activités de son ancienne agence d’architecture : “Les projets sur lesquels je travaillais étaient très loin de mes convictions : des logements pour des promoteurs, en béton, quasiment aucune réflexion sur l’écologie (au-delà des normes thermiques obligatoires). Je faisais partie d’une organisation qui construisait des logements dans le seul but de faire de l’argent pour les promoteurs avec qui je travaillais.” Sa conclusion est sans appel : “Globalement, j’en suis arrivé à la conclusion que nous allions tous dans le mur (écologique). Les villes seront bientôt invivables, ne sont pas résilientes au changement climatique (essayez de passer un été sans clim à Strasbourg). J’ai constaté que j’étais totalement impuissant pour changer un tant soit peu les choses.”

      Les personnes qui travaillent dans des domaines d’activité nocifs à la société et qui en souffrent évoluent dans une contradiction forte, qui se termine souvent par un départ, faute d’avoir pu faire changer les choses de l’intérieur. Le manque d’autonomie conjugué à la quête de sens peut expliquer le nombre croissant de démissions et la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs (le nucléaire, par exemple, a de grosses difficultés à recruter – étonnant, non ?). Chercher du sens dans son travail pose néanmoins une question de ressources : la stabilité économique doit d’abord être garantie, et la majeure partie de la classe laborieuse n’a pas le luxe de s’offrir le sens et la sécurité tout à la fois.
      La démission : une forme (désespérée) de protestation au travail ?

      Je repense à mes départs successifs (trois, au total : un non-renouvellement de CDD, une démission, une rupture conventionnelle) avec soulagement mais aussi une pointe de culpabilité. Quitter un emploi, c’est laisser derrière soi des collègues que l’on appréciait, avec qui l’on riait mais aussi avec qui on luttait. Deux de mes départs ont été le résultat de petites ou de grosses défaites collectives, accompagné d’un dégoût ou d’un désintérêt pour des secteurs ou des entreprises que j’estimais impossibles, en l’état du rapport de force, à changer. J’ai donc demandé à toutes les personnes qui m’ont raconté leur démission si elles avaient tenté de changer les choses de l’intérieur, et comment cela s’était passé. La majeure partie des personnes qui m’ont répondu ont tenté de se battre. En questionnant la hiérarchie sur les conditions de travail, en réclamant justice, en poussant la structure à s’interroger sur le sens de son action et de ses missions… en vain.

      Les situations les plus désespérées en la matière m’ont sans doute été racontées de la part de démissionnaires du monde associatif. Les associations, des structures où l’on exerce en théorie des métiers qui ont du sens… et qui sont progressivement vidées de leur essence par des hiérarchies calamiteuses, des conditions de travail très dégradées, des logiques néolibérales et gestionnaires qui viennent s’appliquer au forceps, contre l’intérêt des salariés et des usagers… Et le pire, c’est que le discours du sens y est devenu une arme mobilisée par le patronat associatif pour mater les salariés récalcitrants en leur opposant la noblesse de leur mission et la nécessité de ne pas y déroger pour ne pas nuire aux usagers. Antoine, démissionnaire d’une association d’éducation populaire dans l’ouest de la France, résume bien la situation : “dans l’associatif, la répression syndicale est super forte, joli combo avec le côté « on est dans une association alors on est toustes des gens biens et militants donc ça se fait pas de parler de domination”, qui décourage pas mal à se mobiliser…”.

      Il y a des secteurs qui sont structurellement moins propices à la résistance salariale collective, et l’associatif en fait partie, et pas seulement à cause du discours évoqué par Antoine. Le syndicat ASSO, la branche de Solidaires dédié aux salariés de l’associatif, rappelle qu’il s’agit d’un secteur “très atomisé, où nombre de salarié.e.s se trouvent seul.e.s dans de très petites structures : plus de 80 % des associations emploient moins de 10 salarié.e.s. L’organisation d’élections n’est pas obligatoire selon le code du travail pour les structures de moins de 10 salarié.e.s (6 pour la Convention de l’animation). Très peu de salarié.e.s ont une voix officielle, via un représentant.e du personnel, pour participer aux discussions sur leurs conditions de travail et pas d’appuis en interne en cas de conflit.” Par ailleurs, “près de 30% des salarié.e.s associatifs ne sont pas couverts par une convention collective (contre 8% dans le secteur privé marchand)”. On part donc de plus loin, quand on est salarié de l’associatif, que d’autres, pour améliorer les choses. Mais c’est le cas, d’une façon générale, dans l’ensemble des secteurs du pays qui ont tous subi d’importants reculs en matière de rapport de force salarial. Partout, le patronat est sorti renforcé des différentes réformes gouvernementales.

      C’est le cas à la SNCF, dont le personnel est massivement sur le départ depuis 2018, date de la réforme ferroviaire et d’une longue grève brisée par Macron et Borne, alors ministre des Transports et depuis Première ministre. En 2019, les départs ont augmenté de 40% par rapport à 2018, et ils suivent depuis le même rythme. La direction de la SNCF a tout fait pour briser les collectifs de travail, atomiser les salariés et modifier leurs conditions de travail. Dans Libération, les cheminots racontent comment la fin de leur statut a mis fin, entre autres, à la retraite garantie à 55 ans, compensation d’un rythme de travail épuisant.

      Difficile de résister quand les syndicats sont de moins en moins présents et nombreux. Yann, notre manutentionnaire démissionnaire, s’en prend quant à lui à la perte de culture du rapport de force chez ses collègues : « J’ai 35 ans et j’ai entendu de plus de plus les discours managériaux et les exigences patronales dans la bouche des ouvriers. C’est d’une déprime… Rien à prendre aussi du côté des « anciens » avec des dos défoncés qui ressassent des discours du type « on se plaignait pas avant », « les jeunes veulent plus rien faire »… ». Le problème dépasse largement, selon Yann, la culture de son ex-entreprise. Il s’étonne : “C’est fou que le sujet du malheur au travail ne soit quasiment jamais abordé à part par le côté clinique des burn out. Le sujet est absent de toutes les dernières campagnes électorales.”

      La solitude et la désunion, ou du moins l’absence de culture du rapport de force au travail, est une réalité qu’il est facile d’éprouver : la baisse continue des effectifs syndicaux n’en est que l’illustration statistique la plus flagrante. La démission devient alors une façon de mettre le collectif face à ses contradictions, d’interpeller collègues, direction et la société plus globalement sur les injustices qui s’accumulent. C’est un peu ce que concluait mon amie Orianne, infirmière à l’AP-HP et depuis en disponibilité pour exercer dans le privé. Comme des milliers de soignant.e.s en France, elle a déserté des hôpitaux publics détraqués par les gouvernements successifs – et celui-ci en particulier. Membre du collectif InterUrgences, Orianne s’est pourtant battue pendant plusieurs années, avec ses collègues, pour obtenir une revalorisation salariale et de meilleures conditions de travail, globalement en vain. Les applaudissements aux fenêtres durant le premier confinement n’auront donc pas suffi : le départ a été pour elle une issue personnelle et, dans un sens, collective ; face au manque de soignant.e.s, le gouvernement va-t-il finir par réagir ?

      De là à dire que la démission est une forme radicale et individuelle de grève, il n’y a qu’un pas que nous franchirons pas : car les grèves renforcent le collectif, soudent les collègues autour d’un objectif commun alors que la démission vous laisse le plus souvent seul, même si des effets collectifs peuvent se créer. Antoine a bon espoir que sa démission ait un peu secoué les choses : “mon départ a pas mal remué le Conseil d’Administration de mon association qui a prévu un gros travail sur la direction collégiale entre autres. A voir si cela bouge en termes de fonctionnement interne”, me dit-il. Lorsque mon frère a quitté son association, il s’est demandé si ses supérieurs hiérarchiques allaient “se remettre en question”. Je lui ai plutôt conseillé de ne pas en attendre grand-chose : les hiérarchies sont généralement expertes pour ne pas se remettre en question. Les “départs” sont évoqués, dans les entreprises, avec une grande pudeur, voire carrément mis de côté ou rangés du côté des fameux “motifs personnels” qui sont la réponse préférée des hiérarchies aux manifestations de la souffrance au travail.
      La quête (vaine ?) d’un ailleurs

      “Si ça continue, je vais partir élever des chèvres dans le Larzac moi” : c’est une phrase que j’ai souvent entendu, cliché du changement de vie après des déceptions professionnelles. Force est de constater que ce n’est pas la route empruntée par la plupart des démissionnaires, sinon les départements de la Lozère ou de l’Ariège auraient fait un signalement statistique. La plupart des personnes qui ont témoigné au cours de cette enquête ont des aspirations plus modestes : trouver un emploi avec des horaires moins difficiles, quitter une entreprise toxique, prendre le temps de réfléchir à la suite ou devenir indépendant.

      La reconversion agricole ou la reconversion tout court restent des possibilités accessibles à une minorité de personnes, en raison du temps et de l’argent que cela requiert. Yann, à nouveau, a tout résumé : “J’entends souvent le type de discours sur la perte de sens des CSP+ qui rêvent d’ouvrir un food truck ou un salon de massage, et ça m’irrite au plus haut point. Quand on est cadre, on a le capital financier/scolaire et le réseau pour faire autre chose. C’est nettement plus difficile quand on est préparateur de commande”. Mon compagnon fait partie de celles et ceux qui ont choisi la reconversion agricole comme planche de salut après des expériences désastreuses dans d’autres secteurs de l’économie. Il est le premier à relativiser le discours qui fait de l’agriculture un “ailleurs” au capitalisme . Ce n’est d’ailleurs pas pour ça qu’il a franchi ce cap, mais bien en raison d’un désir de vivre à la campagne, loin de la ville et dans un secteur qui l’intéressait davantage. Mais pour lui ce n’est pas une “alternative” au capitalisme, et c’est loin d’être une activité qu’il conseillerait à toutes celles et ceux qui veulent déserter les bureaux ou les entrepôts de la vie capitaliste : “C’est dur et tu gagnes mal ta vie”.

      Loin de l’image d’Epinal de la reconversion agricole enchantée où l’on vit d’amour et d’eau fraîche dans des cabanes dans les bois, façon vidéo Brut, l’agriculture, même biologique, s’insère dans un marché et dans des rapports de force qui sont tout sauf anticapitalistes. Le poids politique de l’agriculture intensive, le règne de la FNSEA, le principal lobby agro-industriel qui impose ses vues à tout le monde, avec le soutien du gouvernement, ne font pas de ce secteur un endroit apaisé et éloigné des turpitudes décrites précédemment.

      J’ai voulu un temps m’y lancer moi aussi (depuis, je me contente d’être vendeur au marché, ce qui me convient très bien) et j’ai vu, lors des formations que je suivais, l’attraction que le secteur exerçait sur de nombreux salariés désireux de changer, littéralement, d’horizon. J’ai vu ceux d’en bas, qui luttaient pour obtenir un lopin de terre à peine cultivable, et ceux d’en haut, qui rachètent des domaines immenses, font creuser des étangs et plantent le jardin bio-permaculture de leur rêve – pardon, font planter par des ouvriers agricoles – et semblent y jouer une vie, comme Marie-Antoinette dans la fausse fermette construite pour elle dans les jardins de Versailles. Puis ils s’étonnent que la population locale ne les accueille pas à bras ouverts… Bref, le monde agricole n’est pas un ailleurs, il est une autre partie du capitalisme où il faut lutter – même si le paysage y est souvent plus beau. Et d’ailleurs, les agriculteurs démissionnent aussi – de leur métier ou, c’est une réalité tragique, de leur propre vie. Les exploitants agricoles ont malheureusement la mortalité par suicide la plus élevée de toutes les catégories sociales.

      S’il y a bien un désir qui réunit la majeure partie des démissionnaires à qui j’ai parlé, et qui m’a moi-même animé, c’est celui de sortir du lien de subordination et du monde étouffant de l’entreprise en devenant indépendant. Ce désir d’indépendance, souvent snobé, quand on est de gauche, car il s’apparenterait à de la soumission déguisée en autonomie entrepreneuriale, n’est pourtant pas vécu comme un “projet” disruptif et capitaliste. Bien au contraire, les gens qui choisissent la voie de “l’auto-entrepreneuriat” et du freelance savent que c’est aussi une précarité économique que l’on peut vivre si on en a les moyens : quelques économies, un niveau de qualification suffisant, un petit réseau… Mais parfois, après avoir subi la violence du lien hiérarchique, on peut s’en contenter si c’est une possibilité. Mohamed, ingénieur, résume ce qui, pour lui, mène à l’envie d’indépendance, et qui résulte directement des impasses structurelles du travail sous le capitalisme contemporain : “Je n’ai que trois possibilités : faire partie d’un grand groupe (Atos, Orange, Thales, etc.), pire solution car travaillant exclusivement pour des actionnaires avec un boulot qui n’a aucun sens. Repartir en PME, ce qui est très bien pour 5 ans maximum mais on finit toujours par se faire racheter par les gros. Ou devenir indépendant.” Mais pour beaucoup, après la démission, c’est la quête d’un boulot salarié “moins pire” qui reste le seul choix possible.

      Démissionnaires de tous les secteurs, unissons-nous !

      Poussés dehors par des entreprises et des services publics de plus en plus macronisés (c’est-à-dire où la violence des rapports humains, la fausseté du discours et la satisfaction des actionnaires ou des gestionnaires prennent toute la place), nous sommes amenés à chercher des recours possibles pour mener une vie plus tranquille, un peu à l’égard de la guerre que le capitalisme nous mène. Mais l’ailleurs n’existe pas, ou bien il implique des choix de vie radicaux et sacrificiels. “Je me demande s’il y a moyen de dire fuck à la société capitaliste sans devenir un primitiviste babos qui ne se lave plus”, me résumait cette semaine mon frère, sans pitié. Franchement, sans doute pas. On peut s’épargner des souffrances inutiles en refusant le salariat, des boulots absurdes et profondément aliénants – quand on le peut – mais partout où on l’on se trouve, il faut lutter.

      Ce constat serait plombant si j’étais le seul à avoir quitté à répétition mes derniers emplois. Mais ce n’est pas le cas. Nous, démissionnaires, sommes des dizaines de milliers. Nous, les rescapés des ruptures conventionnelles, les démissionnaires sans allocations, les abandonneurs de postes, rejoignons chaque jour le cortège ordinaire des licenciés, des en-incapacité-de-travailler, des accidentés, des malades, de tous ceux qui ont été exclus ou se sont exclus du cursus honorum que le capitalisme accorde à celles et ceux qui ne font pas partie de la classe bourgeoise : baisse la tête, obéis au chef, endette-toi, fais réparer ta voiture et peut-être qu’à 40 ans tu seras propriétaire de ton logement.

      Nous, démissionnaires, sommes si nombreux et si divers. Les écœurés du virilisme des chantiers comme Yann, les saoulées du sexisme de boutique comme Sara, les rescapés de la brutalité patronale comme Arthur, les Selma et Damien qui ne veulent pas nuire aux habitants en faisant de la merde, les Céline, Paloma et Orianne qui n’ont pas rejoint le service public pour maltraiter élèves et patients mais aussi les Mohamed, les Hugo qui ne veulent pas engraisser des actionnaires en faisant de l’abattage de dossier pour gonfler les chiffres… Démissionnaires = révolutionnaires ? En tout cas, leur démission est une preuve de non-adhésion au système capitaliste.

      Démissionnaires de tous les secteurs : vous n’êtes pas seuls, nous sommes des milliers, et notre existence fait le procès de l’entreprise capitaliste. Notre amour du travail bien fait, de la justice et de la solidarité sont incompatibles avec la façon dont le capitalisme transforme nos activités, même celles qui en sont a priori le plus éloignées. Démissionnaires de tous les secteurs : unissons-nous !

      https://www.frustrationmagazine.fr/enquete-desertion

      #désertion #désertion_d'en_bas #démissionnaires #travail

  • Presentation of the EUI Decolonising Initiative • European University Institute
    https://www.eui.eu/events?id=541756
    https://apps.eui.eu/EUI_API/EVENTSV2/Images/Image?id=2683

    The Decolonising Initiative is a project recently funded by researchers, professors and teachers of the language center at the EUI who believe in the necessity to tackle colonial privileges and assumptions in the material and intellectual fabric of our institution.

    This forum is a place to examine constructively, among other concerns, the matter of white euro-centrism in the content and framing of academic syllabi, a lack of diversity in the EUI community, and the legacies of colonial history in our institutions of learning.

    The Decolonising Initiative is not a research working group and our members come from the communities of PhD researchers, postdoctoral fellows, academic faculty, and administration. We believe it to be vital that any members of EUI to be invited to participate in this wider conversation about anti-racism and racial justice that is taking place globally, both within and outside research institutions.

    Contact(s):

    Daphné Budasz (European University Institute)

    Organiser(s):

    Benno Gammerl (EUI)

    Michelle Graabek (EUI)

    Nicola Hargreaves (EUI - Language Centre)

    Fartun Mohamed (EUI)

    Benjamin Carver (EUI - Language Centre)

    Ophelia Nicole-Berva (EUI)
    EUI Newsletter

    © European University Institute 2022, Badia Fiesolana - Via dei Roccettini 9, I-50014 San Domenico di Fiesole (FI) - Italy

    #decolonising #decolonial #

  • Decolonising Settler Cities - Antipode Online
    https://antipodeonline.org/iwas-1617-porter

    ❝Decolonising Settler Cities, Post-Workshop Report, May 2018

    Professor Libby Porter (Centre for Urban Research, RMIT University)

    Dr Tod Jones and Dr Shaphan Cox (Department of Planning and Geography, Curtin University)

    Professor Cheryl Kickett-Tucker (Translational Research Centre for Aboriginal Knowledges and Wellbeing, Curtin University)

    Summary of achievements

    Decolonising Settler Cities was a series of events held throughout 2017 bringing together Indigenous and non-Indigenous activists, scholars, communities and practitioners to share their questions and critiques, experience and knowledge of cities as settler-colonial modes of power, and the possibilities and obstacles they present for Indigenous land justice.

    Every Australian city is built on the unceded country[1] of distinct, sovereign Aboriginal and Torres Strait Islander peoples who continue to practice their laws, cultures, rights and interests under persistent regimes of settler-colonial power. Yet this fact has still not penetrated urban scholarship and practice in Australia. There has been remarkably little effort made to interrogate how this fact unsettles the categories, theories and knowledges used by urban geography and built environment disciplines to understand and practice the Australian city. Despite some key interventions in the field from a handful of scholars, there remains a profound silence in mainstream Australian urban geographical scholarship and practice on Indigenous rights and justice. The urban context is also a stubbornly difficult place for Aboriginal and Torres Strait Islander people to realise land justice. While nearly 80% of Indigenous people in Australia live in cities, less than 1% of the land base returned after decades of their struggle is in urban areas. The question of the urban context, then, for Indigenous land and cultural justice is both urgent and vital.

    Our purpose in this series of events was to bring these issues more sharply onto the agenda for radical urban geography in Australia and beyond. Building on recent efforts to bring critical analyses of urbanisation and settler colonial contexts together, the events contributed to efforts toward reconfiguring Australian urban scholarship and practice to properly attend to Indigenous land and cultural justice.

    We held a special panel session within the annual conference of the Institute of Australian Geographers (IAG) in July 2017 in Brisbane, Queensland. This lively discussion panel, “Practising paradox: Decolonising urban geographies from the settler-colonial University”, attracted around 20 participants and was led by Libby Porter and Tod Jones with special guest Yvonne Underhill-Sem.

    In September 2017, we held a two-day symposium in Perth, Western Australia. This attracted more than 60 delegates from around Australia and beyond, with around 50% Indigenous and 50% non-Indigenous participation and a mix of disciplinary backgrounds. The program included special guests Linda Kennedy and Oren Yiftachel. The event was co-designed between Indigenous and non-Indigenous organisers as a way to unsettle and challenge the conventions of knowing and sharing knowledge that tend to prevail in western scholarly contexts.

    Program and book of abstracts

    The symposium began with a yarning circle, facilitated by Carol Dowling, a Nyoongar scholar and cultural knowledge holder of yarning circle methods. For three hours on the first morning, Carol held open a specially designed space for the open sharing of ourselves as participants in terms of who we are in relation to Indigenous sovereignties and laws, and our individual experiences of settler-colonial power relations.

    Carol Dowling facilitating the yarning circle

    The program included papers on Aboriginal land rights, treaty negotiations, place-making and property, justice, urban design practices, education and pedagogy among other important themes. Many of the papers were joint presentations between Indigenous and non-Indigenous collaborators.

    One session involved around ten young people (aged 11-19) from the Kaat Koort n Hoops Peer Ambassador program in a panel session, facilitated by Cheryl Kickett-Tucker where they discussed what self-determination means to them in an urban context and some of the ways they are leading the future.

    Kaat Koort n Hoops honours the importance of education and the future aspirations upon wellbeing, academic outcomes and transitions. KKnH is an innovative community-led and sustainable program comprised of weekly wellbeing activities combined with weekly organized sport activities developed and delivered by Aboriginal young people (KKnH Peer Ambassadors). The purpose of this innovation is to provide real life, practical, leadership opportunities to Peer Ambassadors who will learn and teach young peers (KKnH participants) about holistic wellbeing (using organized sport as the vehicle). KKnH aims to provide Peer Ambassadors with a culturally empowering space to learn new skills, knowledge and confidence in a fun and relevant work environment so that they take a proactive approach to their life choices for the future and for today.

    fig4

    Kaat Koort n Hoops Peer Ambassadors

    As part of our outcomes, Peer Ambassadors partake in external, value add activities such as the Decolonising Settler Cities international symposium. Over three weeks leading up to the symposium, ten young Ambassadors (both Aboriginal and non-Aboriginal aged 12-23 years) worked independently and collectively to workshop their ideas of decolonization from their perspectives. At the symposium they led a young persons’ panel to present their ideas and take questions from the audience. They worked alongside KKnH Project Director, symposium co-convenor and working party member Cheryl Kickett-Tucker.

    We were led by Nyoongar Elder Noel Nannup on a walking tour to meet and know the country on which we were meeting through Nyoongar law and culture. We were able to film most of the symposium and have been able to create an archive shared among all the participants at this stage, as we work together on other negotiated outcomes that might be enabled by this archive.

    fig5

    Noel Nannup leading us toward knowing Nyoongar country

    Organising these events has helped toward creating a movement within Australian urban geography and cognate built environment disciplines towards a decolonizing ethics and politics in the service of self-determining Indigenous justice. There is evidence that such a movement has emerged and is gaining some momentum. At the 2017 RGS-IBG conference, two of the organisers of these Antipode Foundation-funded events convened a special paper session based on the IAG panel discussion, focused on decolonising knowledges within universities. The session included papers from Indigenous and non-Indigenous scholars on the paradoxes and challenges of decolonial practice within Universities. The Urban Geography Study Group of the Institute of Australian Geographers commissioned Linda Kennedy to write a “Leading Insight” essay on decolonising urban practice. This achieves a widening of the voices heard in Australian urban geographical studies, in formats that refuse the forms of white knowledge-creation that we have sought to challenge. A number of postgraduate students are taking up these issues and organising their own events and discussions. We have also worked with Clare Land, author of Decolonising Solidarity, to develop a reading and action group based on her book to further develop decolonial practices of solidarity and scholarship.

    Challenges encountered

    We encountered thankfully few major challenges or problems, but some of our intentions and program had to change to accommodate shifting conditions. A first challenge was that we were unable to host the one-day online forum originally planned. A number of conditions conspired to undermine this plan, perhaps the most significant being that as an organising team we were a little removed from the main organising committee of that event. It is likely to happen in 2018, and we can support the event and create the synergies originally planned.

    A second unfortunate change of plans occurred when Tony Birch was unable to join the Perth symposium at the last minute due to a serious illness in his family. While we missed Tony’s voice and had already paid some amounts for his travel which were not refundable, his withdrawal did not have a major effect on the outcomes we were able to achieve.

    Finally, practising decolonising ethics and philosophies within the organising of these efforts is a challenging undertaking. One of the most instructive dimensions of the work was where our intentions and practices came into conflict with the norms and expectations particularly of Western universities and also expectations and conventions within the scholarly community. We continue to reflect on these challenges and they will form part of our published outputs in the coming months.

    Plans for the future

    The 2018 NZGS-IAG conference will feature a special “Leading Insight” session sponsored by the Urban Geography Study Group on furthering the theme of decolonising urban knowledges, including published output forthcoming in Australian Geographer.

    We’re also planning a series of published outputs, including a co-authored article from the Perth symposium and a co-authored article from the RGS-IBG special session.

    Note

    [1] A word used widely by Aboriginal and Torres Strait Islander people in Australia to denote their special relationship with their lands and waters. Country is a living, sentient being in itself, an interconnected web of people, environment and non-human species.

    *

    Symposium, 26-27 September, Perth, Australia

    Decolonising Settler Cities is supported by an Antipode Foundation International Workshop Award. The award supports our pursuit in this symposium of knowing the city differently through conversation with Indigenous custodians, activists, scholars, elders and practitioners, and to use this as the basis for rethinking settler-colonial urbanism. Keynote speakers include Tony Birch, Linda Kennedy and Oren Yiftachel.

    There is still time to make a submission of interest to Decolonising Settler Cities. The call for participants closes on 1 June; please make a submission of 300 words to Tod Jones at Curtin University (T.Jones@curtin.edu.au) or Libby Porter at RMIT University (libby.porter@rmit.edu.au). More information is available on our website here.

    Please join us in seeking an agenda for establishing decolonising practices in Australian cities.

    We acknowledge and thank the Wadjuk Noongar people on whose territory Decolonising Settler Cities will be held. This symposium is hosted by Curtin University’s Translational Research Centre for Aboriginal Knowledges, the Centre for Aboriginal Studies, and the School of Built Environment in collaboration with the Centre for Urban Research, RMIT University. We acknowledge support and funds from the Institute of Australian Geographer"

    PDF of the workshop report: https://resources.curtin.edu.au/file/faculty/hum/Decolonising-Settler-Cities-Program.pdf

    #Decolonisation #Décolonial #ville #Australie #Indigenous

  • Decolonize your eyes, Padova.. Pratiche visuali di decolonizzazione della città

    Introduzione
    Il saggio a tre voci è composto da testi e due video.[1]
    Mackda Ghebremariam Tesfau’ (L’Europa è indifendibile) apre con un una riflessione sulle tracce coloniali che permangono all’interno degli spazi urbani. Lungi dall’essere neutre vestigia del passato, questi segni sono tracce di una storia contesa, che si situa contemporaneamente al cuore e ai margini invisibili della rappresentazione di sé dell’occidente. La dislocazione continua del fatto coloniale nella memoria storica informa il discorso che è oggi possibile sul tema delle migrazioni, del loro governo e dei rapporti tra Nord e Sud Globale. La stessa Europa di cui Césaire dichiarava “l’indifendibilità” è ora una “fortezza” che presidia i suoi confini dal movimento di ritorno postcoloniale.
    Annalisa Frisina (Pratiche visuali di decolonizzazione della città) prosegue con il racconto del percorso didattico e di ricerca Decolonizzare la città. Dialoghi visuali a Padova, realizzato nell’autunno del 2020. Questa esperienza mostra come sia possibile performare la decolonizzazzione negli spazi pubblici e attivare contro-politiche della memoria a livello urbano. Le pratiche visuali di decolonizzazione sono utili non solo per fare vacillare statue e nomi di vie, ma soprattutto per mettere in discussione le visioni del mondo e le gerarchie sociali che hanno reso possibile celebrare/dimenticare la violenza razzista e sessista del colonialismo. Le vie coloniali di Padova sono state riappropriate dai corpi, dalle voci e dagli sguardi di sei cittadine/i italiane/i afrodiscendenti, facendo uscire dall’insignificanza le tracce coloniali urbane e risignificandole in modo creativo.
    Infine, Salvatore Frisina (L’esperienza del A.S.D. Quadrato Meticcio) conclude il saggio soffermandosi sui due eventi urbani Decolonize your eyes (giugno e ottobre 2020), promossi dall’associazione Quadrato Meticcio, che ha saputo coinvolgere in un movimento decoloniale attori sociali molto eterogenei. Da quasi dieci anni questa associazione di sport popolare, radicata nel rione Palestro di Padova, favorisce la formazione di reti sociali auto-gestite e contribuisce alla lotta contro discriminazioni multiple (di classe, “razza” e genere). La sfida aperta dai movimenti antirazzisti decoloniali è infatti quella di mettere insieme processi simbolici e materiali.

    L’Europa è indifendibile
    L’Europa è indifendibile, scrive Césaire nel celebre passo iniziale del suo Discorso sul colonialismo (1950). Questa indifendibilità non è riferita tanto al fatto che l’Europa abbia commesso atti atroci quanto al fatto che questi siano stati scoperti. La “scopertura” è “svelamento”. Ciò che viene svelata è la natura stessa dell’impresa “Europa” e lo svelamento porta all’impossibilità di nascondere alla “coscienza” e alla “ragione” tali fatti: si tratta di un’indifendibilità “morale” e “spirituale”. A portare avanti questo svelamento, sottraendosi alla narrazione civilizzatrice che legittima – ovvero che difende – l’impresa coloniale sono, secondo Césaire, le masse popolari europee e i colonizzati che “dalle cave della schiavitù si ergono giudici”. Era il 1950.
    A più di sessant’anni di distanza, oggi l’Europa è tornata ad essere ben difesa, i suoi confini materiali e simbolici più che mai presidiati. Come in passato, tuttavia, uno svelamento della sua autentica natura potrebbe minarne le fondamenta. È quindi importante capire quale sia la narrazione che oggi sostiene la fortezza Europa.
    La scuola decoloniale ha mostrato come la colonialità sia un attributo del potere, la scuola postcoloniale come leggerne i segni all’interno della cultura materiale. Questa stessa cultura è stata interrogata, al fine di portarne alla luce gli impliciti. È successo ripetutamente alla statua di Montanelli, prima oggetto dell’azione di Non Una di Meno Milano, poi del movimento Black Lives Matter Italia. È successo alla fermata metro di Roma Amba Aradam. È successo anche alle vie coloniali di Padova. La reazione a queste azioni – reazione comune a diversi contesti internazionali – è particolarmente esplicativa della necessità, del Nord globale, di continuare a difendersi.
    Il fronte che si è aperto in contrapposizione alla cosiddetta cancel culture[2] si è battuto per la tutela del “passato” e della “Storia”, così facendo ribadendo un potere non affatto scontato, che è quello di decidere cosa sia “passato” e quale debba essere la Storia raccontata – oltre che il come debba essere raccontata. Le masse che si sono radunate sotto le statue abbattute, deturpate e sfidate, l’hanno fatto per liberare “passato” e “Storia” dal dominio bianco, maschile e coloniale che ha eretto questi monumenti a sua immagine e somiglianza. La posta in gioco è, ancora, uno svelamento, la presa di coscienza del fatto che queste non sono innocue reliquie di un passato disattivato, ma piuttosto la testimonianza silente di una Storia che lega indissolubilmente passato a presente, Nord globale e Sud globale, colonialismo e migrazioni. Riattivare questo collegamento serve a far crollare l’impalcatura ideologica sulla quale oggi si fonda la pretesa di sicurezza invocata e agita dall’Europa.
    Igiaba Scego e Rino Bianchi, in Roma Negata (2014), sono stati tra i primi a dedicare attenzione a queste rumorose reliquie in Italia. L’urgenza che li ha spinti a lavorare sui resti coloniali nella loro città è l’oblio nel quale il colonialismo italiano è stato relegato. Come numerosi autrici e autori postcoloniali hanno dimostrato, tuttavia, questo oblio è tutt’altro che improduttivo. La funzione che svolge è infatti letteralmente salvifica, ovvero ha lo scopo di salvare la narrazione nazionale dalle possibili incrinature prodotte dallo svelamento alla “barra della coscienza” (Césaire 1950) delle responsabilità coloniali e dei modi in cui si è stati partecipi e protagonisti della costruzione di un mondo profondamente diseguale. Al contempo, la presenza di questi monumenti permette, a livello inconscio, di continuare a godere del senso di superiorità imperiale di cui sono intrisi, di continuare cioè a pensarsi come parte dell’Europa e del Nord Globale, con ciò che questo comporta. Che cosa significa dunque puntarvi il dito? Che cosa succede quando la memoria viene riattivata in funzione del presente?
    La colonialità ha delle caratteristiche intrinseche, ovvero dei meccanismi che ne presiedono il funzionamento. Una di queste caratteristiche è la produzione costante di confini. Questa necessità è evidente sin dai suoi albori ed è rintracciabile anche in pagine storiche che non sono abitualmente lette attraverso una lente coloniale. Un esempio è la riflessione marxiana dei Dibattiti sulla legge contro i furti di legna[3], in cui il pensatore indaga il fenomeno delle enclosure, le recinzioni che tra ‘700 e ‘800 comparvero in tutta Europa al fine di rendere privati i fondi demaniali, usati consuetudinariamente dalla classe contadina come supporto alla sussistenza del proprio nucleo attraverso la caccia e la raccolta. Distinzione, definizione e confinamento sono processi materiali e simbolici centrali della colonialità. Per contro, connettere, comporre e sconfinare sono atti di resistenza al potere coloniale.
    Da tempo Gurminder K. Bhambra (2017) ha posto l’accento sull’importanza di questo lavoro di ricucitura storica e sociologica. Secondo l’autrice la stessa distinzione tra cittadino e migrante è frutto di una concettualizzazione statuale che fonda le sue categorie nel momento storico degli imperi. In questo senso per Bhambra tale distinzione poggia su di una lettura inadeguata della storia condivisa. Tale lettura ha l’effetto di materializzare l’uno – il cittadino – come un soggetto avente diritti, come un soggetto “al giusto posto”, e l’altro – il migrante – come un soggetto “fuori posto”, qualcuno che non appartiene allo stato nazione.
    Questo cortocircuito storico è reso evidente nella mappa coloniale che abbiamo deciso di “sfidare” nel video partecipativo. La raffigurazione dell’Impero Italiano presente in piazza delle Erbe a Padova raffigura Eritrea, Etiopia, Somalia, Libia, Albania e Italia in bianco, affinché risaltino sullo sfondo scuro della cartina. Su questo spazio bianco è possibile tracciare la rotta che oggi le persone migranti intraprendono per raggiungere la Libia da numerosi paesi subsahariani, tra cui la Somalia, l’Eritrea e l’Etiopia, la stessa Libia che è stata definita un grande carcere a cielo aperto. Dal 2008 infatti Italia e Libia sono legate da accordi bilaterali. Secondo questi accordi l’Italia si è impegnata a risarcire la Libia per l’occupazione coloniale, e in cambio la Libia ha assunto il ruolo di “guardiano” dei confini italiani, ruolo che agisce attraverso il contenimento delle persone migranti che raggiungono il paese per tentare la traversata mediterranea verso l’Europa. Risulta evidente come all’interno di questi accordi vi è una riattivazione del passato – il risarcimento coloniale – che risulta paradossalmente neocoloniale piuttosto che de o anti-coloniale.
    L’Italia è indifendibile, eppure si difende. Si difende anche grazie all’ombra in cui mantiene parti della sua storia, e si difende moltiplicando i confini coloniali tra cittadini e stranieri, tra passato e presente. Questo passato non è però tale, al contrario plasma il presente traducendo vecchie disuguaglianze sotto nuove vesti. Oggi la dimensione coloniale si è spostata sui corpi migranti, che si trovano ad essere marchiati da una differenza che produce esclusione nel quotidiano.
    I confini coloniali – quelli materiali come quelli simbolici – si ergono dunque a difesa dell’Italia e dell’Europa. Come nel 1950 però, questa difendibilità è possibile solo a patto che le masse popolari e subalterne accettino e condividano la narrazione coloniale, che è stata ieri quella della “missione civilizzatrice” ed è oggi quella della “sicurezza”. Al fine di decolonizzare il presente è dunque necessario uscire da queste narrazioni e riconnettere il passato alla contemporaneità al fine di svelare la natura coloniale del potere oggi. Così facendo la difesa dell’Europa potrà essere nuovamente scalfibile.
    Il video partecipativo realizzato a Padova va esattamente in questa direzione: cerca di ricucire storie e relazioni interrotte e nel farlo pone al centro il fatto coloniale nella sua continuità e contemporaneità.

    Pratiche visuali di decolonizzazione della città
    Il video con Mackda Ghebremariam Tesfau è nato all’interno del laboratorio di Visual Research Methods dell’Università di Padova. Da diversi anni, questo laboratorio è diventato un’occasione preziosa per fare didattica e ricerca in modo riflessivo e collaborativo, affrontando il tema del razzismo nella società italiana attraverso l’analisi critica della visualità legata alla modernità europea e attraverso la sperimentazione di pratiche contro-visuali (Mirzoeff 2011). Come docente, ho provato a fare i conti con “l’innocenza bianca” (Wekker 2016) e spingere le mie studentesse e i miei studenti oltre la memoria auto-assolutoria del colonialismo italiano coi suoi miti (“italiani brava gente”, “eravamo lì come migranti straccioni” ecc.). Per non restare intrappolate/i nella colonialità del potere, le/li/ci ho invitate/i a prendere consapevolezza di quale sia il nostro sguardo su noi stessi nel racconto che facciamo degli “altri” e delle “altre”, mettendo in evidenza il peso delle divisioni e delle gerarchie sociali. Come mi hanno detto alcune mie studentesse, si tratta di un lavoro faticoso e dal punto di vista emotivo a volte difficilmente sostenibile. Eppure, penso sia importante (far) riconoscere il proprio “disagio” in quanto europei/e “bianchi/e” e farci qualcosa collettivamente, perché il sentimento di colpa individuale è sterile, mentre la responsabilità è capacità di agire, rispondere insieme e prendere posizione di fronte ai conflitti sociali e alle disuguaglianze del presente.
    Nel 2020 la scommessa è stata quella di fare insieme a italiani/e afrodiscendenti un percorso di video partecipativo (Decolonizzare la città. Dialoghi visuali a Padova[4]) e di utilizzare il “walk about” (Frisina 2013) per fare passeggiate urbane con studentesse e studenti lasciandosi interpellare dalle tracce coloniali disseminate nella città di Padova, in particolare nel rione Palestro dove abito. La congiuntura temporale è stata cruciale.
    Da una parte, ci siamo ritrovate nell’onda del movimento Black Lives Matter dopo l’omicidio di George Floyd a Minneapolis. Come discusso altrove (Frisina & Ghebremariam Tesfau’ 2020, pp. 399-401), l’antirazzismo è (anche) una contro-politica della memoria e, specialmente nell’ultimo anno, a livello globale, diversi movimenti hanno messo in discussione il passato a partire da monumenti e da vie che simbolizzano l’eredità dello schiavismo e del colonialismo. Inevitabilmente, in un’Europa post-coloniale in cui i cittadini hanno le origini più diverse da generazioni e in cui l’attivismo degli afrodiscendenti diventa sempre più rilevante, si sono diffuse pratiche di risignificazione culturale attraverso le quali è impossibile continuare a vedere statue, monumenti, musei, vie intrise di storia coloniale in modo acritico; e dunque è sempre più difficile continuare a vedersi in modo innocente.
    D’altra parte, il protrarsi della crisi sanitaria legata al covid-19, con le difficoltà crescenti a fare didattica in presenza all’interno delle aule universitarie, ha costituito sia una notevole spinta per uscire in strada e sperimentare forme di apprendimento più incarnate e multisensoriali, sia un forte limite alla socialità che solitamente accompagna la ricerca qualitativa, portandoci ad accelerare i tempi del laboratorio visuale in modo da non restare bloccati da nuovi e incalzanti dpcm. Nel giro di soli due mesi (ottobre-novembre 2020), dunque, abbiamo realizzato il video con l’obiettivo di far uscire dall’insignificanza alcune tracce coloniali urbane, risignificandole in modo creativo.
    Il video è stato costruito attraverso pratiche visuali di decolonizzazione che hanno avuto come denominatore comune l’attivazione di contro-politiche della memoria, a partire da sguardi personali e familiari, intimamente politici. Le sei voci narranti mettono in discussione le gerarchie sociali che hanno reso possibile celebrare/dimenticare la violenza razzista e sessista del colonialismo e offrono visioni alternative della società, perché capaci di aspirare e rivendicare maggiore giustizia sociale, la libertà culturale di scegliersi le proprie appartenenze e anche il potere trasformativo della bellezza artistica.
    Nel video, oltre a Mackda Ghebremariam Tesfau’, ci sono Wissal Houbabi, Cadigia Hassan, Ilaria Zorzan, Emmanuel M’bayo Mertens e Viviana Zorzato, che si riappropriano delle tracce coloniali con la presenza dei loro corpi in città e la profondità dei loro sguardi.
    Wissal, artista “figlia della diaspora e del mare di mezzo”, “reincarnazione del passato rimosso”, si muove accompagnata dalla canzone di Amir Issa Non respiro (2020). Lascia la sua poesia disseminata tra Via Catania, via Cirenaica, via Enna e Via Libia.

    «Cerchiamo uno spiraglio per poter respirare, soffocati ben prima che ci tappassero la bocca e ci igienizzassero le mani, cerchiamo una soluzione per poter sopravvivere […]
    Non siamo sulla stessa barca e ci vuole classe a non farvelo pesare. E la mia classe sociale non ha più forza di provare rabbia o rancore.
    Il passato è qui, insidioso tra le nostre menti e il futuro è forse passato.
    Il passato è qui anche se lo dimentichi, anche se lo ignori, anche se fai di tutto per negare lo squallore di quel che è stato, lo Stato e che preserva lo status di frontiere e ius sanguinis.
    Se il mio popolo un giorno volesse la libertà, anche il destino dovrebbe piegarsi».

    Cadigia, invece, condivide le fotografie della sua famiglia italo-somala e con una sua amica si reca in Via Somalia. Incontra una ragazza che abita lì e non ha mai capito la ragione del nome di quella via. Cadigia le offre un suo ricordo d’infanzia: passando da via Somalia con suo padre, da bambina, gli aveva chiesto perché si chiamasse così, senza ricevere risposta. E si era convinta che la Somalia dovesse essere importante. Crescendo, però, si era resa conto che la Somalia occupava solo un piccolo posto nella storia italiana. Per questo Cadigia è tornata in via Somalia: vuole lasciare traccia di sé, della sua storia familiare, degli intrecci storici e rendere visibili le importanti connessioni che esistono tra i due paesi. Via Somalia va fatta conoscere.
    Anche Ilaria si interroga sul passato coloniale attraverso l’archivio fotografico della sua famiglia italo-eritrea. Gli italiani in Eritrea si facevano spazio, costruendo strade, teleferiche, ferrovie, palazzi… E suo nonno lavorava come macchinista e trasportatore, mentre la nonna eritrea, prima di sposare il nonno, era stata la sua domestica. Ispirata dal lavoro dell’artista eritreo-canadese Dawit L. Petros, Ilaria fa scomparire il suo volto dietro fotografie in bianco e nero. In Via Asmara, però, lo scopre e si mostra, per vedersi finalmente allo specchio.
    Emmanuel è un attivista dell’associazione Arising Africans. Nel video lo vediamo condurre un tour nel centro storico di Padova, in Piazza Antenore, ex piazza 9 Maggio. Emmanuel cita la delibera con la quale il comune di Padova dedicò la piazza al giorno della “proclamazione dell’impero” da parte di Mussolini (1936). Secondo Emmanuel, il fascismo non è mai scomparso del tutto: ad esempio, l’idea dell’italianità “per sangue” è un retaggio razzista ancora presente nella legge sulla cittadinanza italiana. Ricorda che l’Italia è sempre stata multiculturale e che il mitico fondatore di Padova, Antenore, era un profugo, scappato da Troia in fiamme. Padova, così come l’Italia, è inestricabilmente legata alla storia delle migrazioni. Per questo Emmanuel decide di lasciare sull’edicola medioevale, che si dice contenga le spoglie di Antenore, una targa dedicata alle migrazioni, che ha i colori della bandiera italiana.
    Chiude il video Viviana, pittrice di origine eritrea. La sua casa, ricca di quadri ispirati all’iconografia etiope, si affaccia su Via Amba Aradam. Viviana racconta del “Ritratto di ne*ra”, che ha ridipinto numerose volte, per anni. Farlo ha significato prendersi cura di se stessa, donna italiana afrodiscendente. Riflettendo sulle vie coloniali che attraversa quotidianamente, sostiene che è importante conoscere la storia ma anche ricordare la bellezza. Amba Alagi o Amba Aradam non possono essere ridotte alla violenza coloniale, sono anche nomi di montagne e Viviana vuole uno sguardo libero, capace di bellezza. Come Giorgio Marincola, Viviana continuerà a “sentire la patria come una cultura” e non avrà bandiere dove piegare la testa. Secondo Viviana, viviamo in un periodo storico in cui è ormai necessario “decolonizzarsi”.

    Anche nel nostro percorso didattico e di ricerca la parola “decolonizzare” è stata interpretata in modi differenti. Secondo Bhambra, Gebrial e Nişancıoğlu (2018) per “decolonizzare” ci deve essere innanzitutto il riconoscimento che il colonialismo, l’imperialismo e il razzismo sono processi storici fondamentali per comprendere il mondo contemporaneo. Tuttavia, non c’è solo la volontà di costruire la conoscenza in modi alternativi e provincializzare l’Europa, ma anche l’impegno a intrecciare in modo nuovo movimenti anti-coloniali e anti-razzisti a livello globale, aprendo spazi inediti di dialogo e dando vita ad alleanze intersezionali.

    L’esperienza del A.S.D. Quadrato Meticcio
    Il video-partecipativo è solo uno degli strumenti messi in atto a Padova per intervenire sulla memoria coloniale. Con l’evento pubblico urbano chiamato Decolonize your Eyes (20 giugno 2020), seguito da un secondo evento omonimo (18 Ottobre 2020), attivisti/e afferenti a diversi gruppi e associazioni che lavorano nel sociale si incontrano a favore di uno scopo che, come poche volte precedentemente, consente loro di agire all’unisono. Il primo evento mette in scena il gesto simbolico di cambiare, senza danneggiare, i nomi di matrice coloniale di alcune vie del rione Palestro, popolare e meticcio. Il secondo agisce soprattutto all’interno di piazza Caduti della Resistenza (ex Toselli) per mezzo di eventi performativi, artistici e laboratoriali con l’intento di coinvolgere un pubblico ampio e riportare alla memoria le violenze coloniali italiane. Ai due eventi contribuiscono realtà come l’asd Quadrato Meticcio, la palestra popolare Chinatown, Non una di meno-Padova, il movimento ambientalista Fridays for future, il c.s.o. Pedro e l’Associazione Nazionale Partigiani Italiani (anpi).
    Si è trattato di un rapporto di collaborazione mutualistico. L’anpi «indispensabile sin dalle prime battute nell’organizzazione» – come racconta Camilla[5] del Quadrato Meticcio – ha contribuito anche ai dibattiti in piazza offrendo densi spunti storici sulla Resistenza. Fridays for future, impegnata nella lotta per l’ambiente, è intervenuta su via Lago Ascianghi, luogo in cui, durante la guerra d’Etiopia, l’utilizzo massiccio di armi chimiche da parte dell’esercito italiano ha causato danni irreversibili anche dal punto di vista della devastazione del territorio. Ha sottolineato poi come l’odierna attività imprenditoriale dell’eni riproduca lo stesso approccio prevaricatore colonialista. Non una di meno-Padova, concentrandosi sulle tematiche del trans-femminismo e della lotta di genere, ha proposto un dibattito intitolando l’attuale via Amba Aradam a Fatima, la bambina comprata da Montanelli secondo la pratica coloniale del madamato. Durante il secondo evento ha realizzato invece un laboratorio di cartografia con gli abitanti del quartiere di ogni età, proponendogli di tracciare su una mappa le rotte dal luogo d’origine a Padova: un gesto di sensibilizzazione sul rapporto tra memoria e territorio. Il c.s.o. Pedro ha invece offerto la strumentazione mobile e di amplificazione sonora che ha permesso a ogni intervento di diffondersi in tutto il quartiere.
    Rispetto alla presenza attiva nel quartiere, Il Quadrato Meticcio, il quale ha messo a disposizione gli spazi della propria sede come centrale operativa di entrambi gli eventi, merita un approfondimento specifico.
    Mattia, il fondatore dell’associazione, mi racconta che nel 2008 il “campetto” – così chiamato dagli abitanti del quartiere – situato proprio dietro la “piazzetta” (Piazza Caduti della Resistenza), sarebbe dovuto diventare un parcheggio, ma “l’intervento congiunto della comunità del quartiere lo ha preservato”. Quando gli chiedo come si inserisca l’esperienza dell’associazione in questo ricordo, risponde: “Ho navigato a vista dopo quell’occasione. Mi sono accorto che c’era l’esigenza di valorizzare il campo e che il gioco del calcio era un contesto di incontro importante per i ragazzi. La forma attuale si è consolidata nel tempo”. Adesso, la presenza costante di una vivace comunità “meticcia” – di età che varia dagli otto ai sedici anni – è una testimonianza visiva e frammentaria della cultura familiare che i ragazzi si portano dietro. Come si evince dalla testimonianza di Mattia: «Loro non smettono mai di giocare. Sono in strada tutto il giorno e passano la maggior parte del tempo con il pallone ai piedi. Il conflitto tra di loro riflette i conflitti che vivono in casa. Ognuno di loro appartiene a famiglie economicamente in difficoltà, che condividono scarsi accessi a opportunità finanziarie e sociali in generale. Una situazione che inevitabilmente si ripercuote sull’emotività dei ragazzi, giorno dopo giorno».

    L’esperienza dell’associazione si inserisce all’interno di una rete culturale profondamente complessa ed eterogenea. L’intento dell’associazione, come racconta Camilla, è quello di offrire una visione inclusiva e una maggiore consapevolezza dei processi coloniali e post-coloniali a cui tutti, direttamente o indirettamente, sono legati; un approccio simile a quello della palestra popolare Chinatown, che offre corsi di lotta frequentati spesso dagli stessi ragazzi che giocano nel Quadrato Meticcio. L’obiettivo della palestra è quello di educare al rispetto reciproco attraverso la simulazione controllata di situazioni conflittuali legate all’uso di stereotipi etno-razziali e di classe, gestendo creativamente le ambivalenze dell’intimità culturale (Herzfeld, 2003). Uber[6], fra i più attivi promotori di Decolonize your eyes e affiliato alla palestra, racconta che: «Fin tanto che sono ragazzini, può essere solo un gioco, e tra di loro possono darsi man forte ogni volta che si scontrano con il razzismo brutale che questa città offre senza sconti. Ma ho paura che presto per loro sarà uno shock scoprire quanto può far male il razzismo a livello politico, lavorativo, legale… su tutti i fronti. E ho paura soprattutto che non troveranno altro modo di gestire l’impatto se non abbandonandosi agli stereotipi che gli orbitano già attorno».

    La mobilitazione concertata del 2008 a favore della preservazione del “campetto”, ha molto in comune con il contesto dal quale è emerso Decolonize your eyes. È “quasi un miracolo” di partecipazione estesa, mi racconta Uber, considerando che storicamente le “realtà militanti” di Padova hanno sempre faticato ad allearsi e collaborare. Similmente, con una vena solenne ma scherzosa, Camilla definisce entrambi gli eventi “necessari”. Lei si è occupata di gestire anche la “chiamata” generale: “abbiamo fatto un appello aperto a tutti sui nostri social network e le risposte sono state immediate e numerose”. Uber mi fa presente che “già da alcune assemblee precedenti si poteva notare l’intenzione di mettere da parte le conflittualità”. Quando gli chiedo perché, risponde “perché non ne potevamo più [di andare l’uno contro l’altro]”. Camilla sottolinea come l’impegno da parte dell’anpi di colmare le distanze generazionali, nei concetti e nelle pratiche, sia stato particolarmente forte e significativo.

    Avere uno scopo comune sembra dunque essere una prima risorsa per incontrarsi. Ma è nel modo in cui le conflittualità vengono gestite quotidianamente che può emergere una spinta rivoluzionaria unitaria. In effetti, «[…] l’equilibrio di un gruppo non nasce per forza da uno stato di inerzia, ma spesso da una serie di conflitti interni controllati» (Mauss, 2002, p. 194).
    Nel frattempo il Quadrato Meticcio ha rinnovato il suo impegno nei confronti del quartiere dando vita a una nuova iniziativa, chiamata All you can care, basata sullo scambio mutualistico di beni di prima necessità. Contemporaneamente, i progetti per un nuovo Decolonize your eyes vanno avanti e, da ciò che racconta Camilla, qualcosa sembra muoversi:
    «Pochi giorni fa una signora ci ha fermati per chiederci di cambiare anche il nome della sua via – anch’essa di rimando coloniale. Stiamo avendo anche altre risposte positive, altre realtà vogliono partecipare ai prossimi eventi».
    L’esperienza di Decolonize your eyes è insomma una tappa di un lungo progetto di decolonizzazione dell’immaginario e dell’utilizzo dello spazio pubblico che coinvolge molte realtà locali le quali, finalmente, sembrano riconoscersi in una lotta comune.

    Note
    [1] Annalisa Frisina ha ideato la struttura del saggio e ha scritto il paragrafo “Pratiche visuali di decolonizzazione della città”; Mackda Ghebremariam Tesfau’ ha scritto il paragrafo “L’Europa è indifendibile” e Salvatore Frisina il paragrafo “L’esperienza del A.S.D. Quadrato Meticcio”.
    [2] Cancel culture è un termine, spesso utilizzato con un’accezione negativa, che è stato usato per indicare movimenti emersi negli ultimi anni che hanno fatto uso del digitale, come quello il #metoo femminista, e che è stato usato anche per indicare le azioni contro le vestigia coloniali e razziste che si sono date dal Sud Africa agli Stati Uniti all’Europa.
    [3] Archivio Marx-Engels
    [4] Ho ideato con Elisabetta Campagni il percorso di video partecipativo nella primavera del 2020, rispondendo alla call “Cinema Vivo” di ZaLab; il nostro progetto è rientrato tra i primi cinque votati e supportati dal crowfunding.
    [5] Da un’intervista realizzata dall’autore in data 10/12/2020 a Camilla Previati e Mattia Boscaro, il fondatore dell’associazione.
    [6] Da un’intervista realizzata con Uber Mancin dall’autore in data 9/12/2020.
    [7] Le parti introduttive e finali del video sono state realizzate con la gentile concessione dei materiali audiovisivi da parte di Uber Mancin (archivio privato).

    Bibliografia
    Bhambra, G., Nişancıoğlu, K. & Gebrial, D., Decolonising the University, Pluto Press, London, 2018.
    Bhambra, G. K., The current crisis of Europe: Refugees, colonialism, and the limits of cosmopolitanism, in: «European Law Journal», 23(5): 395-405. 2017.
    Césaire, A. (1950), Discorso sul colonialismo, Mellino, M. (a cura di), Ombre corte, Verona, 2010.
    Frisina, A., Ricerca visuale e trasformazioni socio-culturali, utet Università, Torino, 2013.
    Frisina, A. e Ghebremariam Tesfau’, M., Decolonizzare la città. L’antirazzismo come contro-politica della memoria. E poi?, «Studi Culturali», Anno XVII, n. 3, Dicembre, pp. 399-412. 2020.
    Herzfeld, M., & Nicolcencov, E., Intimità culturale: antropologia e nazionalismo, L’ancora del Mediterraneo, 2003.
    Mauss, M., Saggio sul dono: forma e motivo dello scambio nelle società arcaiche, G. Einaudi, Torino, 2002.
    Mirzoeff, N., The Right to Look: A Counterhistory of Visuality, Duke University Press, Durham e London, 2011.
    Scego, I., & Bianchi, R., Roma negata. Percorsi postcoloniali nella città, Ediesse, Roma, 2014.
    Wekker, G., White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race, Duke University Press, Durham and London, 2016.

    https://www.roots-routes.org/decolonize-your-eyes-padova-pratiche-visuali-di-decolonizzazione-della
    #décolonisation #décolonial #colonialisme #traces_coloniales #Italie #Italie_coloniale #colonialisme_italien #statues #Padova #Padoue

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  • Rapid Response : Decolonizing Italian Cities

    Anti-racism is a battle for memory. Enzo Traverso well underlined how statues brought down in the last year show “the contrast between the status of blacks and postcolonial subjects as stigmatised and brutalised minorities and the symbolic place given in the public space to their oppressors”.

    Material traces of colonialism are in almost every city in Italy, but finally streets, squares, monuments are giving us the chance to start a public debate on a silenced colonial history.

    Igiaba Scego, Italian writer and journalist of Somali origins, is well aware of the racist and sexist violence of Italian colonialism and she points out the lack of knowledge on colonial history.

    “No one tells Italian girls and boys about the squad massacres in Addis Ababa, the concentration camps in Somalia, the gases used by Mussolini against defenseless populations. There is no mention of Italian apartheid (…), segregation was applied in the cities under Italian control. In Asmara the inhabitants of the village of Beit Mekae, who occupied the highest hill of the city, were chased away to create the fenced field, or the first nucleus of the colonial city, an area off-limits to Eritreans. An area only for whites. How many know about Italian apartheid?” (Scego 2014, p. 105).

    In her book, Roma negata. Percorsi postcoloniali nella città (2014), she invites us to visually represent the historical connections between Europe and Africa, in creative ways; for instance, she worked with photographer Rino Bianchi to portray Afro-descendants in places marked by fascism such as Cinema Impero, Palazzo della Civiltà Italiana and Dogali’s stele in Rome.

    Inspired by her book, we decided to go further, giving life to ‘Decolonizing the city. Visual Dialogues in Padova’. Our goal was to question ourselves statues and street names in order to challenge the worldviews and social hierarchies that have made it possible to celebrate/forget the racist and sexist violence of colonialism. The colonial streets of Padova have been re-appropriated by the bodies, voices and gazes of six Italian Afro-descendants who took part in a participatory video, taking urban traces of colonialism out of insignificance and re-signifying them in a creative way.

    Wissal Houbabi, artist “daughter of the diaspora and the sea in between“, moves with the soundtrack by Amir Issa Non respiro (2020), leaving her poetry scattered between Via Cirenaica and Via Libia.

    “The past is here, insidious in our minds, and the future may have passed.

    The past is here, even if you forget it, even if you ignore it, even if you do everything to deny the squalor of what it was, the State that preserves the status of frontiers and jus sanguinis.

    If my people wanted to be free one day, even destiny would have to bend”.

    Cadigia Hassan shares the photos of her Italian-Somali family with a friend of hers and then goes to via Somalia, where she meets a resident living there who has never understood the reason behind the name of that street. That’s why Cadigia has returned to via Somalia: she wants to leave traces of herself, of her family history, of historical intertwining and to make visible the important connections that exist between the two countries.

    Ilaria Zorzan questions the colonial past through her Italo-Eritrean family photographic archive. The Italians in Eritrea made space, building roads, cableways, railways, buildings… And her grandfather worked as a driver and transporter, while her Eritrean grandmother, before marrying her grandfather, had been his maid. Ilaria conceals her face behind old photographs to reveal herself in Via Asmara through a mirror.

    Emmanuel M’bayo Mertens is an activist of the Arising Africans association. In the video we see him conducting a tour in the historic center of Padova, in Piazza Antenore, formerly Piazza 9 Maggio. Emmanuel cites the resolution by which the municipality of Padova dedicated the square to the day of the “proclamation of the empire” by Mussolini (1936). According to Emmanuel, fascism has never completely disappeared, as the Italian citizenship law mainly based on jus sanguinis shows in the racist idea of ​​Italianness transmitted ‘by blood’. Instead, Italy is built upon migration processes, as the story of Antenor, Padova’s legendary founder and refugee, clearly shows.

    Mackda Ghebremariam Tesfau’ questions the colonial map in Piazza delle Erbe where Libya, Albania, Ethiopia and Eritrea are marked as part of a white empire. She says that if people ignore this map it is because Italy’s colonial history is ignored. Moreover, today these same countries, marked in white on the map, are part of the Sub-saharan and Mediterranean migrant routes. Referring then to the bilateral agreements between Italy and Libya to prevent “irregular migrants” from reaching Europe, she argues that neocolonialism is alive. Quoting Aimé Césaire, she declares that “Europe is indefensible”.

    The video ends with Viviana Zorzato, a painter of Eritrean origin. Her house, full of paintings inspired by Ethiopian iconography, overlooks Via Amba Aradam. Viviana tells us about the ‘Portrait of a N-word Woman’, which she has repainted numerous times over the years. Doing so meant taking care of herself, an Afro-descendant Italian woman. Reflecting on the colonial streets she crosses daily, she argues that it is important to know the history but also to remember the beauty. Amba Alagi or Amba Aradam cannot be reduced to colonial violence, they are also names of mountains, and Viviana possesses a free gaze that sees beauty. Like Giorgio Marincola, Viviana will continue to “feel her homeland as a culture” and she will have no flags to bow her head to.

    The way in which Italy lost the colonies – that is with the fall of fascism instead of going through a formal decolonization process – prevented Italy from being aware of the role it played during colonialism. Alessandra Ferrini, in her ‘Negotiating amnesia‘,refers to an ideological collective amnesia: the sentiment of an unjust defeat fostered a sense of self-victimisation for Italians, removing the responsibility from them as they portrayed themselves as “brava gente” (good people). This fact, as scholars such as Nicola Labanca have explained, has erased the colonial period from the collective memory and public sphere, leaving colonial and racist culture in school textbooks, as the historian Gianluca Gabrielli (2015) has shown.

    This difficulty in coming to terms with the colonial past was clearly visible in the way several white journalists and politicians reacted to antiracist and feminist movements’ request to remove the statue of journalist Indro Montanelli in Milan throughout the BLM wave. During the African campaign, Montanelli bought the young 12-year-old-girl “Destà” under colonial concubinage (the so‑called madamato), boasting about it even after being accused by feminist Elvira Banotti of being a rapist. The issue of Montanelli’s highlights Italy’s need to think critically over not only colonial but also race and gender violence which are embedded in it.

    Despite this repressed colonial past, in the last decade Italy has witnessed a renewed interest stemming from bottom-up local movements dealing with colonial legacy in the urban space. Two examples are worth mentioning: Resistenze in Cirenaica (Resistances in Cyrenaica) in Bologna and the project “W Menilicchi!” (Long live Menilicchi) in Palermo. These instances, along with other contributions were collected in the Roots§Routes 2020 spring issue, “Even statues die”.

    Resistenze in Cirenaica has been working in the Cyrenaica neighbourhood, named so in the past due to the high presence of colonial roads. In the aftermath of the second world war the city council decided unanimously to rename the roads carrying fascist and colonial street signs (except for via Libya, left as a memorial marker) with partisans’ names, honouring the city at the centre of the resistance movement during the fascist and Nazi occupation. Since 2015, the collective has made this place the centre of an ongoing laboratory including urban walks, readings and storytelling aiming to “deprovincialize resistances”, considering the battles in the ex-colonies as well as in Europe, against the nazi-fascist forces, as antiracist struggles. The publishing of Quaderni di Cirene (Cyrene’s notebooks) brought together local and overseas stories of people who resisted fascist and colonial occupation, with the fourth book addressing the lives of fighter and partisan women through a gender lens.

    In October 2018, thanks to the confluence of Wu Ming 2, writer and storyteller from Resistenze in Cirenaica, and the Sicilian Fare Ala collective, a public urban walk across several parts of the city was organized, with the name “Viva Menilicchi!”. The itinerary (19 kms long) reached several spots carrying names of Italian colonial figures and battles, explaining them through short readings and theatrical sketches, adding road signs including stories of those who have been marginalized and exploited. Significantly, W Menilicchi! refers to Palermitan socialists and communists’ battle cry supporting king Menelik II who defeated the Italian troops in Aduwa in 1896, thus establishing a transnational bond among people subjected to Italian invasion (as Jane Schneider explores in Italy’s ‘Southern Question’: Orientalism in One Country, South Italy underwent a socio-economic occupation driven by imperial/colonial logics by the north-based Kingdom of Italy) . Furthermore, the urban walk drew attention to the linkage of racist violence perpetrated by Italians during colonialism with the killings of African migrants in the streets of Palermo, denouncing the white superiority on which Italy thrived since its birth (which run parallel with the invasion of Africa).

    These experiences of “odonomastic guerrillas” (street-name activists) have found creative ways of decolonising Italian history inscribed in cities, being aware that a structural change requires not only time but also a wide bottom-up involvement of inhabitants willing to deal with the past. New alliances are developing as different groups network and coordinate in view of several upcoming dates, such as February 19th, which marks the anniversary of the massacre of Addis Ababa which occurred in 1937 at the hands of Italian viceroy Rodolfo Graziani.

    References:
    Gabrielli G. (2015), Il curriculo “razziale”: la costruzione dell’alterità di “razza” e coloniale nella scuola italiana (1860-1950), Macerata: Edizioni Università di Macerata.
    Labanca, N. (2002) Oltremare. Storia dell’espansione coloniale italiana, Bologna: Il Mulino.
    Scego, I. (2014) Roma negata. Percorsi postcoloniali nella città, Roma: Ediesse.
    Schneider J (ed.) (1998) Italy’s ‘Southern Question’: Orientalism in One Country, London: Routledge.

    https://archive.discoversociety.org/2021/02/06/rapid-response-decolonizing-italian-cities

    #décolonisation #décolonial #colonialisme #traces_coloniales #Italie #Italie_coloniale #colonialisme_italien #statues #Padova #Padoue #afro-descendants #Cadigia_Hassan #via_Somalia #Ilaria_Zorzan #Emmanuel_M’bayo_Mertens #Mackda_Ghebremariam_Tesfau #Piazza_delle_erbe #Viviana_Zorzato #Via_Amba_Aradam #Giorgio_Marincola #Alessandra_Ferrini

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    ajouté à la métaliste sur l’Italie coloniale :
    https://seenthis.net/messages/871953

    • #Negotiating_Amnesia

      Negotiating Amnesia is an essay film based on research conducted at the Alinari Archive and the National Library in Florence. It focuses on the Ethiopian War of 1935-36 and the legacy of the fascist, imperial drive in Italy. Through interviews, archival images and the analysis of high-school textbooks employed in Italy since 1946, the film shifts through different historical and personal anecdotes, modes and technologies of representation.

      https://vimeo.com/429591146?embedded=true&source=vimeo_logo&owner=3319920



      https://www.alessandraferrini.info/negotiating-amnesia

      En un coup d’oeil, l’expansion coloniale italienne :

      #amnésie #film #fascisme #impérialisme #Mussolini #Benito_Mussolini #déni #héritage #mémoire #guerre #guerre_d'Ethiopie #violence #Istrie #photographie #askaris #askari #campagna_d'Africa #Tito_Pittana #Mariano_Pittana #mémoire #prostitution #madamato #madamisme #monuments #Romano_Romanelli #commémoration #mémoriel #Siracusa #Syracuse #nostalgie #célébration #Axum #obélisque #Nuovo_Impero_Romano #Affile #Rodolfo_Graziani #Pietro_Badoglio #Uomo_Nuovo #manuels_scolaires #un_posto_al_sole #colonialismo_straccione #italiani_brava_gente #armes_chimiques #armes_bactériologiques #idéologie

    • My Heritage ?

      My Heritage? (2020) is a site-specific intervention within the vestibule of the former Casa d’Italia in Marseille, inaugurated in 1935 and now housing the Italian Cultural Institute. The installation focuses on the historical and ideological context that the building incarnates: the intensification of Fascist imperial aspirations that culminated in the fascistization of the Italian diaspora and the establishment of the Empire in 1936, as a result of the occupation of Ethiopia. As the League of Nations failed to intervene in a war involving two of its members, the so-called Abyssinian Crisis gave rise to a series of conflicts that eventually led to the WW2: a ‘cascade effect’. On the other hand, the attack on the ‘black man’s last citadel’ (Ras Makonnen), together with the brutality of Italian warfare, caused widespread protests and support to the Ethiopian resistance, especially from Pan-African movements.

      Placed by the entrance of the exhibition Rue d’Alger, it includes a prominent and inescapable sound piece featuring collaged extracts from texts by members of the London-based Pan-African association International African Friends of Ethiopia - CLR James, Ras Makonnen, Amy Ashwood Garvey - intertwined with those of British suffragette Sylvia Pankhurst and Italian anarchist Silvio Corio, founders of the newspaper New Times and Ethiopian News in London.

      Through handwritten notes and the use of my own voice, the installation is a personal musing on heritage as historical responsibility, based on a self-reflective process. My voice is used to highlight such personal process, its arbitrary choice of sources (related to my position as Italian migrant in London), almost appropriated here as an act of thinking aloud and thinking with these militant voices. Heritage is therefore intended as a choice, questioning its nationalist uses and the everlasting and catastrophic effects of Fascist foreign politics. With its loudness and placement, it wishes to affect the visitors, confronting them with the systemic violence that this Fascist architecture outside Italy embodies and to inhibit the possibility of being seduced by its aesthetic.



      https://www.alessandraferrini.info/my-heritage

      #héritage

    • "Decolonizziamo le città": il progetto per una riflessione collettiva sulla storia coloniale italiana

      Un video dal basso in cui ogni partecipante produce una riflessione attraverso forme artistiche differenti, come l’arte figurativa, la slam poetry, interrogando questi luoghi e con essi “noi” e la storia italiana

      Via Eritrea, Viale Somalia, Via Amba Aradam, via Tembien, via Adua, via Agordat. Sono nomi di strade presenti in molte città italiane che rimandano al colonialismo italiano nel Corno d’Africa. Ci passiamo davanti molto spesso senza sapere il significato di quei nomi.

      A Padova è nato un progetto che vuole «decolonizzare la città». L’idea è quella di realizzare un video partecipativo in cui ogni partecipante produca una riflessione attraverso forme artistiche differenti, come l’arte figurativa, la slam poetry, interrogando questi luoghi e con essi “noi” e la storia italiana. Saranno coinvolti gli studenti del laboratorio “Visual Research Methods”, nel corso di laurea magistrale “Culture, formazione e società globale” dell’Università di Padova e artisti e attivisti afrodiscendenti, legati alla diaspora delle ex-colonie italiane e non.

      «Stavamo preparando questo laboratorio da marzo», racconta Elisabetta Campagni, che si è laureata in Sociologia a marzo 2020 e sta organizzando il progetto insieme alla sua ex relatrice del corso di Sociologia Visuale Annalisa Frisina, «già molto prima che il movimento Black Lives Matter riportasse l’attenzione su questi temi».

      Riscrivere la storia insieme

      «Il dibattito sul passato coloniale italiano è stato ampiamente ignorato nei dibattiti pubblici e troppo poco trattato nei luoghi di formazione ed educazione civica come le scuole», si legge nella presentazione del laboratorio, che sarà realizzato a partire dall’autunno 2020. «C’è una rimozione grandissima nella nostra storia di quello che ricordano questi nomi, battaglie, persone che hanno partecipato a massacri nelle ex colonie italiane. Pochi lo sanno. Ma per le persone che arrivano da questi paesi questi nomi sono offensivi».

      Da qui l’idea di riscrivere una storia negata, di «rinarrare delle vicende che nascondono deportazioni e uccisioni di massa, luoghi di dolore, per costruire narrazioni dove i protagonisti e le protagoniste sono coloro che tradizionalmente sono stati messi a tacere o sono rimasti inascoltati», affermano le organizzatrici.

      Le strade «rinarrate»

      I luoghi del video a Padova saranno soprattutto nella zona del quartiere Palestro, dove c’è una grande concentrazione di strade con nomi che rimandano al colonialismo. Si andrà in via Amba Aradam, il cui nome riporta all’altipiano etiope dove nel febbraio 1936 venne combattuta una battaglia coloniale dove gli etiopi vennero massacrati e in via Amba Alagi.

      Una tappa sarà nell’ex piazza Pietro Toselli, ora dedicata ai caduti della resistenza, che ci interroga sul legame tra le forme di resistenza al fascismo e al razzismo, che unisce le ex-colonie all’Italia. In Italia il dibattito si è concentrato sulla statua a Indro Montanelli, ma la toponomastica che ricorda il colonialismo è molta e varia. Oltre alle strade, sarà oggetto di discussione la mappa dell’impero coloniale italiano situata proprio nel cuore della città, in Piazza delle Erbe, ma che passa spesso inosservata.

      Da un’idea di Igiaba Scego

      Come ci spiega Elisabetta Campagni, l’idea nasce da un libro di Igiaba Scego che anni fa ha pubblicato alcune foto con afrodiscendenti che posano davanti ai luoghi che celebrano il colonialismo a Roma come la stele di Dogali, vicino alla stazione Termini, in viale Luigi Einaudi.

      Non è il primo progetto di questo tipo: il collettivo Wu Ming ha lanciato la guerriglia odonomastica, con azioni e performance per reintitolare dal basso vie e piazze delle città o aggiungere informazioni ai loro nomi per cambiare senso all’intitolazione. La guerriglia è iniziata a Bologna nel quartiere della Cirenaica e il progetto è stato poi realizzato anche a Palermo. Un esempio per il laboratorio «Decolonizzare la città» è stato anche «Berlin post colonial», l’iniziativa nata da anni per rititolare le strade e creare percorsi di turismo consapevole.

      Il progetto «Decolonizzare la città» sta raccogliendo i voti sulla piattaforma Zaalab (https://cinemavivo.zalab.org/progetti/decolonizzare-la-citta-dialoghi-visuali-a-padova), con l’obiettivo di raccogliere fondi per la realizzazione del laboratorio.

      https://it.mashable.com/cultura/3588/decolonizziamo-le-citta-il-progetto-per-una-riflessione-collettiva-sull

      #histoire_niée #storia_negata #récit #contre-récit

    • Decolonizzare la città. Dialoghi Visuali a Padova

      Descrizione

      Via Amba Alagi, via Tembien, via Adua, via Agordat. Via Eritrea, via Libia, via Bengasi, via Tripoli, Via Somalia, piazza Toselli… via Amba Aradam. Diversi sono i nomi di luoghi, eventi e personaggi storici del colonialismo italiano in città attraversate in modo distratto, senza prestare attenzione alle tracce di un passato che in realtà non è ancora del tutto passato. Che cosa significa la loro presenza oggi, nello spazio postcoloniale urbano? Se la loro origine affonda le radici in un misto di celebrazione coloniale e nazionalismo, per capire il significato della loro permanenza si deve guardare alla società contemporanea e alle metamorfosi del razzismo.

      Il dibattito sul passato coloniale italiano è stato ampiamente ignorato nei dibattiti pubblici e troppo poco trattato nei luoghi di formazione ed educazione civica come le scuole. L’esistenza di scritti, memorie biografiche e racconti, pur presente in Italia, non ha cambiato la narrazione dominante del colonialismo italiano nell’immaginario pubblico, dipinto come una breve parentesi storica che ha portato civiltà e miglioramenti nei territori occupati (“italiani brava gente”). Tale passato, però, è iscritto nella toponomastica delle città italiane e ciò ci spinge a confrontarci con il significato di tali vie e con la loro indiscussa presenza. Per questo vogliamo partire da questi luoghi, e in particolare da alcune strade, per costruire una narrazione dal basso che sia frutto di una ricerca partecipata e condivisa, per decolonizzare la città, per reclamare una lettura diversa e critica dello spazio urbano e resistere alle politiche che riproducono strutture (neo)coloniali di razzializzazione degli “altri”.

      Il progetto allora intende sviluppare una riflessione collettiva sulla storia coloniale italiana, il razzismo, l’antirazzismo, la resistenza di ieri e di oggi attraverso la realizzazione di un video partecipativo.

      Esso è organizzato in forma laboratoriale e vuole coinvolgere studenti/studentesse del laboratorio “Visual Research Methods” (corso di laurea magistrale “Culture, formazione e società globale”) dell’Università di Padova e gli/le artisti/e ed attivisti/e afrodiscendenti, legati alla diaspora delle ex-colonie italiane e non.

      Il progetto si propone di creare una narrazione visuale partecipata, in cui progettazione, riprese e contenuti siano discussi in maniera orizzontale e collaborativa tra i e le partecipanti. Gli/Le attivisti/e e artisti/e afrodiscendenti con i/le quali studenti e studentesse svolgeranno le riprese provengono in parte da diverse città italiane e in parte vivono a Padova, proprio nel quartiere in questione. Ognuno/a di loro produrrà insieme agli studenti e alle studentesse una riflessione attraverso forme artistiche differenti (come l’arte figurativa, la slam poetry…), interrogando tali luoghi e con essi “noi” e la storia italiana. I partecipanti intrecciano così le loro storie personali e familiari, la storia passata dell’Italia e il loro attivismo quotidiano, espresso con l’associazionismo o con diverse espressioni artistiche (Mackda Ghebremariam Tesfaù, Wissal Houbabi, Theophilus Marboah, Cadigia Hassan, Enrico e Viviana Zorzato, Ilaria Zorzan, Ada Ugo Abara ed Emanuel M’bayo Mertens di Arising Africans). I processi di discussione, scrittura, ripresa, selezione e montaggio verranno documentati attraverso l’utilizzo di foto e filmati volti a mostrare la meta-ricerca, il processo attraverso cui viene realizzato il video finale, e le scelte, di contenuto e stilistiche, negoziate tra i diversi attori. Questi materiali verranno condivisi attraverso i canali online, con il fine di portare a tutti coloro che sostengono il progetto una prima piccola restituzione che renda conto dello svolgimento del lavoro.

      Le strade sono un punto focale della narrazione: oggetto dei discorsi propagandistici di Benito Mussolini, fulcro ed emblema del presunto e mitologico progetto di civilizzazione italiana in Africa, sono proprio le strade dedicate a luoghi e alle battaglie dove si sono consumate le atrocità italiane che sono oggi presenze fisiche e allo stesso tempo continuano ad essere invisibilizzate; e i nomi che portano sono oggi largamente dei riferimenti sconosciuti. Ripercorrere questi luoghi fisici dando vita a dialoghi visuali significa riappropriarsi di una storia negata, rinarrare delle vicende che nascondono deportazioni e uccisioni di massa, luoghi di dolore, per costruire narrazioni dove i protagonisti e le protagoniste sono coloro che tradizionalmente sono stati messi a tacere o sono rimasti inascoltati.

      La narrazione visuale partirà da alcuni luoghi – come via Amba Aradam e via lago Ascianghi – della città di Padova intitolati alla storia coloniale italiana, in cui i protagonisti e le protagoniste del progetto daranno vita a racconti e performances artistiche finalizzate a decostruire la storia egemonica coloniale, troppo spesso edulcorata e minimizzata. L’obiettivo è quello di favorire il prodursi di narrazioni dal basso, provenienti dalle soggettività in passato rese marginali e che oggi mettono in scena nuove narrazioni resistenti. La riappropriazione di tali luoghi, fisica e simbolica, è volta ad aprire una riflessione dapprima all’interno del gruppo e successivamente ad un pubblico esterno, al fine di coinvolgere enti, come scuole, associazioni e altre realtà che si occupano di questi temi sul territorio nazionale. Oltre alle strade, saranno oggetto di discussione la mappa dell’impero coloniale italiano situata proprio nel cuore della città, in Piazza delle Erbe, e l’ex piazza Toselli, ora dedicata ai caduti della resistenza, che ci interroga sul legame tra le forme di resistenza al fascismo e al razzismo, che unisce le ex-colonie all’Italia.

      Rinarrare la storia passata è un impegno civile e politico verso la società contemporanea. Se anche oggi il razzismo ha assunto nuove forme, esso affonda le sue radici nella storia nazionale e coloniale italiana. Questa storia va rielaborata criticamente per costruire nuove alleanze antirazziste e anticolonialiste.

      Il video partecipativo, ispirato al progetto “Roma Negata” della scrittrice Igiaba Scego e di Rino Bianchi, ha l’obiettivo di mostrare questi luoghi attraverso narrazioni visuali contro-egemoniche, per mettere in discussione una storia ufficiale, modi di dire e falsi miti, per contribuire a dare vita ad una memoria critica del colonialismo italiano e costruire insieme percorsi riflessivi nuovi. Se, come sostiene Scego, occupare uno spazio è un grido di esistenza, con il nostro progetto vogliamo affermare che lo spazio può essere rinarrato, riletto e riattraversato.

      Il progetto vuole porsi in continuità con quanto avvenuto sabato 20 giugno, quando a Padova, nel quartiere Palestro, si è tenuta una manifestazione organizzata dall’associazione Quadrato Meticcio a cui hanno aderito diverse realtà locali, randunatesi per affermare la necessita’ di decolonizzare il nostro sguardo. Gli interventi che si sono susseguiti hanno voluto riflettere sulla toponomastica coloniale del quartiere Palestro, problematizzandone la presenza e invitando tutti e tutte a proporre alternative possibili.

      https://cinemavivo.zalab.org/progetti/decolonizzare-la-citta-dialoghi-visuali-a-padova

      https://www.youtube.com/watch?v=axEa6By9PIA&t=156s

  • Recension de « La conjuration des ego , d’Aude VIDAL, publiée sur le blog Les Ruminant.e.s | « TRADFEM
    https://tradfem.wordpress.com/2022/04/04/recension-de-la-conjuration-des-ego-daude-vidal-publiee-sur-le-bl

    Le féminisme est une lutte pour toutes les femmes et contre toutes les violences – physiques, psychologiques, verbales – qu’exercent les hommes sur les femmes. Il est incompatible avec les nombreux privilèges dont bénéficient les hommes du fait de leur domination. Que cette domination soit consciente ou pas, de nombreuses études démontrent que la vie commune hétérosexuelle bénéficie aux hommes qui profitent du travail domestique de leur compagne. Cette situation d’exploitation plus ou moins acceptée permet aux hommes de mieux réussir que les femmes dont le temps de travail et le salaire sont réduits. Les femmes, rendues dépendantes économiquement, sont plus facilement victimes de l’accaparement de leurs corps par les hommes qui profitent ainsi de services sexuels, domestiques ou reproductifs.

    Si les hommes peuvent s’approprier et dominer les femmes, c’est parce que les individus sont socialisés selon qu’ils naissent avec une vulve ou un pénis. L’homme est socialisé de telle manière qu’il pense légitime de s’approprier les femmes. Les femmes sont socialisées de façon à accepter leur asservissement. Cette différenciation binaire des sexes est socialement construite. La société divise les individus selon les deux catégories sexuelles – mâle ou femelle – auxquelles elle assigne un genre masculin ou féminin. Personne n’échappe à ces assignations binaires, elles nous façonnent et nous les intégrons malgré nous. Être une femme, c’est subir cette assignation. Puisque le genre est un fait social, une expérience collective, alors on « ne peut être une femme, quelle que soit sa naissance et son vécu, que quand on est perçue et traitée comme une femme dans la société, quand on a en partage cette expérience avec les autres membres de la classe des femmes. » (p. 53)

    C’est pour cela qu’exercer sa liberté individuelle en se définissant non-binaire ou transgenre n’apporte aucune liberté aux autres femmes. D’autant que, comme l’explique l’autrice, la personne qui s’auto-identifie à un genre revendique un genre socialement construit par et pour une société patriarcale. Les non-binaires eux-mêmes tiennent à un pronom plus qu’à un autre. C’est pourtant cette assignation des genres qui doit être combattue collectivement, dans la dimension institutionnelle mais aussi intime.

    #féminisme #identités

  • Participant responses – Decolonial Research Methods webinar series

    This video features participant responses to the NCRM webinar series Decolonial Research Methods: Resisting Coloniality in Academic Knowledge Production.

    The seven speakers in this video are: Musharrat J. Ahmed-Landeryou, of London South Bank University (UK), Jorge Vega Humboldt, of Humboldt-Universität zu Berlin (Germany-Mexico), Luqman Muraina, of the University of Cape Town (South Africa), Nuruddin Al Akbar, from Universitas Gadjah Mada (Indonesia), Nirupama Sarathy, an independent facilitator and researcher (India), Dr Randy T. Nobleza, of Marinduque State College (Philippines) and Carl W. Jones, of the Royal College of Art and University of Westminster (UK).

    The series comprised six webinars, which took place between October and December 2021.

    https://www.youtube.com/watch?v=oXvjxGPVfGA

    #intersectionnalité #décolonial #décolonialité #méthodologie #savoirs #recherche #méthodologie_de_recherche #éthique #exclusion #violence_systémique #pouvoir #relations_de_pouvoir #pluriversalité #pluriverse #connaissance #savoirs #production_de_savoirs
    ping @postcolonial @cede @karine4

  • Difficult Heritage – Summer School, 2021

    For an impression of the summer school on Difficult Heritage of Fascist architecture in Sicily see:
    – YouTube
    https://www.youtube.com/watch?v=x0jY9q1VR3E

    The summerschool is offered again in 2022. Please see a description below:

    “In collaboration with DAAS - Decolonizing Architecture Advanced Studies at the Royal Institute of Art in Stockholm, the Critical Urbanisms program at the University of Basel is organizing the Decolonial Summer School on Difficult Heritage. The summer school aims at enlarging the analysis and investigation of colonial urban and architectural heritage. What kind of heritage really is colonial urban and architectural heritage? What should be done with this troublesome heritage? Is there a possibility for its re-use and for critical preservation without falling into the celebration of colonial ideologies? Who has the right to reuse and reclaim this heritage?

    The summer school will address these questions exploring and experimenting decolonial approaches in the debates on urban heritage, embracing non Euro-centric epistemologies and methodologies of inquiry and investigation. The summer school takes place in Borgo Rizza, in the province of Siracusa, Sicily, Italy.

    Borgo Rizza is one of a series of rural settlements that have been built in Sicily between 1939-43. Following Mussolini’s experiment of settler colonialism in Libya, these villages had been built as part of fascism’s plan of “internal colonisation” of the South of Italy, which was considered by the fascist regime as “underdeveloped” and in need of “modernisation”. In the aftermath of WWII, Borgo Rizza, as well as the other villages, has been subsequently abandoned and left empty until this very day.

    In the “difficult” setting of the fascist colonial architecture of Borgo Rizza, the summer school offers students the possibility to develop independent projects and experiment practices of “re-use” by examining critically the ideas of modernity, progress, and development in relation to Europe’s imperial histories and legacies.

    By joining the course, students will share the experience with a selected number of students from the DAAS course in Stockholm. The summer school is organized around a series of seminars, excursions, collaborative work with local communities and political activists, public events featuring the participation of international guests from the academia and the contemporary art world. During the duration of the school, the students will develop their individual projects, under the supervision of Dr Emilio Distretti, Urban Studies, Department of Social Sciences.”

    #Sicily #Italy #fascisme #architecture #décolonial

  • The slave trader’s statue that divided a city

    Following the murder of George Floyd in 2020, protestors in #Bristol tore down the statue of 17th Century slave trader #Edward_Colston. While some residents of Bristol supported the change, others felt a sentimental attachment to the statue, as Colston’s surname was ’stitched into the city’.

    Statue Wars explores the aftermath of the statue’s removal and how the action thrust the city of Bristol onto the global stage.

    https://www.bbc.com/reel/video/p0bm2slm/the-slave-trader-s-statue-that-divided-a-city

    #statue #esclavage #mémoire #espace_public #décolonial #Colston #toponymie #toponymie_politique

    ping @cede
    via @reka

  • https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/300122/trente-ans-apres-une-exposition-pionniere-nantes-revisite-son-passe-negrie

    Trente ans après une exposition pionnière, Nantes revisite son passé négrier

    Dans l’enceinte du château des ducs de Bretagne, une exposition didactique apporte de nouveaux éclairages sur les collections de la ville, premier port négrier de France. En replaçant l’essor de la traite nantaise dans le temps long, et à l’échelle de non pas trois, mais quatre continents.

    Ludovic Lamant, 30 janvier 2022

    Nantes (Loire-Atlantique).– Les deux tableaux, acquis par le musée d’histoire de la ville de Nantes en 2015, forment un diptyque. Dans un intérieur cossu, les époux Deurbroucq exhibent leur fortune dans une pose figée, chacun flanqué d’un domestique noir.

    « L’Abîme », exposition consacrée à la traite négrière visible jusqu’en juin au château des ducs de Bretagne, ne s’intéresse pas tant à l’histoire des deux époux. Leur biographie est bien documentée, et depuis longtemps : lui, d’origine flamande, a pris part à sa première campagne de traite en 1734 ; elle appartient à une famille de commerçants allemands qui exportent vers l’Europe du Nord des produits venus des colonies.

    Le mystère qui émane de ce double portait réalisé en 1753 provient des deux figures de l’arrière-plan, deux domestiques noirs. La jeune femme, en particulier, dont on perçoit le collier d’esclave, serti de quelques pierres précieuses, a le regard perdu, impossible à saisir.

    Dans la ville de Nantes, 4 712 personnes réduites à l’esclavage ont été déclarées entre 1692 et 1792. Elles étaient sans doute bien plus nombreuses à travailler, selon des statuts variés, dans ce qui était alors le premier port négrier de France.

    Les travaux préalables à l’exposition n’ont pas permis d’établir l’identité précise de cette servante. Mais la salle où les toiles sont présentées contient une dizaine de biographies de ces esclaves nantais, dont le nom, celui que leur avaient imposé leurs maîtres, a été retrouvé.

    « Même si son identité n’est pas encore connue, cette femme témoigne, par sa présence, des conditions de vie de ces gens-là. C’est une manière de renverser nos collections : prendre l’objet et le regarder là où il n’était pas prévu, à l’origine, que le regard se porte », avance Krystel Gualdé, directrice scientifique du musée d’histoire de Nantes et responsable de cette exposition, aussi didactique que recommandée en ces temps politiques agités.

    À la fois aux habitué·es du musée nantais, qui reconnaîtront des pièces emblématiques exposées sous un nouvel angle, et aux néophytes qui découvriront, cartes animées et archives à l’appui, l’une des boucles les plus sinistres de l’histoire française qui continue de hanter le pays aujourd’hui.

    Avec « L’Abîme », Nantes poursuit un travail ancien d’exploration de son passé de port négrier. Une manifestation pionnière, « Les Anneaux de la mémoire », avait déjà été montée entre les murs du château dès 1992. Le musée lui-même avait rouvert en 2007, consacrant plusieurs de ses salles permanentes au commerce d’esclaves et à l’enrichissement de la ville au XVIIIe siècle grâce à la traite. En 2012 enfin, Nantes a inauguré un mémorial de l’abolition, posé sur les quais de Loire, une première en France parmi les anciens ports négriers.

    Nantes fut le premier port négrier français avec 43 % des navires de la traite partis depuis la France.

    Ce chantier mémoriel est le résultat de l’activisme d’associations locales dès les années 1980, d’un personnel politique plutôt bien disposé sur ces questions, à commencer par l’ancien premier ministre socialiste Jean-Marc Ayrault, qui fut longtemps maire de la ville (1989-2012), mais aussi d’une donation qui a considérablement enrichi les collections publiques nantaises : celle du musée des Salorges.

    Celle-ci a été constituée au début du XXe siècle par deux frères qui avaient fait fortune dans l’industrie de la conserve. Ils rassemblèrent des pièces qui appartenaient directement aux descendants des grandes familles d’armateurs nantais et qui arrivèrent au « château » en 1955.

    Nantes fut le premier port négrier français avec 43 % des navires de la traite partis depuis la France (1,3 million d’esclaves déportés à l’initiative des ports français, sur un total estimé entre 13 et 17 millions de personnes). L’exposition inscrit le phénomène dans un temps long, de l’exploration des côtes africaines par les Occidentaux dès le XVe siècle (une série de sublimes gravures de 1686 documente l’approche des côtes africaines par la mer, depuis les navires européens) jusqu’à 2022 (avec une réflexion, bienvenue mais un peu attendue, sur la persistance de certaines formes d’esclavage comme de préjugés racistes).

    Mais elle prend pour référence un laps de temps relativement bref pour la traite nantaise en tant que telle, la faisant débuter en 1707 avec l’échec de l’expédition de L’Hercule (et même si la première expédition organisée depuis Nantes, répertoriée par les historiens, remonte à 1657, sous l’impulsion des frères Libault).

    Si la « vocation négrière » de Nantes est plutôt tardive, comparée à celle d’autres ports d’Europe, tout bascule en 1733, lorsque Lorient obtient le monopole des ventes de la Compagnie des Indes orientales : le port nantais décide alors de se spécialiser dans la traite.

    Un commerce « quadrangulaire, avec l’Asie »

    À celles et ceux qui redoutent parfois qu’il n’y ait rien à voir, au-delà d’insipides carnets de comptes de navires négriers, dans une exposition sur la traite, l’exposition nantaise apporte un cinglant démenti : elle regorge d’objets étranges et ambigus, dont les experts n’ont parfois pas encore déterminé la fonction exacte (même si l’on n’y trouve pas d’objets ayant appartenu à des esclaves, prouesse qu’avait réalisée l’exposition sur l’esclavage qui s’est tenue l’été 2020 à Amsterdam).

    On se contentera d’évoquer ici en vrac un énigmatique anneau de traite en ivoire qui pourrait avoir été offert par un capitaine de navire négrier venu de Liverpool à un intermédiaire africain, en remerciement de sa loyauté, un effroyable coffre renfermant les instruments de chirurgiens de la marine embarqués à bord des navires (dont des outils pour marquer la peau des captifs et captives du sceau de leur propriétaire), ou encore un éventail célébrant la première abolition, celle de 1794, reproduisant les paroles d’une chanson engagée de l’époque, La Liberté des nègres.

    D’autres objets exposés – les cauris, ces coquillages venus des îles Maldives (récemment popularisés par Beyoncé), ou encore ces tissus à motifs importés du continent indien (puis réalisés depuis Nantes, prenant le nom d’« indiennes ») – illustrent l’importance jouée par l’Asie dans la traite : « Nous avons voulu montrer qu’il s’agit bien d’un commerce non pas triangulaire [entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques – ndlr] mais quadrangulaire, avec l’Asie, d’où l’on faisait venir des monnaies d’échange contre les esclaves », explique Krystel Gualdé.

    Pour le reste, les habitué·es du musée nantais ne seront pas dépaysé·es. À l’exception de trois prêts, l’exposition s’est construite uniquement sur les collections municipales (dont une bonne partie, tout de même, provient des réserves, peu montrées jusqu’alors, à quoi s’ajoutent quelques acquisitions récentes).

    On retrouve une édition de l’incontournable Code noir (qui fixe la condition de l’homme noir réduit en esclavage, pour le dire vite, entre l’homme libre et le bien meuble), ou encore les deux aquarelles de la Marie-Séraphique, qui ont fait la réputation internationale des collections nantaises. La Marie-Séraphique, ce navire négrier parti de Nantes, qui réalisa quatre expéditions de 1769 à 1774, déporta environ 1 300 personnes vers Saint-Domingue, l’actuel Haïti.

    Petit événement, l’exposition révèle pour la première fois l’existence d’une autre aquarelle, détenue par un collectionneur privé, malheureusement pas prêtée mais reproduite en toute fin de catalogue : on y voit deux images, l’une montrant des esclaves mangeant sur le pont de la Marie-Séraphique dans d’énormes gamelles, l’autre une scène de ventes d’hommes en terres africaines.

    Comme c’est déjà le cas dans les collections permanentes du musée, l’exposition prend un soin infini à dresser l’inventaire des grandes familles nantaises qui firent fortune dans la traite, des premiers explorateurs aux armateurs. Sur une carte qui répertorie les plantations agricoles d’une région de Saint-Domingue, le cartel va jusqu’à préciser les deux terrains qui appartenaient à des Nantais…

    À ce jeu-là, on signale une lettre stupéfiante, datée de 1819 : un armateur de la région y explique qu’il compte bien poursuivre ses activités dans l’illégalité, malgré l’abolition de 1794, et se félicite même des perspectives de bénéfices supérieurs… L’écriture de cet armateur en train de commettre un crime contre l’humanité est fine, régulière et glaçante.

    Fidèles à ce souci d’actualiser les connaissances comme les manières de raconter cette histoire indicible, Krystel Gualdé et ses équipes ont aussi fait le choix d’utiliser majoritairement l’expression de « personnes mises en esclavage » plutôt que d’« esclaves », à l’instar des musées anglo-saxons qui parlent d’« enslaved people » plutôt que de « slaves », dans le but de ne pas réduire la personne au seul statut d’esclave, qu’elle n’a jamais désiré.

    Un parti pris que les musées français qui évoquent la traite sont encore loin d’avoir tous adopté : « Pourquoi s’interdire de réinterroger ces mots ?, se justifie Krystel Gualdé. Il est nécessaire de construire une vision commune sur cette histoire, d’ouvrir d’autres possibles. Et cela ne pourra pas se faire en s’accrochant, tout seul, à tel ou tel terme. »

    Si Nantes, avec cette nouvelle exposition, continue à faire sa part, ce chantier reste encore ouvert dans de nombreuses autres villes françaises, de Marseille à Bayonne, de La Rochelle à Bordeaux. « L’Abîme » prouve en tout cas, une nouvelle fois, l’urgence d’ouvrir un musée national consacré, tout ou en partie, à la traite négrière organisée depuis la France.

    Sur ce sujet, Jean-Marc Ayrault, désormais à la tête de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, s’était montré prudent sur le calendrier, dans un entretien à Mediapart en 2020 : « Je suis convaincu qu’à terme, la France se dotera d’un lieu où l’on ne parlera pas que de la traite et de l’esclavage, mais aussi de la période coloniale, et du travail forcé : tout cela forme un tout. » Le fait que le ministère de la culture n’ait pas jugé bon de reconnaître « d’intérêt national » cette exposition nantaise sur la traite n’invite pas à l’optimisme.

    L’exposition est visible à Nantes jusqu’au 19 juin 2022. Les informations pratiques sont ici. Un catalogue rédigé par Krystel Gualdé a été publié (éditions du musée d’histoire de Nantes, 29,95 euros).

    Ludovic Lamant

    #Mémoiresclavage #misenesclavage #muséepostcol

  • Musée d’art et d’histoire de #Neuchâtel
    –-> Recherches passé colonial

    Dans un souci d’intégrer les acquis de la recherche et de stimuler la réflexion face aux enjeux contemporains liés au #passé_colonial de la Suisse, le #MahN entend mettre à disposition du public des sources et des indications bibliographiques sur l’implication de Neuchâtelois dans la #traite_négrière et l’#esclavage.

    https://www.mahn.ch/fr/expositions/recherches-passe-colonial-1

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    #Séminaire UNINE sur la statue de #David_de_Pury, 7 décembre 2020

    https://www.youtube.com/watch?v=JhSZz3pbIHU


    #de_Pury #monument #mémoire #statue


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    #mémoire de bachelor :
    Déboulonner David de Pury. Une analyse des revendications et des résistances autour du retrait d’un #monument sur la #Place_Pury

    https://www.mahn.ch/fileadmin/mahn/EXPOSITIONS/EXPOSITIONS_ACTUELLES/Recherches_passe_colonial/TEXTES/MemoireMasterUNiNEDaviddePury2021.pdf

    #Suisse #histoire #histoire_coloniale #décolonial

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    ajouté à la métaliste sur le #colonialisme_suisse :
    https://seenthis.net/messages/868109

    • En tête-à-tête avec David de Pury

      Inaugurées hier à Neuchâtel, des œuvres d’art contemporain sont censées porter ombrage à David de Pury. La Ville a choisi cette option plutôt que celle du déboulonnage.

      On dirait à première vue un nain de jardin coulé dans du béton par le collectif chaux-de-fonnier Plonk & Replonk. Mais à y regarder de plus près, c’est bien l’ancien bienfaiteur de Neuchâtel David de Pury, dont la fortune a été érigée au XVIIIe siècle grâce au commerce triangulaire, qui a été légèrement renversé de son piédestal. Du moins symboliquement.

      L’artiste genevois et afro-descendant #Mathias_Pfund a en effet irrévérencieusement bétonné un modèle miniature de cette statue, qu’il a ensuite renversée à 180 degrés pour les besoins d’un art critique et éclairant sur le passé. Choisie par le jury, son œuvre présentée hier à Neuchâtel est cependant nettement moins imposante que l’originale. Elle va pourtant tenter bientôt de dialoguer avec l’auguste statue qui trône sur la place du même nom depuis 1855. Baptisée A scratch on the nose (Une éraflure sur le nez), sa sculpture a été vernie hier par les autorités municipales sur le Péristyle de l’Hôtel de Ville dans le cadre de la semaine d’actions contre le racisme à Neuchâtel. Là aussi tout un symbole.

      Contenter les pétitionnaires

      Par ce type d’actions, l’exécutif veut entretenir son tête-à-tête avec David de Pury en livrant des contrepoids qu’il juge pertinents pour que l’histoire encombrante de la ville continue d’être questionnée. Un geste aussi à l’adresse d’une partie des pétitionnaires qui, au cours de l’été 2020, ont demandé que l’on déboulonne la statue du commerçant dans le sillage d’autres opérations de ce genre menées à travers le monde. Mais au lieu de céder au tabula rasa, la Ville de Neuchâtel a finalement choisi l’option des #marques_mémorielles.

      L’œuvre conçue par Mathias Pfund a été choisie par un jury cornaqué par Pap Ndiaye, lui-même à la tête du Palais de la Porte-Dorée à Paris, qui comprend le Musée d’histoire de l’immigration version française. Il a été secondé dans ses choix par Martin Jakob du Centre d’art de Neuchâtel (CAN), Faysal Mah du Collectif pour la mémoire, Noémie Michel, maître-assistante en science politique à l’université de Genève, Alina Mnatsakanian, coprésidente de Visarte Neuchâtel, et la photographe Namsa Leuba. Trois membres de l’art officiel ont également eu leur mot à dire : l’urbaniste municipal, Fabien Coquillat, le codirecteur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel Grégoire Mayor et la conservatrice du département des arts plastiques au Musée d’art et d’histoire, Antonia Nessi.
      Coups de boutoir nécessaires

      Membre du mouvement Solidarités Neuchâtel, François Chédel voit dans cette mise en perspective « un premier pas ainsi qu’une solution pour l’heure satisfaisante ». Du moins en phase avec les réflexions qui entourent le sort de cette statue depuis près de deux ans. Une chose est sûre, l’exécutif n’entend ni rebaptiser la place ni déplacer l’icône du négociant.

      En revanche, l’espace sera revue de fond en comble. Ce qui devrait permettre sans doute aux œuvres sélectionnées, quatre au total, dont celle de Mathias Pfund et celle de l’artiste neuchâtelois #Nathan_Solioz (Ignis fatuus) qui fera appel cet hiver aux âmes des esclaves, de perdurer. « La durée de leur exposition devant la statue est étroitement liée à la question du réaménagement de la place Pury. On peut donc parler de plusieurs années d’exposition, sans être plus précis pour l’instant », ont indiqué au Courrier les autorités municipales.

      Pour François Chédel, les noms qui parsèment l’espace public continuent cependant de nous interroger, à Neuchâtel aussi, sur « nos réalités patriarcales, colonialistes, voire racistes ». Il relève aussi que les actions didactiques menées par la Ville n’auraient sans doute pas été possibles « sans les changements radicaux » exigés voici maintenant près de deux ans par son mouvement ainsi que par d’autres dans la foulée des manifestations Black Lives Matter. Il faut « questionner notre histoire et sa résonance dans l’espace public au travers de nouveaux #récits », a résumé pour sa part récemment le Service cantonal de la cohésion multiculturelle en présentant la Semaine contre le racisme.

      https://lecourrier.ch/2022/03/21/en-tete-a-tete-avec-david-de-pury

    • Place Pury : un hommage raté ?

      Suite à l’inauguration de l’œuvre autour de la statue de Pury, des voix dénoncent une « imposture » et pointent du doigt un hommage aux victimes de l’esclavage « au rabais ».

      La semaine dernière, Neuchâtel inaugurait une oeuvre Great in the Concrete (notre édition du 28 octobre) et une plaque explicative autour de la statue de David de Pury, un négociant qui avait fait fortune avec l’esclavage et légué sa fortune à la ville. Le monument a été au cœur de houleux débats lors du mouvement « Black Lives Matter ». Une pétition demandait en 2020 son retrait (notre édition du 26 juillet 2020).

      Suite à cette polémique, la Ville a lancé une série de mesures pour faire la lumière sur son passé colonial, dont la plaque et l’œuvre.

      Si ces deux initiatives sont présentées par les autorités comme un « #acte_de_mémoire » et un « #hommage » envers les personnes exploitées par le riche baron, le secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-Noirs (CRAN), Kayana Mutombo, se dit très déçu. Il y voit même une #humiliation.

      « Le résultat de ce processus est tout simplement une #imposture », dénonce le politologue. Il déplore les #dimensions de #Great_in_the_Concrete. Il s’agit d’une version #miniature de la statue du bienfaiteur renversée, tête écrasée dans le sol. Le politologue n’était pourtant pas en faveur d’un déboulonnement.

      « J’ai participé aux rencontres initiales, nous avions proposé la création d’un monument bis qui établisse un dialogue entre le monument et les descendants des victimes de l’esclavage. Le résultat est au final une discussion entre de Pury et de Pury. Les voix des victimes et de leurs descendant·es n’y sont pas intégrées. »

      Nommer les victimes de l’esclavage

      Cet ancien chargé du Programme de lutte contre le racisme et la discrimination à l’UNESCO estime que la mémoire des victimes est ainsi minimisée. « Nous avions souligné l’importance de la #proportionnalité entre la statue originale et la nouvelle dans le cadre d’un devoir de mémoire. On rend hommage aux descendant·es aujourd’hui, comme on récompensait les esclaves avec une miche de pain ! »

      Il regrette également que les mots « Noir·es et Afrique » ne figurent pas sur la plaque explicative. « Il faut avoir étudié l’histoire pour comprendre les termes de #commerce_triangulaire et #colonisation. Ne pas nommer les #victimes est l’une des stratégies du racisme anti-Noir·es », déplore Kanyana Mutombo.

      Le collectif pour la mémoire à l’origine de la pétition est plus nuancé. Il estime que « ces mesures ne sont pas suffisantes ni satisfaisantes mais guident sur la voie à emprunter ». Il avance que la Ville de Neuchâtel a pris au sérieux sa demande constituant un groupe de réflexion et en produisant un contenu pédagogique, à défaut d’enlever la statue. Il regrette cependant que le Secrétaire général du CRAN n’ait pas été inclus dans la suite de la réflexion.

      Des moyens dérisoires ?

      D’autres voix déplorent le manque de moyens engagés pour la Ville. Ousmane Dia, artiste plasticien suisse et sénégalais, très enthousiasmé dans le projet a vu ses ardeurs freinées, lorsqu’il a appris que le budget alloué était de 20 000 à 25 000 francs.

      « En tant qu’artiste plasticien afro-descendant, je ne pouvais pas ne pas concourir. Mon projet s’appelle #Dialoguons, il s’agit d’une œuvre monumentale constituée de personnages en acier placés tout autour de de Pury pour l’interpeller. J’ai glissé une lettre dans mon dossier qui mentionne que rien que pour fabriquer l’objet coûte 63 000 francs et que leur budget n’était pas suffisant. »

      Au total, une enveloppe de 66 000 francs a été investie dans le cadre de cet appel à projets artistiques. Quatre projets ont été retenus mais seuls deux verront le jour. Les deux autres n’étaient techniquement pas réalisables. Le projet de #Nathan_Solioz_Ignis_Fatuus, (feu folet), une évocation en lumière des âmes des esclaves morts lors de la traversée forcée de l’Atlantique, sera réalisée au printemps prochain.

      Thomas Facchinetti, conseiller communal en charge de la culture, de l’intégration, de la cohésion sociale et responsable du dossier, précise que le vernissage des deux œuvres primées n’est pas l’unique réponse aux demandes des pétitionnaires.

      « La Ville a pris toute une liste de mesures. Un #parcours_pédagogique sur le passé colonial de la Ville est en cours d’élaboration, une exposition au Musée d’art et d’Histoire aborde ces sujets et des recherches historiques vont être réalisées. Il s’agit d’un engagement très conséquent. »

      Il rappelle que le monument réalisé par le sculpteur #David_d’Angers avait été financé à l’époque par de riches notables, alors que l’initiative actuelle se fait aux frais des contribuables.

      De Pury à Dakar

      Aujourd’hui, #Ousmane_Dia, le candidat déçu se dit surtout choqué par la #taille de l’oeuvre vernie. « J’ai beau retourner le sujet dans tous les sens je n’y vois qu’une interprétation : la statuette nous dit qu’on a tenté de renverser et d’enfoncer de Pury, mais la grande statue répond qu’il s’est relevé encore plus grand.

      Pour Martin Jakob, artiste et curateur au CAN Centre d’art Neuchâtel, membre du jury, le caractère non monumental de l’oeuvre retenue fait tout son sens. « Aucun travail artistique ne permet de panser toutes les plaies. Aujourd’hui, il n’est plus question de réaliser de statues comme à l’époque. D’ailleurs, quel que soit leur taille, ces œuvres d’art finissent par intégrer notre environnement quotidien et s’effacer de notre regard. l’important, c’est le débat qu’elles suscitent. »

      Le collectif pour la mémoire se dit « ravi » par la mise en place de Great in the concrete mais espère qu’un budget pourra être alloué pour concrétiser le projet de Ousmane Dia. « Malgré le fait que la statue soit toujours là et qu’il y aurait encore beaucoup à questionner sur l’acharnement à défendre ce personnage nous souhaitons plutôt se concentrer sur la mémoire de milliers de personnes réduites en esclavage. »

      La saga de Pury n’en est pas à son épilogue. A l’horizon 2028-2029, la place devrait être entièrement requalifiée, la statue pourrait être déplacée et son nom pourrait même être modifié. « Il s’agit d’un projet de plusieurs millions de francs.

      Avec l’enveloppe du pour-cent culturel, un concours artistique sera réalisé, son budget sera bien plus conséquent et permettra d’ériger une œuvre pérenne plus conséquente », précise Thomas Facchinetti. Quant à Ousmane Dia, il envisage de réaliser son projet à Dakar, en reproduisant une statue de David de Pury pour y intégrer son projet Dialoguons.

      https://lecourrier.ch/2022/10/30/place-pury-un-hommage-rate

    • La statue, l’esclavagiste et le #contre-monument contestés

      Fin décembre 2022, à Neuchâtel, une récente installation d’art contemporain, conçue comme réponse à la statue de l’esclavagiste David de Pury contestée en 2020 par des militants se revendiquant de « Black Lives Matter », a été à son tour maculée de peinture. Ce dispositif didactique et conceptuel déployé dans l’espace public, qui compte parmi les premiers adoptés en Europe pour réparer symboliquement les mémoires citoyennes blessées, est un contre-monument ironique, temporaire et anti-monumental.

      https://aoc.media/analyse/2023/02/07/la-statue-lesclavagiste-et-le-contre-monument-contestes

      et sur seenthis : https://seenthis.net/messages/989775

  • Derrière le débat sur le « wokisme », les trois mutations du racisme : biologique, culturel, systémique

    Après avoir postulé, depuis l’esclavage, l’inégalité des races, le racisme insiste, après 1945, sur l’impossible coexistence culturelle. Plus controversée est la notion, apparue dans les années 2000, de racisme « structurel ».

    C’est un mystérieux néologisme qui désigne un ennemi aussi terrifiant qu’insaisissable : le « wokisme », ce mouvement venu des Etats-Unis, suscite depuis des mois des croisades enflammées. Pour le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, ce mot renvoie à une idéologie obscurantiste qui, en imposant une police de la pensée digne de George Orwell, ouvre la voie au totalitarisme. Le réquisitoire est sans doute un peu exagéré : le wokisme n’est ni un corpus idéologique structuré ni un courant de pensée homogène, mais, plus modestement, une attitude consistant à être attentif (« awake ») aux injustices subies par les minorités.

    Si l’expression apparaît dans l’argot afro-américain dans les années 1960, si elle est présente, en 1965, dans un discours prononcé par Martin Luther King (1929-1968), si elle est aujourd’hui revendiquée par le mouvement américain Black Lives Matter, elle reste très largement méconnue des Français : selon un sondage IFOP réalisé en février 2021, 86 % d’entre eux n’ont jamais entendu parler de la « pensée woke » et 94 % ignorent ce qu’elle signifie. En France, le wokisme est « un épouvantail plus qu’une réalité sociale ou idéologique » , résume l’historien Pap Ndiaye, directeur général du Palais de la Porte Dorée (l’établissement public qui comprend le Musée national de l’histoirede l’immigration et l’Aquarium tropical de Paris).

    Les controverses françaises sur le « wokisme » ont beau reposer sur des à-peu-près et des chimères, elles ont cependant un mérite : démontrer que le mot « racisme » ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. Pour les militants « woke », la statue d’un ardent défenseur de l’esclavage ou le « blackface » festif d’un homme blanc signent la survivance subtile mais réelle d’une hiérarchie raciale héritée de la traite négrière et de la colonisation. Pour leurs adversaires, cet exercice scrupuleux de vigilance antiraciste mène tout droit à la tyrannie des minorités, voire à un « racisme inversé .

    XVIe siècle : la racialisation du monde

    Si le racisme des uns ressemble si peu au racisme des autres, c’est parce que ce mot affiche une simplicité trompeuse et ce depuis sa naissance, à la fin du XIXe siècle. Popularisé en 1892 sous la plume du pamphlétaire antisémite Gaston Méry, le terme « racisme » désigne, dans le roman Jean Révolte, non pas une condamnable hiérarchie entre les hommes, mais une enviable « patrie naturelle fondée sur la communauté d’origine », souligne l’historien Grégoire Kauffmann. Pour le héros, qui « refuse d’admettre qu’un Juif ou qu’un nègre puisse devenir son concitoyen », le racisme est une forme élevée et respectable de patriotisme. Si l’origine du mot « racisme » est ambiguë, son sens l’est tout autant. « Ce terme est polysémique » , prévient Abdellali Hajjat, auteur des Frontières de l’ « identité nationale » (La Découverte, 2012). « Il est hautement problématique », renchérit l’historien des idées Pierre-André Taguieff dans son Dictionnaire historique et critique du racisme (PUF, 2013) . Parce que le racisme se nourrit des préjugés de son époque, parce qu’il épouse la circulation des hommes et des idées, parce qu’il s’adapte à l’état de la science, il se conjugue toujours au pluriel.

    Depuis le XVIIIe siècle, le racisme français a ainsi, selon Pierre-André Taguieff, affiché deux visages : le racisme « biologique et inégalitaire » de l’esclavage et de la colonisation, qui postulait l’existence d’une hiérarchie irréductible entre les races, et le « néoracisme différentialiste et culturel » de l’après-guerre, qui fait de certaines communautés, non pas des races inférieures, mais des groupes inassimilables. Depuis les années 2000, beaucoup y ajoutent un troisième : le racisme « systémique » engendré, jour après jour, par le fonctionnement routinier et discriminatoire des institutions.

    En déportant 12,5 millions d’Africains vers les Amériques, l’esclavage atlantique inaugure, au XVIe siècle, l’ère de la racialisation du monde, et façonne du même coup la matrice du racisme biologique et inégalitaire qui survivra, en France, jusqu’à la seconde guerre mondiale. Avec la traite négrière, la « race » devient le pilier d’un ordre social fondé sur des traits phénotypiques comme la couleur de la peau. « Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Européens théorisent l’infériorité supposée de certains peuples, souligne Pap Ndiaye. L’esclavage n’invente pas les préjugés sur les Noirs mais il les structure dans une pensée systémique de la hiérarchie raciale qui légitime la chosification des êtres humains. »

    Pendant que les naturalistes du XVIIIe siècle répertorient méthodiquement les plantes et les animaux, les savants classent les races humaines en leur attribuant des carac téristiques physiques, intellectuelles et morales immuables. Dans la hiérarchie culturelle de la perception du beau et du sublime élaborée par Kant (1724-1804), les Germains, les Anglais et les Français figurent au sommet : relégués en bas de l’échelle, les Noirs doivent se contenter du « goût des sornettes . « L’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs, écrit Kant. Les Indiens jaunes ont déjà moins de talent. Les Nègres sont situés bien plus bas. »

    A la fin du XVIIIe siècle, l’obsession de la hiérarchie raciale est telle que le colon créole Moreau de Saint-Méry, député de la Martinique à l’Assemblée constituante et grand défenseur de l’esclavage, élabore une classification méticuleuse des hommes en fonction de leur couleur de peau. S’il estime que les Blancs incarnent l’ « aristocratie de l’épiderme » , il recense 128 combinaisons de métissage noir-blanc qu’il regroupe dans neuf catégories soigneusement hiérarchisées : le sacatra, le griffe, le marabout, le mulâtre, le quarteron, le métis, le mamelouk, le quarteronné et le sang-mêlé... Cette racialisation du monde aurait pu s’effacer après l’abolition de l’esclavage, en 1848, mais la colonisation, qui voit la France conquérir l’Algérie, en 1830, puis l’Indochine et une partie de l’Afrique, perpétue les hiérarchies raciales construites pendant la traite négrière. Sous la IIIe République, les préjugés sur la supériorité biologique des Blancs sont encore très vivants : c’est en vain, affirme Pierre Larousse dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1872), que « quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche .

    La Caution scientifique

    Parce que la colonisation est justifiée, au XIXe siècle, par la « mission civilisatrice » de la France, la pensée raciale, cependant, se transforme. « A la hiérarchie biologique de la traite négrière s’ajoute, au XIXe siècle, une hiérarchie culturelle des civilisations, explique le sociologue Abdellali Hajjat, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles . Parmi les " indigènes " , la IIIe République distingue l’Arabe musulman, fourbe mais civilisé, du bon sauvage noir, proche de l’animal. Aux yeux des colonisateurs, le monde musulman, qui a une histoire commune avec l’Europe, est une civilisation, même si elle est menaçante, alors que le monde subsaharien est situé, lui, hors de la civilisation. »

    Dans un siècle marqué par les fulgurants progrès de la science, cette « raciologie républicaine », selon le mot de l’historienne Carole Reynaud-Paligot, se nourrit de discours savants. Les anthropologues comparent les anatomies, jaugent les boîtes crâniennes, mesurent les angles faciaux. « Au XIXe siècle, la pensée raciale se pare d’une caution scientifique, poursuit Abdellali Hajjat. Les nouvelles disciplines comme l’anthropologie, l’ethnologie ou la philologie élaborent des discours qui justifient l’inégalité des races. Les savoirs, dans toute leur diversité, consolident et légitiment la pensée raciale de la IIIe République. »

    A la fin du XIXe siècle, l’anthropologie physique devient ainsi l’un des viviers du racisme « scientifique . Dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paul Broca, fondateur, en 1859, de la Société d’anthropologie de Paris, distingue ainsi les races « éminemment perfectibles, qui ont eu le privilège d’enfanter de grandes civilisations », de celles qui ont « résisté à toutes les tentatives qu’on a pu faire pour les arracher à la vie sauvage » . « Jamais un peuple à la peau noire, aux cheveux laineux et au visage prognathe, n’a pu s’élever spontanément jusqu’à la civilisation » , écrit-il.

    Pendant la IIIe République, cette hiérarchie des races et des civilisations est profondément ancrée dans les esprits, y compris dans ceux des Républicains. « Il faut dire ouvertement, affirme Jules Ferry en 1885, que les races supérieures ont un droit sur les races inférieures » , celui de les « civiliser » . Pendant que les écoliers apprennent dans Le Tour de la France par deux enfants (1877) que la « race » blanche est la « plus parfaite » de toutes, leurs parents découvrent, dans les « villages nègres » des expositions universelles, des Africains parqués comme des animaux qui tressent des nattes et cisèlent des bracelets.

    Il faut attendre le début du XXe siècle pour que ce racisme biologique et inégalitaire commence à vaciller. Le déclin s’amorce avec l’affaire Dreyfus (entre 1894 et 1906), qui voit naître les premiers mouvements de défense de l’universalité du genre humain. Mais le coup de grâce intervient au lendemain de la seconde guerre mondiale. « La Shoah disqualifie définitivement le racisme, analyse l’historien Emmanuel Debono. A la Libération, le premier geste de l’Organisation des Nations unies et de l’Unesco [sa branche consacrée à l’éducation], tout juste créées, est de condamner le racisme chimiquement pur qu’est le nazisme. L’antiracisme s’impose, pour la première fois de l’histoire, comme une norme internationale. » En récusant catégoriquement la validité scientifique du concept de « race », en proclamant solennellement l’égale dignité de tous les hommes, les institutions internationales nées à la Libération installent, selon le philosophe Etienne Balibar, un nouveau « paradigme intellectuel » : « l’humanité est une », proclament les documents de l’Unesco des années 1950.Ce discours est si neuf que le pasteur noir américain Jesse Jackson sillonne le sud des Etats-Unis pour le promouvoir. « Une organisation internationale avait fait des recherches et conclu que les Noirs n’étaient pas inférieurs, racontait-il en 2002, dans une interview à un journal aux Etats-Unis. C’était énorme ! »

    Le racisme biologique et inégalitaire de l’avant-guerre ne survit pas à ce nouveau paradigme. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les racistes « à l’ancienne » se font de plus en plus rares : les Français qui croient à la supériorité biologique de certaines races représentent aujourd’hui moins de 10 % de la population. « L’Unesco a indéniablement réussi à délégitimer le concept de race » , constate Abdellali Hajjat. L’ « inertie » des catégories raciales bâties pendant l’esclavage et la colonisation est cependant très forte : « Le racisme est un train à grande vitesse, poursuit-il. Même quand on appuie fermement sur le frein, il met du temps à ralentir. »

    La hantise du métissage

    Malgré les déclarations de principe des instances internationales des années 1950, le racisme continue en effet à prospérer, mais le climat de l’après-guerre l’oblige à changer de visage. Au lieu de distinguer et de hiérarchiser les races humaines, comme il le faisait pendant l’esclavage et la colonisation, le racisme , selon Pierre-André Taguieff, adopte dans la seconde moitié du XXe siècle une tonalité « culturelle et différentialiste » : il célèbre désormais le culte des identités parti culières. « Le néoracisme met en avant des différences irréductibles fondées, non plus sur la biologie, mais sur les moeurs » , constate Emmanuel Debono.

    Résolument hostile à l’ouverture des frontières, ce « new racism », selon le mot de l’historien britannique Paul Gilroy, clame haut et fort sa hantise du métissage : ce qui est reproché aux étrangers, résume Pierre-André Taguieff, ce n’est plus leur infériorité biologique, mais le fait « d’être culturellement inassimilables et d’incarner, en tant que corps étranger, une menace de désordre pour le groupe national menace polymorphe de défiguration, de dénaturation, de désinté gration, voire de souillure . « C’est le racisme de l’inégalité des cultures et du chacun chez soi, explique Pap Ndiaye, auteur de La Condition noire. Essai sur une minorité française (Gallimard, 2009). Chacun dans sa culture, chacun sur son territoire. »

    Dans les années 1970, le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece) du philosophe Alain de Benoist est le laboratoire théorique de cette doctrine qui finit par irriguer l’extrême droite, puis une grande partie de la droite. Les « grécistes » , observe le politiste Sylvain Crépon, en 2010, dans la revue Raison présente , tournent peu à peu le dos aux théories biologiques racialistes pour défendre la notion « anthropologique » de culture, et prôner, au nom de la pureté, une « étanchéité entre les peuples . Dans une France de plus en plus métissée, le Front national, qui émerge sur la scène politique en 1983, se fait le porte-parole de cette pensée identitaire.

    Face à ce « néoracisme » qui manie avec habileté le vocabulaire des modes de vie, les asso ciations antiracistes « classiques » et « généralistes » comme la Ligue des droits de l’homme, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme ou le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples sont vite dépassées. « Leur discours de principe sur l’universalité du genre humain a du mal à penser les différences culturelles, d’autant que ces militants traditionnels sont rarement issus de l’immigration », observe l’historienPap Ndiaye.Il faut attendre les années 1980 pour voir émerger une nouvelle génération d’activistes : l’organisation, en 1983, de la Marche pour l’égalité, puis la création, en 1984, de SOS-Racisme rajeunissent et élargissent le cercle de la mobilisation.

    Dans les années 1980 et 1990, ces nouveaux acteurs de la scène politique analysent le « néoracisme » non comme un système de valeurs collectif hérité de l’esclavage et la colonisation, mais comme l’expression d’une dérive « morale et individuelle », écrivent les chercheurs Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud dans Du racisme d’Etat en France ? (Le Bord de l’eau, 2020). Pour SOS-Racisme, les Français hostiles aux immigrés sont des « acteurs déviants, isolés, adhérant à la doctrine raciste et/ou portés par une idéologie violente » , ajoutent les chercheurs. Face à ces errances individuelles, les militants de SOS-Racisme défendent avec conviction les vertus du métissage, de la fraternité et de la tolérance. « Ils estiment que le racisme est le fruit de l’ignorance et de la peur . La loi et l’éducation constituent donc les deux piliers de leur engagement. La loi parce qu’elle permet, depuis la législation Pleven de 1972, de sanctionner les propos racistes, l’éducation parce qu’en luttant contre les préjugés, elle ouvre la voie à un changement des mentalités. », analyse la philosophe Magali Bessone, professeure de philosophie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et autrice de Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines (Vrin, 2019).

    « Une matrice idéologique »

    Cette conception du racisme est questionnée à partir des années 2000. Dans un monde qui se mobilise contre les discriminations la directive européenne sur l’égalité de traitement date de 2000, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, de 2005 (supprimée en 2011) , l’idée d’un racisme « systémique » émerge peu à peu dans les milieux militants et universitaires. Ses défenseurs ne nient pas que le racisme est souvent adossé à un discours explicite de haine, mais ils estiment qu’il est souvent, voire surtout, un système de pouvoir qui imprègne discrètement, et en silence, le fonctionnement des institutions républicaines.

    Alors que le néoracisme « culturel et différentialiste » émanait d’individus affichant ouvertement une idéologie nativiste, le racisme dit « systémique » se passe de discours d’exclusion : il est, plus banalement et plus massivement, le fruit des pratiques répétitives, souterraines et discrètes de la police, de la justice, de l’entreprise ou de l’école. Comme le savent les jeunes issus de l’immigration, comme le démontrent les enquêtes de sciences sociales, ce racisme « ordinaire », qui n’est ni intentionnel ni systématique, distribue inégalement les places et les richesses.

    Le sociologue Fabien Jobard établit ainsi, dans une étude réalisée en 2007-2008 à Paris, qu’un Maghrébin a 9,9 fois plus de risques de se faire contrôler par la police qu’un Blanc, un Noir 5,2 fois plus. Cinq ans plus tard, les économistes Nicolas Jacquemet et Anthony Edo constatent lors d’un « testing » que malgré un faux CV parfaitement identique, « Pascal Leclerc » obtient deux fois plus d’entretiens d’embauche que « Rachid Benbalit . « En mettant en lumière l’ampleur des discriminations, ces travaux démontrent qu’elles ne peuvent être le fait de quelques brebis galeuses animées de croyances ouvertement racistes », observe Magali Bessone.

    Pour nombre de militants et d’universitaires, ces pratiques insidieuses et silencieuses relèvent d’un racisme « institutionnel », « structurel », voire « d’Etat . Ces mots ne signifient nullement qu’en France, un principe de hiérarchie raciale est inscrit dans le droit, comme il l’était lors de l’apartheid en Afrique du Sud ou du nazisme en Allemagne : ils renvoient plutôt, selon la politiste Nonna Mayer, à un racisme « déguisé ou subtil », qui se manifeste par des contrôles au faciès, des discriminations à l’embauche, voire des « micro-agressions quotidiennes comme des plaisanteries ou des regards, à première vue plus bénignes, mais qui maintiennent les populations racisées à distance, en position d’infériorité » .

    Le « catéchisme » antiraciste

    Les premiers jalons de cette réflexion sur le racisme « systémique » remontent, en France, à l’après-guerre. « Dès 1956, [le psychiatre et essayiste] Frantz Fanon affirme ainsi qu’une société coloniale est une société structurel lement raciste, souligne Magali Bessone. Le racisme n’y est pas, selon lui, le fruit d’une subjectivité déviante mais une norme collective et partagée. En 1972, la sociologue Colette Guillaumin défend, elle aussi, l’idée que le racisme ne renvoie pas au comportement intentionnel de quelques personnes ignorantes ou malveillantes, mais à une matrice idéo logique faite de normes, de pratiques, de catégories et de procédures. »

    Il faut cependant attendre les années 2000 pour que cette analyse, longtemps cantonnée dans un cercle étroit d’intellectuels et de militants, s’impose dans le débat public. « La question des discriminations est propulsée au premier plan en 2004, lors de l’interdiction des signes religieux à l’école, puis en 2005, lors des émeutes urbaines et des polémiques autour de la loi sur les " aspects positifs de la colonisation " , poursuit la philosophe. Les deuxièmes, voire les troisièmes générations de l’immigration postcoloniale, constatent avec amertume que l’injonction à l’intégration est toujours à recommencer : elle est aussi forte pour eux que pour leurs parents, voire leurs grands-parents. »

    C’est dans ce climat que naissent, dans les quartiers populaires, les collectifs de l’anti racisme que l’on qualifie parfois de « politique » - le Parti des indigènes de la République, le Conseil représentatif des associations noires, La Vérité pour Adama. A l’éloge du métissage célébré par SOS-Racisme dans les années 1980 se substitue, dans les années 2000-2020, une dénonciation du racisme systémique fondée sur un nouveau lexique « racisé », « décolonial », « privilège blanc . « Ces militants qui s’intéressent à l’histoire et à la sociologie s’efforcent de conceptualiser la trame du racisme ordinaire , souligne Abdellali Hajjat. Ils estiment que certains gestes apparemment anodins du quotidien constituent des rappels à l’ordre racial. »

    Dans un pays intensément attaché aux principes universalistes, cette conception « structurelle » du racisme est aujourd’hui âprement critiquée. Dans L’Antiracisme devenu fou, le « racisme systémique » et autres fables (Hermann, 2021), Pierre-André Taguieff vilipende l’idée d’un « racisme sans racistes » : parce qu’il est devenu « victimaire » , le « catéchisme » antiraciste d’aujourd’hui a rompu, selon lui, avec la « tradition du combat contre les préjugés raciaux fondée sur l’universalisme des Lumières » . Une conviction partagée par la philosophe Elisabeth Badinter, qui estime que ces combats « identitaires » remettent en cause l’universalisme républicain .

    Cette idée est réfutée par Pap Ndiaye. « L’antiracisme contemporain, dans l’ensemble, ne tourne pas le dos à l’universalisme : il cherche au contraire à l’approfondir en évitant qu’il reste incantatoire, abstrait ou " décharné " , selon le mot d’Aimé Césaire. Les militants d’aujourd’hui sont finalement plus pragmatiques que leurs aînés : alors que les antiracistes de l’après-guerre espéraient, par le redressement moral, extirper le mal de la tête des racistes, les militants d’aujourd’hui veulent, plus simplement, faire reculer une à une les discriminations. » Cette ambition égalitaire n’est pas contraire à l’universalisme, estime l’historien : elle est même au coeur de la promesse républicaine.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/06/biologique-culturel-systemique-le-racisme-en-trois-mutations_6108458_3232.ht
    #racisme #racisme_biologique #racisme_culturel #racisme_systémique #Jean-Michel_Blanquer #Blanquer #obscurantisme #idéologie #police_de_la_pensée #Martin_Luther_King #Black_Lives_Matter #épouvantail #racisme_inversé #tyrannie_des_minorités #racialisation #Gaston_Méry #préjugés #esclavage #traite #traite_négrière #hiérarchie_raciale #colonisation #hiérarchie_raciale #pensée_raciale #mission_civilisatrice #antiracisme #néoracisme #new_racism #marche_pour_l'égalité #SOS-racisme #histoire #pouvoir #nativisme #racisme_ordinaire #discriminations #testing #racisme_d'Etat #décolonial #privilège_blanc #universalisme #racisme_sans_racistes #universalisme_républicain

    –-> ajouté à ce fil de discussion autour du wokisme :
    https://seenthis.net/messages/933990
    et plus précisément ici :
    https://seenthis.net/messages/933990#message943325

    • à faire débuter l’anti-racisme politique durant les années 2000, ce journal ne fait que propager une arrogante vulgate militante où l’on se complait à confondre le mot dont on se pare et la chose que l’on cherche à (ré)inventer, avec des bonheurs contrastés (l’appel des indigènes de la république est publié en janvier 2005, or le soulèvement de novembre 2005 n’a concerné ses tenants que de loin).

  • Janvier 2022, un "colloque" (soi-disant) est organisé par l’#Observatoire_du_décolonialisme et le #Collège_de_philosophie.
    Sont entre autres présents à ce "colloque" #Jean-Michel_Blanquer et #Thierry_Coulhon (patron de l’HCERES)...

    Titre du colloque « Après la #déconstruction : reconstruire les sciences et la culture »
    https://decolonialisme.fr/?p=6333

    Ci-dessous un fil de discussion à son propos.

    #Université : « L’#universalisme_républicain ne se décrète pas, il se construit »

    Dans une tribune au « Monde », soixante-quatorze universitaires expliquent pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier à la Sorbonne, constitue une caricature de son objet, car il conduit à observer pour ne rien voir !

    Tribune :

    L’#Observatoire_du_décolonialisme et le #Collège_de_philosophie organisent les 7 et 8 janvier, avec l’aval de #Jean-Michel_Blanquer, un #colloque à la #Sorbonne, intitulé « Après la #déconstruction : reconstruire les #sciences et la #culture » dont l’objectif affiché est de dénoncer l’« #ordre_moral » que la « “pensée” décoloniale », également nommée « #woke » ou « #cancel_culture », introduit dans le domaine éducatif en contradiction avec « l’#esprit_d’ouverture, de #pluralisme et de #laïcité qui en constitue l’essence ».

    Il s’agit, est-il précisé, de « favoriser la construction, chez les élèves et les étudiants, des #repères_culturels fondamentaux » et de « faire un état des lieux, aussi nuancé que possible ». Cette recommandation laisse perplexe lorsque l’on constate que les animateurs des tables rondes sont les intervenants et vice-versa, et la quasi-totalité d’entre eux membres de l’Observatoire. Il serait vain dès lors d’attendre #débat_contradictoire ou mise en perspective.

    On pourrait s’étonner de la participation annoncée du président de l’agence gouvernementale chargée d’évaluer la recherche dans l’enseignement supérieur, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), dont dépend l’avenir des laboratoires de sciences humaines et sociales. On sait toutefois que la dénonciation du #wokisme, ou d’autres chimères comme l’« #islamo-gauchisme », est un cheval de bataille du ministre de l’éducation nationale comme de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche.

    Une #police_de_la pensée

    La caution quasi officielle apportée par le président du #HCERES à l’Observatoire du décolonialisme laisse-t-elle présager l’apparition d’une police de la pensée qui sanctionnerait toute recherche suspectée d’être contaminée par le prétendu wokisme ? Admettons, bien qu’il soit infondé, le postulat de réduction du #décolonialisme à l’idéologie woke et à la cancel culture.

    De quoi est-il donc question ? On sait que l’expression « #being_woke » s’est popularisée aux Etats-Unis dans la communauté afro-américaine tout au long du XXe siècle pour désigner une nécessité : celle d’être éveillé aux #injustices, principalement alors de nature socio-économique. Le slogan, repris par le mouvement #Black_Lives_Matter (« les vies noires comptent »), gagne en popularité avant d’être récupéré par les conservateurs américains pour le dénigrer et disqualifier ceux qui en font usage.

    C’est ainsi que s’impose #wokisme, lequel suggère l’existence d’un mouvement politique homogène chargé de propager l’#idéologie_woke. Il est d’ailleurs assez cocasse que la dénonciation de l’américanisation du débat s’accommode de l’importation (fautive) de mots américains.

    Les nouveaux inquisiteurs

    Désormais, le wokisme désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT, etc. Sous couvert d’alerter sur le nouveau danger qui menacerait l’école républicaine, il s’agit de réprouver ceux qui dénoncent les #discriminations fondées sur la couleur et qui font un lien entre celles-ci et notre passé colonial et/ou esclavagiste.

    Dans la rhétorique réactionnaire des nouveaux inquisiteurs, on pratique une stratégie d’#éradication_lexicale visant à éliminer du vocabulaire des #sciences_sociales des termes tels que #racisme_systémique, #privilège_blanc, #racisation, #intersectionnalité, #décolonialisme, termes prétendument dénués de toute rationalité. A de nombreux égards, la querelle ressemble à celle de la #political_correctness (le #politiquement_correct) du début des années 1990.

    En effet, cette dernière fut avant tout, aux Etats-Unis, l’occasion d’une offensive des conservateurs et de l’extrême droite contre le pouvoir supposé des #minorités. En France, le terme désigne, dans la méconnaissance du contexte américain, un ensemble hétérogène composé de marxistes, de multiculturalistes, de féministes, de postmodernistes, etc., tous accusés, entre autres vices, de #puritanisme, de #censure, de #dictature_des_minorités.

    Le #cyberharcèlement moralisateur

    A l’inverse, celui qui se veut politiquement incorrect fonde ses jugements sur la #liberté_de_penser, la #rationalité, le #courage_intellectuel. Qui ne s’en réclamerait ? Quelle est donc la valeur d’une position qui rassemble tout le monde et chasse des fantômes ? La « #wokeness » doit en réalité être comprise comme une dynamique inhérente à la #démocratie et, au-delà, l’indice des manquements de celle-ci à ses principes fondamentaux.

    Le sort réservé à la cancel culture (#culture_de_l’annulation) illustre ce point de vue. Comme le wokisme, il s’agit essentiellement d’un terme polémique, lequel a servi, d’abord à la droite américaine puis aux néoconservateurs français, à disqualifier toute interpellation progressiste. Ses adversaires pensent que son invocation relève du tribunal populaire et s’accompagne nécessairement de #cyberharcèlement_moralisateur.

    Il convient plutôt de l’interpréter comme une modalité de la protestation à l’usage de ceux qui disposent du seul pouvoir de marquer leur indignation en dénonçant certains dysfonctionnements dont la société s’accommode si souvent. Peut-on réellement penser que la cancel culture exprime, comme l’écrivent sans vergogne l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, la tentation de faire « table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature, et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental » ? Nuance, disent-ils ?

    Les choses commencent à changer

    Plutôt que des effets de la cancel culture, ne faudrait-il pas s’inquiéter de la culture de l’#impunité, laquelle préfère la #disqualification à la dispute argumentée ? Que les choses commencent à changer, nous ne pouvons que nous en réjouir et non redouter la « dictature des minorités ». C’est, au contraire, des droits de ces dernières que nous devrions nous soucier si nous voulons combattre la dérive droitière à laquelle les organisateurs, en invitant #Mathieu_Bock-Côté à s’exprimer, sont coupablement inattentifs.

    L’#universalisme_républicain ne se décrète pas, il se construit. Cela passe par la lutte contre les discriminations de classe, sexistes, homophobes ou ethnoraciales, comme contre les #préjugés racistes, antisémites et islamophobes, aujourd’hui de nouveau en vogue dans les espaces publics. Nier leur existence, c’est nuire gravement à l’idéal républicain.

    Les signataires de cette tribune sont : Nicolas Bancel, professeur ordinaire, université de Lausanne ; Gilles Bastin, professeur, Sciences Po Grenoble ; Hourya Bentouhami, maîtresse de conférences, université Toulouse-II-Jean-Jaurès ; Magali Bessone, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Pascal Blanchard, chercheur associé, CRHIM/UNIL Lausanne ; Philippe Blanchet, professeur, université Rennes-II ; Fabienne Bock, professeure émérite, Paris-XIII ; Gilles Boëtsch, directeur de recherche émérite, INEE-CNRS ; Olivier Borraz, directeur de recherche, IEP Paris ; Ahmed Boubeker, professeur, université de Saint-Etienne ; Michel Cahen, directeur de recherche émérite, IEP Bordeaux ; François Calori, maître de conférences, Rennes-I ; Philippe Chanial, professeur, université de Caen ; Sébastien Chauvin, professeur associé, université de Lausanne ; Christiane Chauviré, professeure émérite, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Catherine Coquio, professeure, Université de Paris ; Philippe Corcuff, maître de conférences, IEP Lyon ; James Costa, maître de conférences, université Sorbonne-Nouvelle ; Bruno Cousin, professeur assistant, IEP Paris ; Pierre Crétois, maître de conférences, université Bordeaux-Montaigne ; Martine de Gaudemar, professeure émérite, université Paris-Nanterre ; Thierry Deshayes, chercheur postdoctoral, université de Neuchâtel ; Stéphane Dufoix, professeur, membre senior de l’IUF, université Paris-Nanterre ; Estelle Ferrarese, professeure de philosophie, université de Picardie Jules-Verne ; Franck Fischbach, professeur, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Vincent Foucher, chargé de recherche, IEP Bordeaux ; Jean-Louis Fournel, professeur, université Paris-VIII ; Pierre François, directeur de recherche, IEP Paris ; Claude Gautier, professeur, ENS Lyon ; Jean-Christophe Goddard, professeur, université de Toulouse-II Jean-Jaurès ; Sophie Guérard de Latour, professeure, ENS Lyon ; Jacques Haiech, professeur honoraire, université de Strasbourg ; Abdelhafid Hammouche, professeur, université de Lille ; Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure, Paris-Nanterre ; François Héran, professeur, Collège de France ; Philippe Huneman, directeur de recherche, IHPST ; Chantal Jaquet, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences, université Paris-VIII ; Stefan Kristensen, professeur, université de Strasbourg ; Sandra Laugier, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Jeanne Lazarus, directrice du département de sociologie, IEP Paris ; Olivier Le Cour Grandmaison, professeur, université d’Evry ; Patrick Le Galès, directeur de recherche, IEP Paris ; Claire Lemercier, directrice de recherche, IEP Paris ; Françoise Lorcerie, directrice de recherche émérite, université d’Aix-Marseille ; Pascal Maillard, professeur agrégé, université de Strasbourg ; Philippe Marlière, professeur, University College London ; Nonna Mayer, directrice de recherche émérite, IEP Paris ; Catherine Miller, directrice de recherche, université d’Aix-Marseille ; Yann Moulier-Boutang, professeur émérite, UTC-Alliance Sorbonne-Université ; Laure Murat, professeure, université de Californie à Los Angeles (UCLA) ; Christine Musselin, directrice de recherche, IEP Paris ; Etienne Nouguez, chargé de recherche, IEP Paris ; Janie Pélabay, chargée de recherche, IEP Paris ; Roland Pfefferkorn, professeur émérite, université de Strasbourg ; Alain Policar, chercheur associé, IEP Paris ; Clotilde Policar, professeure, ENS Paris ; Jean-Yves Pranchère, professeur, ULB Bruxelles ; Alain Renaut, professeur émérite, Sorbonne-Université ; Jacob Rogozinski, professeur, université de Strasbourg ; Diane Roman, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Laurence Rosier, professeure, ULB Bruxelles ; Emma Rubio-Milet, professeure agrégée, université Sorbonne-Nouvelle ; Haoues Seniguer, maître de conférences, IEP Lyon ; Réjane Sénac, directrice de recherche, IEP Paris ; Vincent Tiberj, professeur associé, IEP Bordeaux ; Julien Talpin, Chargé de recherche, université de Lille ; Fabrice Virgili, directeur de recherche, UMR Sirice/CNRS ; Tommaso Vitale, professeur associé, IEP Paris ; Albin Wagener, maître de conférences, université Rennes-II ; Patrick Werly, maître de conférences HDR, université de Strasbourg ; Aline Wiame, maîtresse de conférences, université Toulouse-II Jean-Jaurès ; Charles Wolfe, professeur, université de Toulouse Jean-Jaurès ; Geneviève Zoïa, professeure, université de Montpellier ; Valentine Zuber, directrice d’études, EPHE.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/05/universite-l-universalisme-republicain-ne-se-decrete-pas-il-se-construit_610

    #Blanquer #Thierry_Culhon

    –-
    ajouté à ce fil de discussion :

    Projet de #loi sur les #principes_républicains : le niveau des eaux continue de monter
    https://seenthis.net/messages/908798

    • Un vrai-faux colloque à la Sorbonne pour mener le procès du « wokisme »

      Vendredi 7 et samedi 8 janvier s’est tenu à la Sorbonne un #colloque éloigné des canons du genre, mais patronné par d’illustres visiteurs, dont le ministre de l’éducation nationale, qui a par ailleurs aidé à financer l’événement. « Épidémie de #transgenres », « soleil noir des minorités » : les formules ont fleuri pour qualifier la manière dont le #décolonialisme et les #études_intersectionnelles martyriseraient l’université française.

      Vendredi 7 janvier, il est à peine neuf heures, deux mondes s’affrontent aux portes de la Sorbonne. Dehors, étudiants et enseignants-chercheurs (soutenus par plusieurs syndicats, dont Solidaires, la CGT et l’Unef, ainsi que par le Nouveau Parti anticapitaliste) moquent « les paniques identitaires » et dénoncent un événement « réactionnaire ». Dedans, on se presse pour prendre place dans le prestigieux amphithéâtre Liard, pour deux jours de colloque sur la « déconstruction » et le « wokisme », afin de « reconstruire les sciences et la culture ». Plus de 1 300 personne se sont inscrites pour assister aux débats, la plupart suivront la discussion jusqu’à samedi en ligne, en raison du contexte sanitaire.

      En plus des agents de la Sorbonne, légèrement sur les dents, des jeunes du très droitier syndicat UNI (Union nationale universitaire) font le contrôle des passes sanitaires et des identités, sweat-shirts floqués à leurs couleurs sur le dos. Ce sont d’ailleurs quasiment les seuls étudiants présents, les cheveux blancs étant plutôt dominant dans l’assistance. Deux jeunes gens s’en plaignent auprès de l’un des intervenants : « Les étudiants ont eu peur de venir, c’est sûr, mais nous vous soutenons ! »

      Dans les travées, avant l’ouverture des travaux sur « la pensée décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture », les discussions donnent un peu le ton : « Maintenant, si tu as un fils qui veut mettre une jupe, tu vas devoir lui dire “oui, peut-être”, se plaint un participant. Alors qu’il y a 30 ans, ça ne se faisait pas, et puis c’est tout. Aujourd’hui, tu es homme hétérosexuel le lundi, femme le mardi et tu te fais opérer le mercredi… » L’eurodéputé Les Républicains (LR) #François-Xavier_Bellamy tweete depuis la salle ses remerciements pour cette initiative « salutaire ».

      #Élisabeth_Lévy, éditorialiste vedette du magazine Causeur, distribue les saluts sonores, une journaliste prend des notes pour l’Incorrect. D’autres spectateurs ont tout annulé pour entendre en vrai de vrai #Mathieu_Bock-Côté, chroniqueur choisi par Europe 1 et CNews en remplacement de Zemmour. « Je l’adore, il est génial, non ? »

      Ils seront servis. Nombre des intervenants sont des chouchous de CNews et de FigaroVox, effrayés par la « dictature des minorités » : l’essayiste #Pascal_Bruckner, figure médiatique de ce courant néoconservateur qui a récemment publié Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc (Grasset, 2020) ; le dessinateur #Xavier_Gorce, qui a récemment quitté Le Monde après la « censure » de dessins jugés insultants ; #Pierre-André_Taguieff, qui a imposé le terme d’« islamo-gauchisme » dans le débat public et dont Nicolas Lebourg rappelait récemment dans Mediapart le rôle essentiel joué dans la dénonciation de l’#antiracisme comme « #nouveau_totalitarisme » ; ou encore le linguiste #François_Rastier, connu pour ses croisades contre l’#écriture_inclusive et les recherches sur le genre.

      Mais pour l’heure, la star du jour s’appelle Jean-Michel Blanquer, présent à la tribune en ouverture des travaux. Le ministre de l’éducation nationale remercie les organisateurs pour ce colloque sur un thème « si essentiel », « pour avoir eu le courage et la persévérance de l’organiser », et s’excuse par avance de la brièveté de son passage, « en raison de la crise sanitaire », mais il « devait être là, en Sorbonne ». Le ministre a même financé l’événement sur un fonds réservé. « Quand l’université ne soutient pas les universitaires, il faut bien qu’ils aillent chercher du soutien ailleurs », nous a répondu la professeure de littérature #Emmanuelle_Hénin, cheville ouvrière de l’opération.

      Un tel patronage n’a rien d’évident. Co-organisé par deux associations extra-universitaires controversées, l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, l’événement ressemble plus à une discussion savante – mais très politique – qu’à un colloque selon les canons du genre.

      Contactée par Mediapart, Sorbonne-Université a d’ailleurs tenu à préciser qu’elle n’avait rien à voir avec l’organisation, nous renvoyant vers la chancellerie des universités. Celle-ci, sous le patronage du recteur de Paris, propose en effet différentes salles du prestigieux bâtiment à la location pour des entreprises, des associations, autonomie des universités oblige…

      L’Observatoire du décolonialisme, fondé l’an dernier pour « mettre un terme à l’embrigadement de la recherche et de la transmission des savoirs » par « l’idéologie décoloniale », réunit des universitaires et des chercheurs, pour certains éminents dans leur spécialité, mais qui ont tous pour point commun de ne pas avoir de compétence particulière sur les sujets de sciences sociales dont ils parlent.

      Dans une tribune publiée le 5 janvier dans Le Monde, 74 chercheurs mettaient en garde contre une telle « caricature » : « Il s’agit, est-il précisé [dans ce colloque – ndlr], de “favoriser la construction, chez les élèves et les étudiants, des repères culturels fondamentaux” et de “ faire un état des lieux, aussi nuancé que possible”. Cette recommandation laisse perplexe lorsque l’on constate que les animateurs des tables rondes sont les intervenants, et vice versa, et la quasi-totalité d’entre eux membres de l’Observatoire. Il serait vain dès lors d’attendre débat contradictoire ou mise en perspective. »

      Enfin le Collège de philosophie, association loi 1901 pour le moins confidentielle, peut induire en erreur tant son nom est proche du Collège international de philosophie, une institution au rayonnement scientifique international, créée notamment par Jacques Derrida, le penseur de la déconstruction. Des intellectuels tels que Giorgio Agamben, Barbara Cassin, Jacques Rancière, Alain Badiou en ont assuré la renommée.

      Et alors qu’il sera tout au long de la première journée beaucoup question de #Derrida, pas un seul spécialiste connu de l’intellectuel n’est présent. « On parle de la #déconstruction, qui n’est pas la propriété de Derrida, justement pour montrer que c’est un concept dynamique, pas figé, qui est aujourd’hui réinterprété », justifie Emmanuelle Hénin. Certes, mais quand l’anthropologue #Albert_Doja saute en quelques minutes de la dispute intellectuelle opposant Jacques Derrida et Claude Lévi-Strauss sur la « leçon d’écriture » du célèbre ouvrage Tristes tropiques à… l’écriture inclusive, on s’interroge sur le choix du panel.

      Parmi les intervenants, mêmes approximations et parfois tromperies sur l’étiquette. #Sami_Biasoni, présenté comme philosophe, est un ancien trader en matières premières à la Société générale, ancien candidat aux municipales sur une liste dissidente de LR dans le VIIIe arrondissement de Paris, docteur en philosophie. Mais on ne lui connaît aucune publication scientifique. #Pierre_Valentin, également présenté comme philosophe, est en réalité « journaliste en formation », salarié depuis un an par FigaroVox. Il est l’auteur d’une note sur le « phémonène woke » pour la #Fondapol, « en deux volumes ». L’agrégé de lettres classiques et adjoint à l’urbanisme à la mairie de Pecq, #Raphaël_Doan, devient, dans cette présentation, « historien » et intervient sur la « cancel culture ».

      « Ce n’est pas un colloque scientifique, c’est une #réunion_politique, cingle Caroline Ibos, sociologue au département Études de genre à l’université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis. Ce n’est pas un problème d’ailleurs, encore faut-il le dire... C’est d’autant plus gênant que ces gens se drapent dans la neutralité axiologique et ne cessent de dénoncer les chercheurs qui confondraient la science et le militantisme. Le plus gros souci dans tout cela est la présence de Blanquer. »

      Le ministre de l’éducation nationale semble n’avoir cure de cette critique, vantant dans sa prise de parole « un événement intellectuel, scientifique » sur un sujet qui a « de grandes conséquences sociales, sociétales, civiques ». « Les Lumières font peur, il y a comme une haine de soi qui doit être identifiée, poursuit le ministre, avant d’appeler à « l’offensive » pour sauver « l’#universalisme pris en tenaille entre #revendications_identitaires de l’extrême gauche comme de l’extrême droite ». Il est vivement applaudi.

      « Ceci n’est pas un colloque », s’amuse le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, co-organisateur, citant le peintre Magritte, alors que le ministre s’échappe, sous les huées du dehors. Pour présenter la première table ronde, consacrée aux « trois âges » de la pensée déconstructionniste, dont le « wokisme » et l’intersectionnalité seraient les enfants, il invite à réfléchir sur une période où « tout serait oppression, unique clé de lecture du monde contemporain ». L’historien #Pierre_Vermeren, spécialiste du monde arabe et auteur d’un livre récent sur la métropolisation du monde, estime que tout est sur la table depuis 60 ans, un seul « mot d’ordre intellectuel et politique » : retourner la #civilisation_européenne contre elle-même, le « verbe français contre lui-même ».

      Au fil des tables rondes et de la critique de l’intersectionnalité (concept visant, dans l’analyse sociologique et politique, à croiser les discriminations de classe, de genre ou encore de race au sens de construction sociale), l’ouvrier, le prolétaire, est régulièrement convoqué face au « soleil noir que sont devenues les minorités » (comprendre les femmes, les racisé·es, les personnes LGBTQ+), souvent par des personnalités pourtant peu connues pour leurs sympathies marxistes.

      #Pascal_Perrineau, politologue à Sciences-Po Paris, habitué des plateaux télévisés, critique ainsi une idéologie qui vise à déconstruire « toutes les catégories du réel et la démocratie représentative », et parle d’une « obscure oppression généralisée, par les hommes blancs hétérosexuels, qu’il faudrait déconstruire avec d’autant plus de vigueur qu’elle n’a pas l’évidence de l’oppression économique ».

      Il tacle au passage des membres du Centre de recherches politiques de Sciences-Po (#Cevipof), et notamment #Réjane_Sénac pour son livre L’Égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (Rue de l’Échiquier, 2019), avant de glisser, sous l’œil complice de l’assistance : « Vous voyez pourquoi je ne suis plus directeur… », après quand même 21 années passées à la tête du Cevipof.

      La prétendue mainmise des tenants de l’intersectionnalité, du décolonialisme ou des « #genderistes » sur l’université française, sous influence-nord américaine, est au cœur des discussions. Y compris sur les sciences dites dures, comme la physique ou les mathématiques. Le programme pour la mobilisation des #savoirs_autochtones dans l’étude de la physique, développé par l’université Concordia au Canada, provoque l’effroi (« Ils veulent décoloniser la lumière », moque #Bruno_Chaouat, spécialiste de littérature), alors que le mathématicien de Princeton Sergiu Klainerman dénonce dans une vidéo le débat autour du manque de diversité dans l’enseignement des mathématiques et d’un #biais_raciste.

      « Deux et deux ne font plus quatre », déclare t-on à la tribune. « Cela rappelle le moment Lyssenko, quand la science prolétaire devait remplacer la science bourgeoise, ou le moment Goebbels, quand la science devenait plus sensible à la race », ose Bruno Chaouat.

      Ces propos trouvent un écho bien au-delà du cénacle de l’amphithéâtre Liard. En juin 2020, Emmanuel Macron disait en privé que les universitaires sont coupables d’« ethnicisation de la question sociale » » et « cassent la République en deux », des propos proches des théories des mouvements du Printemps républicain et de Vigilance université, dont nombre d’intervenants du colloque sont proches ou membres.

      Jean-Michel Blanquer lui-même a parlé, visant à nouveau les universitaires, de « complicités » après l’attentat contre Samuel Paty en octobre 2020. Il y a un, an Frédérique Vidal déclenchait à son tour la consternation dans la communauté scientifique en annonçant vouloir diligenter une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université.

      Le CNRS, auquel cette embarrassante mission aurait été confiée, avait immédiatement répondu par voie de communiqué que la notion n’était qu’un « slogan politique » ne correspondant « à aucune réalité scientifique ». L’organisme avait par ailleurs mis en garde contre toute « instrumentalisation de la science », en précisant qu’il condamnait « les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de “race”, ou tout autre champ de la connaissance ».

      Certains débats du colloque tentent de sortir de l’acrimonie, notamment sur la question de la place de l’étude de l’islam à l’université, avec les interventions moins directement polémistes du sociologue #Bernard_Rougier (lire ici son portrait dans Le Crieur) et du politologue #Arnaud_Lacheret, basé au Bahreïn.

      Mais les outrances l’emportent le plus souvent, dont celles de Pierre-André Taguieff, qui n’hésite pas à faire du « wokisme » un « #ethnocide de grande ampleur », ou de la sociologue de l’art #Nathalie_Heinich, qui parle « d’#abus_sur_enfant » en donnant les coordonnées d’une association luttant contre ce qu’elle nomme une « #épidémie_de_transgenres » favorisée par les enseignants de l’Éducation nationale.

      Le mélange des registres n’arrange rien puisque chacun y va de son histoire personnelle, de la journaliste #Claire_Koç au politologue #Vincent_Tournier, enseignant à l’Institut d’études politiques de Grenoble, où les polémiques s’enchaînent depuis neuf mois. Ce dernier, dans une table ronde intitulée « Il faut sauver Blanche-Neige ! Totems et tabous de la cancel culture », n’y est pas allé avec le dos de la cuillère.

      Relevant sous forme de blague la non-parité à la tribune (norme du colloque d’après nos observations), il disserte sur la censure dans le cinéma et fait rire en regrettant qu’une photo d’actrice nue soit peu visible sur le grand écran de la Sorbonne. « Vous ratez, messieurs, la meilleure partie du film ! » Puis, à propos de Blanche-Neige, il se demande benoîtement si le dessin animé n’est pas totalement « woke-compatible », puisqu’il met en scène des nains, et même le « quota handicapé, grâce à Simplet ».

      Aucune expression réellement discordante n’a eu voix au chapitre. « Nous avons essayé d’en inviter mais ils ne sont pas venus, par peur des réactions, explique Emmanuelle Hénin. Et d’ailleurs, quand il y a des colloques sur le colonialisme, ils ne nous invitent pas ! » Au moins trois chercheurs, dont le professeur de droit Olivier Beaud et le professeur de littérature Jean-Yves Masson, ont effectivement fini par décliner l’invitation devant l’absence de légitimité académique de certains des intervenants.

      « Quand l’Observatoire du décolonialisme a lancé son appel lors de sa création, ils ont été 77 à répondre, 30 professeurs émérites, donc des retraités, et 60 hommes, c’est un premier élément d’explication, remarque Caroline Ibos. Ce sont des gens qui ont été puissants, très puissants, et qui se trouvent confrontés à une perte de pouvoir car oui, l’université change, et les sciences sociales aussi. Nous, on fait notre travail de chercheurs, on dirige des thèses, on gère un laboratoire, on travaille beaucoup. Nous n’avons pas le temps pour ces bêtises. »

      Se poursuivant samedi 8 janvier, le colloque devait se clore par l’intervention de #Gilbert_Abergel, président du #Comité_laïcité_République, et plus surprenant, de Thierry Coulhon, président du très officiel Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). Interrogé sur la critique concernant le manque de rigueur scientifique des intitulés et la composition des panels, ce dernier reconnaît « des formulations un peu flottantes et peu rigoureuses ».

      Pas de quoi faire renoncer Thierry Coulhon, ancien conseiller d’Emmanuel Macron sur l’enseignement supérieur : « Je ne suis pas là pour apporter une caution ou pour me faire instrumentaliser mais je trouve dangereux d’aller à des débats où l’on est d’accord avec tout le monde. Dans le milieu universitaire, on a intérêt à se parler. » Quitte à monologuer.

      https://www.mediapart.fr/journal/france/080122/un-vrai-faux-colloque-la-sorbonne-pour-mener-le-proces-du-wokisme

    • Avec le hashtag #colloquedelahonte, Olivier Compagnon a fait un très bon live twitter :

      Voici le résumé du 1er jour du « colloque » :

      Colloque de la honte « Après la déconstruction », premier constat à 9h09 : les organisateurs n’ont pas encore déconstruit leur rapport au numérique puisqu’ils ne savent manifestement pas se servir de zoom.

      9h16 : il semble que ces collègues n’ont pas fait beaucoup d’enseignement à distance ou d’hybride pendant le confinement. Le zoom est désormais coupé.

      9h21, ça ne s’arrange pas. Le colloque de la reprise en main de l’enseignement supérieur et de la recherche est mal parti

      9h35, je renonce à ma rééducation intellectuelle puisque le zoom du #colloquedelahonte ne fonctionne pas. On ne dira pas que je n’ai pas essayé. Tout cela me laisse du temps pour lire

      Bon, je dois dire que je viens d’écouter 10 mn d’une introduction ânonnée. C’est nul et réac comme on pouvait s’y attendre, mais le pire est le niveau des commentaires sur le zoom. Un exemple : quand sont évoqués les risques pesant sur le latin, un gars écrit « le latin.e »...

      Si l’on entend bien les remerciements, le ministère de l’Education nationale a contribué au financement de ce #colloquedelahonte.

      Ah merde, tout est de la faute de la « pensée 68 » et un hommage est rendu à Luc Ferry pour ses analyses libératrices

      « Quelle est la domination la pire ? C’est ma domination, c’est pas la tienne ».

      Un peu de nostalgie avec Pierre Vermeren : tout ce bordel commence en 1962, avec l’indépendance de l’Algérie, qui met un terme à un grand projet d’expansion civilisationnel français et européen. Les origines de l’"effondrement politique et moral" contemporain

      Ah, il balance sur Hélène Cixous, c’est la transition vers la prochaine présentation sur « l’imposture Derrida ». Finalement, tout cela ne serait pas arrivé si on avait su garder l’Algérie.

      Bon, c’est dégueulasse, ça suffit.

      Ce #colloquedelahonte est addictif : j’y reviens après pris l’air. On parle d’hétéronormativité, de retour à une conception du savoir du XVIe siècle, ça n’a pas l’air de s’arranger.

      Là, ils font la pause, ils doivent être crevés après des débats d’un tel niveau. Surtout quand il s’est agi de comparer le « déconstructionnisme » à l’apparition de chaires sur la magie dans l’université.

      La bonne nouvelle, c’est qu’ils ne savent toujours se servir de zoom (11h59) et que le public zoom n’a rien entendu à la vidéo de Taguieff.

      La parole est désormais à Helen Pluckrose, cette journaliste britannique qui a envoyé à des revues scientifiques de faux articles sur la culture du viol chez les chiens. Quel casting !

      Comme c’est en anglais, le public zoom échange sur la qualité du son de sa vidéo. #colloquedelahonte

      On passe à « l’état des sciences humaines aux Etats-Unis ». Le mec dénonce « l’essentialisme stratégique » et n’aime pas trop les trans apparemment. Il lance aussi un parallèle entre « déconstructionnisme » et nazisme en s’appuyant sur Heidegger. Les digues sautent

      « Terrorisme intellectuel » : le mot est lâché, enfin ! Blanquer doit être content là. Le mec a dit « étudiantes femelles » aussi, mais s’est repris quand même

      La parole est désormais à un spécialiste d’équations différentielles. Beaucoup de mecs dans le casting, quand même, ce matin, non ? Le gars y va fort d’emblée : enjeu civilisationnel, avenir de l’humanité, etc.

      Un petit coup d’oeil aux commentaires du public zoom, ça détend.

      Le matheux, c’est un suprémaciste blanc. Applaudissements nourris, commentaire du modérateur parlant de totalitarisme.

      On parle désormais des « Science and Technology Studies ». La déconstruction, c’est « l’anti-science », c’est « la recherche d’un monde sans tragique ». Est mal à l’aise avec « science participative » et « science citoyenne » qui rappellent la « physique aryenne »

      Conclut sur la « soi-disant discrimination entre hommes et femmes ». C’est génial, ce #colloquedelahonte

      La parole à Christophe de Voogd, « normalien » (surtout de l’Institut Montaigne en fait), sur les usages du passé. Mépris pour les étudiants qui ne connaissent plus Marc Bloch. A dix minutes de parole, mais prend le temps de rappeler qu’il est agrégé

      « Si on oublie le puritanisme, on ne comprend rien au wokisme ». Tout se barre et en France on ne sait plus l’histoire, la sociologie est devenue dominante (celle de ce sale Bourdieu alors qu’on a oublié Boudon) « ah pardon chère Nathalie Heinich ».

      30 minutes de retard, ça n’en finit pas. Edward Said, cette peste. New York Times collabo. Séparer le grain de l’ivraie. Terrible défi. En gros, son idée de base est que les « déconstructionnistes » sont ignorants, ne connaissent pas les faits. Faiblard

      Ouf, ils vont manger. Sans doute un bourguignon plutôt que des tacos.

      J’ai fini mon poulet tikka (hommage à Dipesh Chakrabarty évidemment) et je piaffe en attendant la table ronde sur « Le retour de la race ».

      Gros programme cet aprem : race / islam / gender / cancel. Je vais me contenter de la race avec une table ronde composée de « témoins » et d’"experts". Ah, petit lapsus historique / hystérique en intro, très bon.

      « Vous me pardonnerez mes raccourcis ». Ben non...

      Bruckner explique (depuis les témoignages de J. Baker ou Baldwin) que, dans la France des années 40-50, les afro-descendants ou les gays ne subissaient aucune discrimination, aucune stigmatisation.

      « Le wokisme est une religion ». Les wokes infantilisent la communauté noire et, dans le même temps, reconstituent un nouveau racisme (anti-blanc). Le vrai problème aux US, c’est « la violence interne à la communauté noire » (sic).

      Si je comprends bien, les Noirs n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Bien, Bruckner, bien. Personne n’a encore dit que la race était une construction sociale (ce qu’on commence à dire aux étudiants à tous les niveaux, non ?)

      Ah, belle conclusion : Tahar Bouhafs = nazi (dit moins brutalement, mais c’est ce qu’il a dit).

      Claire Koç prend la parole et a le mérite de préciser que son témoignage n’a pas valeur de généralisation. Etre français, c’est le vouloir, le prénom est fondamental. Bon c’est du Zemmour. Eloge de l’assimilation, on se croirait au milieu du XXe siècle

      « Je ne porte pas mes origines en bandoulière ». Métaphore mal maîtrisée ?

      « Français de souche »

      Voici le Québécois de CNEWS, qui va essayer de décrire « l’univers mental » du wokisme.

      n gros, il n’y a pas de privilège blanc mais le wokisme conduit à un racisme anti-blanc. Je trouve que ça tourne un peu en rond (sans compter que l’administration de la preuve c’est pas leur truc aux grands témoins)

      Gros niveau parmi le public zoom

      « L’éternelle question des révolutionnaires totalitaires », pas mal. « Je vais me tourner vers mes amis racisés pour me rééduquer dans une sorte de vigilance permanente de ma conscience » (éclats de rire dans la salle).

      « Le wokisme est une logique totalitaire ». Déjà dit ce matin, tu préparais ton émission de CNEWS, t’as pas pu assister ?

      La faute politique, c’est d’avoir dénationaliser comme dans le « woke Canada ». Le woke est un discours désormais dominant dans les universités, chez Microsoft, tout le monde s’est soumis. Il faut combattre le wokisme comme certains ont combattu le marxisme

      Eloge de la nation et des nationalismes donc, t’as bien choisi en allant chez CNEWS mec.

      Commence le débat. Bruckner dit que c’est la faute à la gauche et balance sur FI, le NPA, les Verts, etc. On ne peut pas continuer à soumettre le monde occidental à la vindicte ("l’Europe n’a pas inventé l’esclavage, mais l’abolition")

      il passe à la guerre d’Algérie : « Bouteklika a balancé sur la France génocidaire, il aurait mieux fait de s’en prendre à l’Empire ottoman ». Traduction : notre colonisation fut si douce, si civilisée

      « Exister en tant que Blanc, ce n’est plus qu’expier ». Bon, il a écrit le Sanglot de l’homme blanc en 1983 et le bégaye depuis. Vieillir est un naufrage, ça se confirme.
      Ah, de nouveau une attaque contre le New York Times

      « Le wokisme, c’est l’alliance d’une idéologie majoritaire dans les élites et le grand capitalisme ». Assia Traoré est ainsi l’émissaire de grandes marques. Hum, j’ai du mal à suivre la pensée là

      « Tous les Blancs ne sont pas interchangeables » : une pensée puissante du mec de CNEWS pour conclure la table. Applaudissements enthousiastes.

      La salle est à fond après cette table ronde

      e m’arrête là pour aujourd’hui. Y’a pas trop de quoi s’inquiéter tellement c’est faible, c’est une simple litanie depuis 9h du mat’. Faut juste éviter que ces gens-là ne gagnent définitivement la bataille médiatique. Celle des idées, ils ne risquent pas.

      Je ne me suis pas déconnecté assez vite, j’ai entendu l’intro sur l’islam par #Vincent_Tournier : « j’annonçais depuis longtemps les attentats et je remercie les frères Kouachi d’avoir en fait validé mon cours auprès de la direction de l’IEP ». BEURK

      https://twitter.com/CompagnonO/status/1479364600776859649

    • A la Sorbonne, un colloque pour « cancel » la « culture woke »

      Les deux journées de débats des 7 et 8 janvier s’inscrivent dans un conflit délétère qui dure depuis près de trois ans entre les chercheurs favorables aux études de genre ou dites « décoloniales » et ceux qui n’y voient que l’expression d’un repli « identitaire ». Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, pourrait y prendre part.

      Une table ronde sur les « dérives du déconstructionnisme ». Une autre sur « racialisme et néoracisme ». Mais aussi sur « le néoféminisme » ou la « cancel culture ». Tel est, en partie, le programme d’un colloque proposé les 7 et 8 janvier par le Collège de philosophie et qui se tiendra dans un amphithéâtre de la Sorbonne (1). Intitulés « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », les deux jours de débat réuniront aussi bien des chercheurs en sociologie, en musicologie ou en linguistique que des polémistes conservateurs, comme le remplaçant d’Eric Zemmour sur CNews Mathieu Bock-Côté, des romanciers comme Pascal Bruckner et Boualem Sansal ou encore l’éditorialiste à Marianne Jacques Julliard et le dessinateur démissionnaire du Monde Xavier Gorce.

      L’événement promet de s’attaquer à « la ‘‘pensée’’ décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture », « importée pour une bonne part des Etats-Unis » et qui « monte en puissance dans tous les secteurs de la société ». A vocation scientifique, les tables rondes prévues ne sont pas dépourvues d’enjeux politiques. La présence de Jean-Michel Blanquer est en effet annoncée au colloque. Le ministre de l’Education nationale « prononcera à cette occasion un mot d’ouverture », précise l’Observatoire du décolonialisme sur son site. Façon de donner l’assentiment du gouvernement aux débats qui s’y tiendront ? Contacté par Libération, le cabinet du ministre explique toutefois ne pas être en mesure de confirmer sa présence ce vendredi 7 janvier à la Sorbonne.

      Reste que l’intitulé des thématiques débattues durant ces deux jours converge assez nettement avec les obsessions du ministre de l’Education nationale, son « laboratoire de la République » pour lutter contre le « wokisme », et celles de sa collègue à l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Cette dernière a d’ailleurs tenu une nouvelle fois des propos polémiques le 15 décembre au Sénat en déclarant que des chercheurs étaient « empêchés dans leurs travaux ». Allusion à la prétendue « idéologie woke » et à la « cancel culture » qui séviraient, selon elle, dans les facs et les laboratoires français. Des suspicions qui peuvent apparaître en décalage avec la précarité étudiante, le manque chronique de financement de la recherche publique ou l’effondrement du nombre de doctorats en France.

      En conclusion de ces journées de discussions, une autre présence ne laisse pas d’interpeller la communauté scientifique. Celle de Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), nommé en octobre 2020 par Emmanuel Macron malgré une « apparence de conflits d’intérêts » selon le collège de déontologie de l’enseignement supérieur et de la recherche, et la contestation d’une large partie de ses pairs. « J’y vais car il est question de liberté académique, je n’ai pas l’intention d’être instrumentalisé et je ne partage pas les opinions de tous les intervenants, balaie le mathématicien de formation et ex-conseiller de Valérie Pécresse auprès de Libération. L’Hcéres n’est pas là pour dire si tel ou tel domaine de recherche est digne d’intérêt. » Et d’ajouter : « La frontière entre militantisme et science est très difficile à déterminer. La liberté académique, ce n’est pas l’opinion. »
      « Pluralisme éclairé »

      « Le principe de ce colloque, peut-on lire dans l’annonce mise en ligne, est de faire un état des lieux, aussi nuancé que possible, et d’envisager comment conserver au sein du monde scolaire et universitaire, les conditions d’un pluralisme éclairé. » A l’origine du raout entre universitaires et polémistes, des membres de l’Observatoire du décolonialisme, comme le maître de conférences en philosophie à la Sorbonne Paris-IV Pierre-Henri Tavoillot ou le maître de conférences en linguistique à l’université Paris-13 Xavier-Laurent Salvador. Nous les avons joints mais faute d’être tombés d’accord sur les termes d’un entretien portant sur le fond de ce colloque et les conditions du débat d’idées en général, ces derniers n’ont pas souhaité répondre aux questions de Libération dans le cadre d’un article. « Le but de ce colloque est d’ouvrir le débat ; pas de le clore », assure néanmoins Pierre-Henri Tavoillot au Figaro. « Si nous ne faisons rien, nous nous exposons à voir des textes expurgés ou censurés et, à moyen terme, des champs disciplinaires entiers remplacés par les “études culturelles” transversales qui ne reposent pas sur un savoir validé mais sur des préjugés militants », ajoute, toujours dans le Figaro, Emmanuelle Hénin, professeure de littérature française et coorganisatrice.

      Cette nouvelle séquence s’inscrit dans un conflit délétère qui dure depuis près de trois ans entre les chercheurs favorables aux études de genre ou dites décoloniales et ceux qui n’y voient qu’un dévoiement militant de la science, voire l’expres

      sion d’un repli « identitaire ». Depuis 2018, un nombre considérable de tribunes parues dans la presse n’ont cessé de mettre en garde contre « une stratégie hégémonique » du « décolonialisme » qui « infiltre les universités » et « menace » la République. S’il est indéniable que les recherches sur les minorités raciales ou sexuelles ont progressé ces dernières années, leur degré d’institutionnalisation demeure très faible. En France, il n’existe ni départements, ni laboratoires, ni doctorats d’études « décoloniaux » ou même « postcoloniaux ». Cela signifie qu’aucun poste n’est « fléché » comme tel, ce qui est pourtant le nerf de la guerre. Seuls quelques masters portent les mentions « études postcoloniales » ou « études sur le genre ». De même, les labos consacrés au genre sont rares, comme le Laboratoire d’études de genre et de sexualité en France, le Legs (CNRS), ou le Département d’études de genre, à Paris-8, décernant des doctorats.

      « Tous ces champs de savoir sont en réalité marginaux, menacés, minoritaires, sans cesse sommés de se justifier, avance Caroline Ibos, sociologue à la tête du Legs, auprès de Libération. Et les déclarations successives des ministres les fragilisent plus encore. » Quand ce n’est pas celles du président de la République en personne, lequel avait estimé en juin 2020 dans le Monde que les discours tenus par les universitaires reviennent « à casser la République en deux ». « Cette opposition schématique qui consiste à s’unir dans un ‘‘patriotisme républicain’’ ou n’être qu’un ‘‘séparatiste’’ est une manière brutale de disqualifier le travail des chercheurs en sciences sociales, selon l’historienne Michelle Zancarini-Fournel et le philosophe Claude Gautier, qui publient « De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche » (La Découverte). Rendre visibles les facteurs d’inégalité et de discrimination, ce n’est pas être idéologue. »
      Une intrusion du politique inhabituelle

      Cette bataille autour de l’objectivité d’une recherche aspirant à décrire une certaine réalité du monde social et son enseignement n’est pas sans répercussion au-delà des cénacles académiques et des réseaux sociaux. En jeu, le contrôle de la production scientifique et les menaces pesant sur la liberté académique. Comme cette décision, le 20 décembre dernier, du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes Laurent Wauquiez, qui fut ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de juin 2011 à mai 2012, de suspendre tout soutien financier à Sciences-Po Grenoble au prétexte d’« une dérive idéologique et communautariste ». Une intrusion du politique dans la procédure interne d’un établissement de recherche tout à fait inhabituelle. Ou cette tentative de la droite sénatoriale d’amender la loi de programmation de la recherche (LPR), votée en novembre 2020, afin de conditionner les travaux scientifiques au « respect des valeurs de la République ». Qualifié d’« ignoble » et d’« instrument de musellement du monde académique », par la rédaction d’Academia, composée d’universitaires, l’amendement en question sera modifié.

      Après la LRU en 2007, prévoyant que toutes les universités accèdent à l’autonomie budgétaire et de gestion de leurs ressources humaines, la LPR reste massivement décriée par la communauté scientifique. En cause, sa tendance à favoriser les thématiques financées par le secteur privé et à gommer les spécificités de la recherche française en promouvant un alignement sur les standards internationaux. « D’un côté, on justifie depuis la fin des années 90 des réformes au nom d’une autonomie et d’une internationalisation toujours plus poussée, relèvent Michelle Zancarini-Fournel et Claude Gautier. De l’autre, des membres du gouvernement, qui conduisent ces politiques, mobilisent des termes issus du débat états-unien et jamais bien définis (wokisme, cancel culture…), en étant soutenus par un certain nombre de polémistes, pour dénoncer une « américanisation » des universités au motif que leurs travaux seraient contraires à la tradition républicaine. »
      « Dérive civilisationniste »

      C’est ainsi au nom de la défense des principes républicains que Frédérique Vidal intentait, en février 2020, un long et médiatique procès en islamo-gauchisme à l’encontre de l’université en annonçant sur le plateau de CNews son souhait de commander une enquête au CNRS sur « ce qui relève de la science et du militantisme ». Le projet, condamné par le CNRS, n’a jamais vu le jour. Un mois après, l’Observatoire du décolonialisme fustigeait avec virulence la candidature de la politologue Nonna Mayer à la tête de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP). Un article non signé publié sur son site reprochait à la chercheuse spécialiste de l’antisémitisme, du racisme et du vote FN – qui verra sa candidature rejetée –, d’avoir contribué à « donner une caution scientifique à la notion d’‘‘islamophobie’’ ». En revanche, le texte apportait son soutien au candidat du « camp républicain », le politologue Pascal Perrineau, également présent lors du colloque sur l’« Après déconstruction… » à la Sorbonne.

      Au fil des mois et des montées en tension, l’attention se porte sur l’Observatoire du décolonialisme. Lancé fin 2020 et émanant d’un regroupement d’universitaires plus ancien appelé Vigilance universités, le collectif s’illustre par des publications au ton grinçant (« trans-LGBTQ + phobie des chimiothérapies anticancéreuses », « utérus-expertes », « ressource pédagogique branlante »…). On y trouve aussi, par exemple, un article consacré à l’« islamo-gauchisme » faisant référence dans une note – sans ironie cette fois – au pamphlet Eurabia (Jean-Cyrille Godefroy, 2006) de l’essayiste britannique Bat Ye’or, dont la thèse sur l’« islamisation de l’Europe » (un complot suggérant la soumission des pays européens de leur plein gré à l’islam) rencontre un fort écho à l’extrême droite. Une variante du « grand remplacement » de Renaud Camus qui a notamment inspiré le tueur norvégien Anders Breivik, auteur des attentats d’Oslo et d’Utoya en juillet 2011 ayant fait 77 morts.

      Une tournure qui a conduit la chercheuse et essayiste Isabelle Barbéris, elle aussi très critique à l’endroit des théories décoloniales, à prendre ses distances avec l’Observatoire. La maître de conférences en lettres et arts pointe auprès de Libération la « dérive civilisationniste » de la direction de ce qui s’apparente davantage à un « lobby médiatique » qu’à un groupe de travail. « La caricature des positions me semble discréditer une critique à laquelle doit être soumis n’importe quel champ de savoir, en particulier, quand ils commencent, comme les études de genre et le « décolonialisme », à connaître un écho médiatique important », souligne-t-elle. « On fait dans le pamphlet et dans l’ironie. Si on est réduits à sortir un observatoire qui a ce ton, c’est bien parce qu’on n’arrive pas à mener ce débat », se défendait dans le Monde le cofondateur de l’Observatoire du décolonialisme, Xavier-Laurent Salvador.

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/a-la-sorbonne-un-colloque-contre-la-pensee-woke-et-la-cancel-culture-2022

    • Si ce n’est pas un colloque universitaire, qu’est-ce donc ?

      À propos d’un article paru dans

      Libération

      (voir ci-dessus) :

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/a-la-sorbonne-un-colloque-contre-la-pensee-woke-et-la-cancel-culture-2022

      Avec le temps, le journaliste Simon Blin est devenu un fin connaisseur des dissensus initiés il y a plus d’un an par le Manifeste des 100. Ce qui est devenu avec le temps le “danger du wokisme” a d’abord bénéficié d’une large couverture médiatique sous le nom de “islamo-gauchisme” et de “cancel culture” grâce à un accès inouï aux médias d’orientation (extrême-)droitière, comme Le Point ou CNews.
      Un nouvel épisode des relations entre le gouvernement avec l’université

      CNews a d’ailleurs accueilli Frédérique Vidal pour son chiffon rouge islamogauchiste, au moment où la Ministre était conspuée pour sa gestion de la crise alimentaire étudiante. Présenté comme un débat au sein du monde universitaire, c’est pourtant un phénomène initié par des responsables politiques : le Ministre de l’Éducation nationale en octobre dernier, à des fins de diversion de la calamiteuse gestion de son administration qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty, plusieurs mois après un ballon d’essai dans l’Express en décembre 2019 co-signé, entre autres, par le fondateur du Printemps républicain — feu Laurent Bouvet — et une ancienne membre du Conseil constitutionnel et actuelle présidente du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale — Dominique Schnapper1 . Le colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » organisé aujourd’hui et demain à Paris sous l’égide de trois associations — l’obscur Collège de philosophie2” :, l’Observatoire du décolonialisme et le Comité Laïcité République — officiellement à l’initiative de la professeure des universités Emmanuelle Hénin et les maîtres de conférences Pierre-Henri Tavoillot et Xavier-Laurent Salvador — représente ainsi une nouvelle étape dans une série de “déclarations successives des ministres [qui] fragilisent plus encore les [études de genre et les études postcoloniales] » (Caroline Ibos) quand il ne s’agit pas de celles du “président de la République en personne, lequel avait estimé en juin 2020 dans le Monde que les discours tenus par les universitaires reviennent « à casser la République en deux »,

      contrefeu incendié quelques jours après la magistrale démonstration de force des partisans et partisanes de la justice pour Adama Traoré, devant le Tribunal judiciaire de Paris.Le “colloque”, selon le nom donné par les organisateurs, représente ainsi un pourrait représenter le point d’orgue — nous dirons, optimistes, le chant du cygne — dans une attaque politique d’ampleur inégalée contre les universités.

      L’instrumentalisation des libertés académiques

      C’est bien un nouvel épisode des relations du gouvernement avec l’université qui va se dérouler les 7 et 8 janvier 2021. Le journaliste commente sujets et particpant·es de ce que nous appelerons, pour notre part, une manifestation.

      À vocation scientifique, les tables rondes prévues ne sont pas dépourvues d’enjeux politiques. La présence de Jean-Michel Blanquer est en effet annoncée au colloque. Le ministre de l’Éducation nationale « prononcera à cette occasion un mot d’ouverture », précise l’Observatoire du décolonialisme sur son site. Façon de donner l’assentiment du gouvernement aux débats qui s’y tiendront ? Contacté par Libération, le cabinet du ministre explique toutefois ne pas être en mesure de confirmer sa présence ce vendredi 7 janvier à la Sorbonne.

      Au programme, la présence de deux très hauts responsables non-élus interroge. Celle de Jean-Michel Blanquer 3, d’abord, pose question. Alors que le chaos règne dans les écoles comme jamais depuis le début de la crise sanitaire, et tandis que des centaines de milliers d’élèves passent des heures devant les pharmacies à attendre qu’on veuille bien les tester pour pouvoir retourner en classe, l’actuel Ministre de l’Éducation nationale préfère donc prendre de son temps précieux pour se rendre à un colloque polémique qu’aucun laboratoire de recherche ne cautionne.”. Il n’en faut pas douter : des liens peu académiques justifient l’invitation du Ministre, à moins que cela ne soit le Ministre lui-même qui en soit commanditaire. La tenue de la manifestation dans l’amphithéâtre Liard en est un indice supplémentaire4 : on ne dit pas suffisamment que cet amphithéâtre de la Sorbonne n’est pas un espace géré par une université, mais par une administration d’État, et plus précisément par la chancellerie de Paris, à la tête de laquelle a été nommée Christophe Kerrero — connu pour ne pas disposer du titre universitaire, et partant de la légitimité nécessaire pour accéder à ce poste —, un très proche collaborateur de Jean-Michel Blanquer depuis 2008.

      Simon Blin questionne également la présence du décrié président du Haut Conseil de l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche (Hcéres) Thierry Coulhon, qui s’est déclaré prêt à conclure le colloque dès décembre 2021. C’est le président du Hcéres — et non le “parent d’élève” qu’il prétend être parfois5 — qui répond à Simon Blin :

      « J’y vais car il est question de liberté académique, je n’ai pas l’intention d’être instrumentalisé et je ne partage pas les opinions de tous les intervenants, balaie le mathématicien de formation et ex-conseiller de Valérie Pécresse auprès de Libération. L’Hcéres n’est pas là pour dire si tel ou tel domaine de recherche est digne d’intérêt. » Et d’ajouter : « La frontière entre militantisme et science est très difficile à déterminer. La liberté académique, ce n’est pas l’opinion. »

      Thierry Coulhon n’a peut-être “pas l’intention d’être instrumentalisé” ; mais il est sûr, en revanche, qu’il instrumentalise l’autorité publique indépendante à la tête de laquelle il se trouve, et qu’il engage toute entière dans ce colloque en en prononçant les conclusions ès-qualités. Libre à Thierry Coulhon d’adhérer à titre personnel au projet politique d’associations comme le “Printemps républicain” ; mais doit-il pour cela emporter dans sa chute l’institution qu’il préside, et l’indépendance même de celle-ci ? Doit-il alors aussi associer le Hcéres aux méthodes de harcèlement qui caractérise cette petite communauté militante ?”6 ?
      Fermer les débats

      De fait, comme le suggère Simon Blin, l’objet n’est pas — contrairement à ce que le co-organisateur Pierre-Henri Tavoillot indique au Figaro — “d’ouvrir le débat”.

      À l’origine du raout entre universitaires et polémistes, des membres de l’Observatoire du décolonialisme, comme le maître de conférences en philosophie à la Sorbonne Paris-IV Pierre-Henri Tavoillot ou le maître de conférences en linguistique à l’université Paris-13 Xavier-Laurent Salvador. Nous les avons joints mais faute d’être tombés d’accord sur les termes d’un entretien portant sur le fond de ce colloque et les conditions du débat d’idées en général, ces derniers n’ont pas souhaité répondre aux questions de Libération dans le cadre d’un article. (Nous soulignons)

      Car Simon Blin n’est pas dupe. Selon le journaliste, est

      en jeu, le contrôle de la production scientifique et les menaces pesant sur la liberté académique. Comme cette décision, le 20 décembre dernier, du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes Laurent Wauquiez, qui fut
      ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de juin 2011 à mai 2012, de suspendre tout soutien financier à Sciences-Po Grenoble au prétexte d’« une dérive idéologique et communautariste ». Une intrusion du politique dans la procédure interne d’un établissement de recherche tout à
      fait inhabituelle. Ou cette tentative de la droite sénatoriale d’amender la loi de programmation de la recherche (LPR), votée en novembre 2020, afin de conditionner les travaux scientifiques au « respect des valeurs de la République ». Qualifié d’« ignoble » et d’« instrument de musellement du monde académique », par la rédaction d’Academia, composée d’universitaires, l’amendement en question sera modifié.

      C’est donc, si l’on suit le journaliste, une vraie continuité politique qui apparaît à la lecture du programme du “colloque” : celle, initiée par Valérie Pécresse — et son conseiller d’alors, Thierry Coulhon – avec la loi LRU, qui vise7 à mettre l’enseignement supérieur au pas, en commençant par réduire les budgets et en affaiblissant le statut protecteur de l’emploi universitaire. C’est sûr, le comité d’organisation du colloque d’aujourd’hui et demain relève moins d’un “groupe de travail” que d’un “lobby médiatique” (Isabelle Barbéris). Il s’agit ici de donner une nouvelle fraîcheur à une politique initiée en 2007, que peut-être certains souhaiteraient continuer sous la présidence à venir, aux relents islamophobes ou “laïques”8.

      On peut remercier Simon Blin de sa profondeur de vue et d’enquête. Elle répond en partie à la question posée par syndicats CGT et Sud de Sorbonne Université : ce colloque est-il universitaire ? De fait, la manifestation se place résolument hors du champ de la recherche : accueillie hors du territoire de l’université9, sans la caution scientifique de laboratoire de recherche — puisque la manifestation est organisée par trois associations —, l’événement réunit quelques universitaires peut-être, mais aussi des personnalités médiatiques, et notamment des membres éminent·es non élu·es de l’État, pour débattre de ce qui représente désormais une ligne politique bien identifiée10.

      S’il ne s’agit pas d’un colloque universitaire, de quoi s’agit-il donc ? D’un meeting dont la fonction est de peser sur une campagne présidentielle déjà nauséabonde.

      https://academia.hypotheses.org/33627

    • Sorbonne : ministre et intellectuels déconstruisent le « woke » lors d’un premier jour de colloque univoque

      Racialisme, nouveau féminisme, « cancel culture »… La première journée du colloque sur la question de la déconstruction, auquel participait Jean-Michel Blanquer, s’est déroulée dans une salle acquise aux orateurs et sans contradiction.

      « Un événement intellectuel. » Installé en Sorbonne, sous les plafonds dorés de l’amphithéâtre Liard où apparaissent les noms de Descartes et Pascal mais aussi le monogramme de la République française, c’est ainsi que Jean-Michel Blanquer a introduit ce vendredi matin les deux jours de colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Ces rencontres, qui ont suscité beaucoup de débats ces derniers jours, ont été présentées par leurs organisateurs – le Collège de philosophie, l’Observatoire du décolonialisme, le Comité laïcité république – comme un rendez-vous scientifique nécessaire pour clarifier l’affrontement entre eux (les universalistes) et les autres (les intersectionnels). A en croire Emmanuelle Hénin, professeure de littérature et coorganisatrice, le moment est marqué par l’« urgence de restaurer un espace de dialogue et de controverse scientifique ».

      Comme sur les murs de l’amphi, la science et la politique se rejoignent vite, dès l’ouverture des discussions. Son discours à peine entamé, Jean-Michel Blanquer revient à l’une de ses idées chères : en matière d’écologie, de féminisme, de lutte contre les discriminations, « il y a une vision “woke” de l’écologie et une vision républicaine. Lorsque nous lisons Elisabeth Badinter, nous ne lisons pas d’autres auteurs de moindre qualité. » Le ministre de l’Education nationale déclare même faire front commun avec les chercheurs réunis : « C’est sur un grand vide que les théories dont nous ne voulons pas ont pu avancer. » Pour le combler, il appelle à défendre l’universalisme, la raison et l’humanisme. « Face à tant de relativisme qui consiste à dire que tout se vaut, le bien, le vrai, le beau doivent en permanence être repensés. »

      Le relativisme ? Voilà l’ennemi ! Au cours de la journée, celui-ci prend plus d’un nom : « pensée “woke” », « enfermement “woke” », « religion qui distingue les élus des damnés ». Sans oublier le racialisme, l’antiracisme, le nouveau féminisme ou l’intersectionnalité. Pour embrasser les mille visages de ces menaces académiques, les intervenants préfèrent souvent le mot « déconstruction » – « pédanterie à la portée de tous », affirme l’historien des idées Pierre-André Taguieff – dont il s’agit d’abord de faire la généalogie.
      Etude des apories du déconstructionnisme

      Le philosophe et coorganisateur Pierre-Henri Tavoillot fait naître la déconstruction avec la philosophie moderne. Elle se révèle vraiment problématique avec « la pensée 68, où la déconstruction devient un processus sans fin ». Comprendre : où tout est toujours à déconstruire, sans débouché… constructif. Pour lui, le fonctionnement actuel de la déconstruction suit cinq étapes : tout est domination (1), l’Occident représente l’apothéose de cette domination (2). La décolonisation n’a en fait pas eu lieu (3) : il faut donc se réveiller (« woke »), sortir de l’illusion que tout va mieux (4). Resterait à passer de la théorie à la pratique : une fois éveillé, il faut annuler (« cancel culture », 5). Parmi les intervenants, l’hypothèse est volontiers acceptée.

      La matinée poursuit l’étude des apories du déconstructionnisme. Le professeur de sciences politiques Pascal Perrineau déplore une conception où « le lieu politique serait un lieu de projection de dominations en tous genres. A la figure du prolétaire ont succédé d’autres figures de victimes : femmes, immigrés, racisés, minorités homosexuelles », oubliant les vertus de la démocratie représentative (développées un peu plus tard par le philosophe Pierre Manent). « Dans le combat politique et culturel, le “wokisme” donne un avantage à l’accumulation du capital victimaire par les mouvements intellectuels et politiques. » La référence au vocabulaire marxiste n’est pas anodine : les chercheurs présents insistent sur les liens avec le communisme et ses échecs au cours du XXe siècle, comme la romancière et enseignante Véronique Taquin, ou le philosophe Pierre-André Taguieff : « Le “wokisme” est la dernière version en date de la grande illusion communiste », dit-il. Alors que la révolution prolétarienne se proposait de détruire la société capitaliste pour réaliser universellement l’égalité, le « wokisme » se fixerait désormais rien de moins que l’objectif de « détruire la civilisation occidentale en commençant par criminaliser son passé tout entier ».

      Après cette vue d’ensemble, les tables rondes suivantes passent en revue les « domaines d’application du “wokisme” » : la race, l’islam, le genre et la « cancel culture ». L’occasion pour l’essayiste Pascal Bruckner d’affirmer que « le “wokisme” constitue un nouveau racisme » par sa propension à ramener les individus à leur couleur de peau : « Plus on assimile les gens à leur épiderme, plus on les enferme dans une idéologie qui n’est pas sans ressembler beaucoup à l’idéologie coloniale. » Lors de ce passage en revue alternent de façon pas toujours claire des exposés de chercheurs (Bernard Rougier, Thibault Tellier…), et des interventions plus proches du témoignage comme celle du politologue Vincent Tournier, professeur à Sciences-Po Grenoble, qui a vu son nom affiché sur les murs de l’école l’an passé, au moment d’une polémique liée à l’emploi du terme « islamophobie » dans l’intitulé d’un colloque.

      Absence de moments de questions

      Evidemment, une parole manque aux échanges : celle des « wokistes déconstructeurs » dont les approches sont critiquées à longueur d’interventions. Dans la salle, on reconnaît quelques visages de chercheurs qui pourraient s’en réclamer : l’absence de moments de questions ne leur permettra pas de tenter la controverse, dans une salle bien remplie et de toute façon visiblement acquise aux orateurs. « Cancel culture » appliquée aux “woke” ? Presque. Très en verve, le sociologue et chroniqueur à CNews Mathieu Bock-Côté entre dans la tête d’un « woke » : « un voyage en folie » pour expliquer « comment, pour les woke, l’universalisme est le vrai racisme ». Il y explique que pour eux, la suprématie blanche serait dissimulée derrière la référence à l’universalisme, qu’il faudrait donc combattre pour faire ressortir les mécanismes de domination. Conclusion : « Pour nous [les blancs], exister, c’est expier ad vitam aeternam. » Rires et applaudissements fournis.

      https://www.liberation.fr/resizer/OQVJ9QPoDLjG2pg3SZUZrY863xI=/1440x0/filters:format(jpg):quality(70)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/6CB7GIEQ7JAI3HWG6EY52MMLJE.jpg

      Aux abords de la salle, la présence d’une caméra de télévision suscite un moment de confrontation entre des étudiants (de divers collectifs, dont l’Unef et Solidaires) qui ont déployé une banderole « Combattons la banalisation de l’islamophobie », et d’autres qui portent des sweats du syndicat de droite UNI. C’est là qu’a lieu la controverse, et pas dans l’amphi Liard, où la déconstruction du déconstructionnisme s’opère en un long sermon… au pied un immense tableau de Richelieu, lui aussi présent sous les lambris dorés.

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/a-la-sorbonne-ministre-et-intellectuels-deconstruisent-le-wokisme-2022010

    • Live twitter du J2 du #colloquedelahonte, par Olivier Compagnon :

      1/ #colloquedelahonte, J2, ou comment flinguer son samedi. Journée consacrée à la « reconstruction ». Des moments forts sont attendus comme on attend la finale du 100m aux JO : ainsi le dialogue Anceau/Heinich vers 10h30 ou les conclusions du Grand Timonier de l’@Hceres_ vers 16h30

      2/ Mais ne sous-estimons pas certaines tables rondes qui pourraient sembler plus anodines comme celle de 14h30 intitulée « Des noires, des blanches, des rondes : la musique pour tous ». J’imagine d’ici les rires gras quand ils ont trouvé le titre.

      3/ 9h31, un peu de retard, mais on comprend, c’est toujours dur de bosser le samedi matin

      4/ C’est parti, mon kiki. « Première belle journée de travail ». « Nous sommes présents en Sorbonne ». « Nous étions hier 600, 200 dans l’amphi et 400 par zoom », mais un peu déçus par le public du matin (80 dans l’amphi)

      5/ Anceau sera un président de séance « intransigeant », tu m’étonnes... La parole est à D. Schnapper, qui célèbre l’excellente qualité de la journée d’hier. « Dévoiement des SHS et de la démocratie », le ver était dans le fruit avant 68 à cause des Soviétiques

      6/ On a trop oublié Weber (pas les barbecues, le sociologue). Dans la pensée woke, le vote et les institutions n’ont plus de sens, tout ça va finir comme le nazisme et le communisme. Hommage à Laurent Bouvet, dénonciation de la gauche bien pensante

      7/ Rémi Pellet (juriste) prend la parole, dénonce la mollesse de Vidal et milite pour des sanctions contre les universitaires islamogauchistes. Là ça se durcit nettement

      8/ Je me demande s’il ne confond pas reconstruction et épuration, là.

      9/ Revient sur « l’affaire de Grenoble ». « Notre ami PRAG de Grenoble » injustement attaqué et mal protégé par l’institution. Balance sur Vidal, lâche, et « attend sereinement sa mise à pied ». Balance sur FI et célèbre Blanquer.

      10/ « Même François Hollande n’a pas pu tenir une conférence à Lille en 2019 ». Une impunité inacceptable. Dénonce les jurys de thèse et d’HDR qui deviennent wokistes comme ils furent marxistes-léninistes. Termine par un hommage à l’ami de Grenoble.

      11/ Adrien Louis, philosophe. Plaide pour la remise en circulation d’une vieille notion, celle d’amitié civique. Délitement du vivre ensemble, séparatisme, offensive islamiste, nécessité d’une défense de l’identité nationale. Pffffffffff

      12/ Le public a du mal à démarrer

      13/ Célèbre Blanquer sur les femmes voilées dans les sorties scolaires. « Notre souhait que le dissemblable soit un peu plus semblable à nous ».

      14/ Tarik Yildiz maintenant, auteur d’un essai sur le racisme anti-blanc. Le niveau baisse car on adapte le niveau d’exigence à son auditoire, à l’école notamment.
      Déplore la critique permanente et systémique de ce qui fait notre pays. Bon...

      15/ « On n’impose plus de cadres clairs à l’école ». Les profs sont clairement des acteurs-clés de la décadence dans son esprit, mais le ministre actuel travaille à corriger le tir. Parle du fromage « Caprice des Dieux », je ne suis plus du tout là...

      16/ Parle des grossesses et des carottes très bonnes pour le foetus, je décroche complètement... « Pour conclure, il est essentiel de faire réfléchir ». « Un universitaire, ce n’est pas la même chose qu’un élève en 6e, enfin j’espère ». Pas bien réveillé, le gars

      17/ Anne-Marie Le Pourhiet, juriste. Reprend en gros la perspective du juriste d’avant : tous les outils juridiques existent pour réprimer les dérives, mais les pouvoirs publics sont lâches et ne les utilisent pas. Hum, ça craint...

      18/ La liberté académique comprend autant de devoirs que de droits. En gros, l’ESR doit diffuser « le savoir et la vérité ». Or les wokistes n’entrent manifestement pas dans le champ du savoir et de la vérité, comprend-on.

      19/ Il résulte de tout le corpus normatif existant que les universités ont les moyens de réprimer ceux qui érigent des contre-vérités en dogmes. Les instances de validation et de recrutement ne sont pas à la hauteur. Voilà voilà.

      20/ Il se confirme donc que la reconstruction commence par l’épuration. Exemple d’une thèse sur le privilège blanc dans les crèmes solaires, superbe ! Le CNU est complice, l’Europe aussi d’ailleurs.

      21/ « Il ne s’agit pas pour nous de censurer ». Ah bon, j’avais compris le contraire. La puissance publique est largement complice. Scandalisée par le fait que la loi dise que l’ESR contribue à la construction d’une société inclusive...

      22/ Cite avec dépit article 2 de loi Taubira sur traité négrière et esclavage, le législateur est complice des décoloniaux, il s’égare et se contredit. Ce sont des lois liberticides.

      23/ « Cheval de Troie intersectionnel particulièrement liberticide ». Balance sur les référents égalité dans les labos qu’elle appelle (je crois, elle parle vite) des « commissaires à la genritude ».

      24/ Balance aussi sur l’écriture inclusive que les autorités publiques ne se donnent pas les moyens de prohiber. Regrette dans sa fac de droit « des recrutements qui n’auraient pas dû être ». Ah, elle célèbre le Québécois de CNEWS

      25/ « Fake science » en conclusion, applaudissements pour cette présentation « à la fois vigoureuse et rigoureuse ».

      26/ Le débat commence. « Eviter la victimisation permanente », « les musulmans ont fait plus de victimes par l’esclavage que les Européens ». « Convergence des luttes entre nos islamogauchistes et l’islam, mais nos amis LGBT que deviendraient-ils s’ils traversaient la Méditerranée ? »

      27/ « Moi des droits des femmes c’est pas mon truc ». Il va falloir faire une compilation des meilleures punchlines

      28/ « Lavage de cerveau » intersectionnel à l’Université Laval du Québec à partir d’une petite anecdote sur une thèse, ça rigole dans la salle, « je dirige une thèse, pas un tract ».

      29/ Y’a une pause apparemment, ça fait du bien. Je ne vais évidemment pas tenir toute la journée.

      30/ Un public hétérogène

      31/ C’est parti pour la table ronde très attendue. « Histoire pâte à modeler », ça démarre bien. Un oubli sur la table précédente : « on ne va pas commencer à dénoncer nos collègues qui regardent les étudiantes au physique agréable » (en gros)

      Nathalie Heinich. Attaque directement sur la nécessité d’une nouvelle instance de contrôle de la production scientifique, mais se défend d’être maccarthyste. « On ne doit pas pouvoir professer que la terre est plate ou qu’il y a un racisme d’Etat ». Elle est en forme

      33/ @EHESS_fr, nid de gauchistes où l’on invite des indigénistes. C’est pas moi qui dis, évidemment, c’est Heinich. Ah ah

      34/ Déplore confusion entre liberté académique et liberté d’expression. Pour éviter les dérives, « l’arène académique devrait rester imperméable à la société civile ». Pas de professionnels, pas de militants, pas d’artistes à l’université

      35/ Ni Dieudonné ni R. Diallo dans les universités. Exclure aussi les étudiants de l’orbite de la liberté académique car, en gros, sont déb. Nécessaire durcissement des évaluations, se réjouit d’ailleurs de la présence de Coulhon en conclusion du colloque.

      36/ Je fais Anceau et j’arrête ensuite. Il a publié 26 livres, je ne sais pas comment il fait perso...

      37/ « La société patriarcale, européenne bien sûr, a opprimé les femmes, colonisé les peuples, etc... » Très en forme également. La déconstruction fait de la morale et refuse l’objectivité du savoir. wokisme = stalinisme. On invente des personnages, on en efface d’autres

      38/ « Il n’y a pas d’éternisation du passé », il faut contextualiser, la cancel culture écarte les sources gênantes. Encore les arabo-musulmans et l’esclavage, ça devient lourd

      39/ Déboulonnage des statues, vandalisme, effacement de Jefferson du hall de la mairie de NY, tralalalalalalala. Je rappelle que ce gars qui ne veut pas confondre militantisme et université a longtemps léché les pieds de Dupont-Aignan

      40/ « L’historien qui se veut objectif ». Conclut « confiance et vigilance ». Faut-il renoncer à Auguste Comte parce qu’il était misogyne ?

      41/ Un gros problème technique avec la vidéo de François Rastier, c’est con.

      42/ Je suis un peu perdu dans le casting, mais cette comparaison entre le mouvement woke et l’heroic fantasy en intro me semble très porteuse. Univers imaginaire, monde parallèle. Comme tous les autres, il dénonce le woke mais on ne sait jamais qui, quoi, etc

      43/ Venons-en à l’islamophobie. « Les tenants de... », mais qui ? Personne ne source son propos. C’est vague, c’est flou, c’est fantasmatique, c’est nul. Allez PAUSE

      44/ Encore une demi-journée pénible qui se profile avec le #colloquedelahonte, mais elle sera conclue en apothéose par Thierry Coulhon vers 16h30. Pour supporter cela, je concède avoir ouvert une bouteille de vin. Quelle autre solution pour supporter le tragique de l’existence ?

      45/ C’est un Carmenere chilien, en hommage à #gabrielboricpresidente qui a démontré que d’autres voies étaient possibles dans un pays qui fut le berceau du néolibéralisme autoritaire.

      46/ Je n’aurais pas dû ouvrir cette bouteille, je commence à penser à ce que peuvent bien écouter comme musique Éric Anceau ou Pierre Vermeren quand ils rentrent chez eux le soir.

      47/ C’est parti avec un peu de retard, on commence avec la table ronde « Des noires, des blanches, des rondes : la musique pour tous ». Remerciements pour « le jeune technicien très compétent » et son sens de l’improvisation, c’est sympa

      48/ La question structurante de la table : pourquoi les études musicologiques et la musique sont aussi touchées par le wokisme ? On commence avec Catherine Kinzler, qui a notamment bossé sur théâtre et opéra à l’âge classique.

      49/ Va parler de la culture de l’expiation dans les études musicologiques. « Jusqu’à la notation musicale est soupçonnée de racisme ». Est désormais à l’oeuvre « une épuration culturelle ».

      50/ Part d’une anecdote concernant une société musicale US qui favorise l’inclusion de groupes minoritaires et promeut un « décentrement de la blancheur ». Procédé d’"épuration culturelle" (bis) qui repose sur une « culpabilisation » selon notre intervenante

      51/ « Inquisiteur », « procureur extra-lucide », « rééducation », « sommations sans appel », « nombrilisme pleurnichard » : il y a une grammaire de la réaction intellectuelle. Ah, Staline le retour

      52/ « Se figer dans un rôle de victime ou celui d’un coupable plein de contrition », etc : c’est toujours la même chanson (si je peux me permettre)

      53/ Dania Tchalik, pianiste né en URSS, prend la parole et va parler « du wokisme avant le wokisme » (mon fils de 18 ans vient d’entendre cette phrase en passant, on a un fou rire)

      54/ Tiens, Jack Lang en prend pour son grade : avec lui, l’action publique culturelle devient consommation de masse, symbole de la Fête de la Musique. Référence à ce grand progressiste que fut Marc Fumaroli.

      55/ « Vulgate bourdieusienne fossilisée », « anti-intellectualisme », on n’enseigne plus le solfège ma bonne dame. N’a pas l’air d’aimer la gauche, dit le mot avec dégoût. Il est spécialement gratiné, lui

      56/ (La technique zoom n’est pas encore complètement maîtrisée). Il n’y a plus de professeur de musique ni d’enseignement, on veut tout faire venir de l’apprenant. « De ce pédagogisme découle un sociologisme ».

      57/ La musique classique n’est plus honorée car vue comme une musique de riches, « de mâles blancs pourrait-on dire ». « On en est pleine idéologie totalitaire ».
      Typiquement woke, nous dit-il encore, la réduction de l’oeuvre à la biographie de son auteur.

      58/ OK, on a compris : on dirait Bolsonaro parlant de la guerre culturelle. Lui, il me fait vraiment peur là...

      59/ « Que faire ? » se demande-t-il alors ? Rompre avec l’idéologie relativiste, que les pouvoirs publics décident que l’art doit être transmis, que le ministère redevienne celui de la culture et non de la communication

      60/ Veut un nouveau Ferry : Jules ou Luc ? Il développe, mais je ne comprends pas. Tonnerre d’applaudissements

      61/ Nicolas Meeùs, musicologue de Sorbonne Univ. Parle des attaques woke contre Heinrich Schenker (1868-1935), fondateur de l’analyse musicale moderne. C’est technique et je n’y connais rien, je touche mes limites et vais fumer une clope

      62/ Pendant ce temps-là, le public

      63/ Bruno Moysan prend la parole et avoue d’emblée qu’il n’y connaît rien. Commence par raconter qu’il s’est fait insulter au Canada par une doctorante aux cheveux rouge vif et treillis militaire après une intervention qu’il avait faite sur J. Butler

      64/ Il raconte fièrement comment il a cloué le bec à cette inquisitrice. Pour l’instant, il n’a rien dit mais semble aimer parler de lui

      65/ Va parler de Ouverture féministe : musique, genre, sexualité de Suzanne McClary. Se dit nostalgique des années 1968, là il est dissonant, et sous cet angle il a aimé le livre.

      66/ Mais là il va quand même flinguer. Trop d’idéologie dans le livre (alors que lui non, hein !). C’est toujours pénible, les gens qui lisent très vite un papier trop long.

      67/ Je ressens un ennui profond. Ah, le débat. « Le rap et les musiques populaires produisent cet effet d’aller vers des publics qui n’auraient pas la capacité de s’élever ». En gros, les woke privent les enfants de la musique classique qui les deterritorialiserait.

      68/ « Quand on dénonce le virilisme de Beethoven, on m’empêche de jouir de sa musique. » (en gros)

      69/ « Essayons de définir un quatuor à cordes de gay ? C’est compliqué, je ne plaisante pas ». Bruno Moysan, le retour

      70/ Discussion sur le dernier accord de la 9e Symph. de Beethoven vu par Suzanne MacClary comme un viol. Petites blagues dans la salle. « Sans doute que j’ai mes propres résistances à l’éveil ». Cela dit, cette table assez nulle est la plus modérée de toutes

      71/ Je commence à être inquiet pour le public.

      72/ Dernière table ronde sur les arts et les humanités, animée par Yana Grinshpun qui assimile d’emblée wokisme et totalitarisme soviétique sans la moindre explication.

      73/ Hubert Heckmann commence en lisant le sonnet 20 des Amours de Ronsard qui, mis au programme de l’agrég, a provoqué des polémiques avec des militants y voyant une apologie du viol. Lui va défendre le canon littéraire.

      74/ « Je voudroy bien richement jaunissant
      En pluye d’or goute à goute descendre
      Dans le giron de ma belle Cassandre,
      Lors qu’en ses yeux le somne va glissant. »

      75/ Cite Robert Faurisson lisant Rimbaud en 1961 et voit dans le féminisme actuel un parallèle avec le parangon du négationnisme.

      76/ Le wokisme réduit le sens des oeuvres à leur contenu sexuel. Rires gras dans la salle quand il évoque, au travers d’une citation, le pénis. On dirait une classe d’ados prépubères.

      77/ « Ethnocentrisme woke » qui fuit le risque de l’altérité, celle du passé, celle de la littérature des siècles anciens. Conclut sur le wokisme qui empêche toute quête du plaisir et du savoir, ce qui est un peu border après avoir ouvert sur le sonnet 20. Non ?

      78/ Jerôme Delaplanche, historien de l’art (et obsédé sur son twitter par #saccageparis). Revient sur toute la polémique autour de la Villa Médicis, je ne vous raconte pas, il répète cette tribune parue en nov. 2021
      https://www.latribunedelart.com/la-cancel-culture-infiltre-la-villa-medicis

      79/ Il a dit « épicerie » à la place de « tapisserie ». Rien d’autre à signaler. Ah, si, petite vanne sur la « souffrance des animaux » qui n’a pas été mobilisée pour faire décrocher les tapisseries en question.

      80/ « Le wokistan a étendu son champ de nuisance jusqu’à la Villa Médicis ». Il a dû passer la nuit à trouver cette formule.

      81/ Ce qui est fascinant, c’est le sentiment obsidional qui traverse toutes les interventions.

      82/ Il propose 4 niveaux de « résistance », c’est le Jean Moulin de l’histoire de l’art. Les wokistes (je ne sais toujours pas qui ils sont) sont des incultes, des fainéants aussi un peu. « Complaisance doloriste »

      83/ Encore un intervenant, Alexandre Gady, histoire de l’art... « Patrick Devedjian qu’on regrette tous » : merci Yana Grinsphun !!!!!!!!!!

      83/ Balance sur Bénédicte Savoy qui s’en est prise à la statue de Champollion dans le jardin du collège de France.

      85/ « On a déjà beaucoup parlé de sexe, je ne voudrais pas passer pour... »

      86/ « L’auteur, l’autrice excusez-moi ». Rires gras dans la salle.

      87/ Evocation de la mort de George Floyd. Rires gras dans la salle

      88/ Champollion n’en finit pas. Je ne connais pas l’université française qu’ils décrivent. J’aurais (sérieusement) aimé les entendre discuter les décoloniaux latinoam. (Quijano, Mignolo, etc.) qui sont d’ailleurs authentiquement discutables. Mais là rien. Du vide, du fantasme

      89/ Le temps des conclusions est arrivé. « Quel affreux colloque, quelles horreurs n’aurons-nous pas entendu pendant ces deux jours ! » Ben, je vais te les résumer un peu plus tard les horreurs (et je ne suis même pas « décolonial » en plus)

      90/ Nous sommes en Sorbonne, « nous ne lâcherons pas ces lieux, ILS le savent ».
      Ce n’est pas encore Thierry Coulhon, mais la présentation du Comité Laïcité-République

      91/ Se défendent d’être fascistes. Le wokisme est une croyance, nous prenons des risques en résistant, refus de perdre la bataille.

      92/ Creil 1989 : l’offensive de la pensée dogmatique et totalitaire. On commence à avoir une chrono : 1962 et la perte de l’Algérie, la pensée 1968 évidemment, 1989.

      93/ Wokisme et décolonialisme = « fantasme messianique de table rase » qui débouche toujours sur un totalitarisme, qui sévit déjà dans certaines universités et ambitionne aujourd’hui de gangréner toute la société

      94/ « On a perdu une partie de notre jeunesse » (en gros les banlieues) : lls sont murs pour soutenir la remigration

      95/ « Mr le Président Thierry Coulhon ». Ne va pas conclure car n’a pas suivi le colloque. Commence par une remarque de citoyen : ne pensait pas qu’il vivrait une époque où D. Schnapper et J. Julliard seraient considérés comme des personnalités suspectes

      96/ Retour sur liberté académique / liberté d’expression. Le HCERES n’est pas là pour décider des sujets de recherche légitimes ou non, mais il doit clarifier la frontière entre discours académique et discours militant

      97/ HCERES doit placer la limite entre médiocrité et excellence. On ne laissera pas dire que la terre est plate, mais on n’empêchera pas Paxton de... (encore heureux...). Annonce un colloque sur évaluation et SHS au printemps prochain

      98/ Rien d’autre. Mais c’est sa seule présence qui est problématique.

      99/ Conclusion de la conclusion : impérieuse nécessité de faire émerger des clés de lecture des sociétés qui aillent au-delà du rapport dominants / dominés. Il y a aussi des liens d’amour, d’amitié (je verse une larme) qui doivent aussi être examinés. Niais

      100/ Ce fil méritera une petite synthèse, mais ce sera pour plus tard.

      https://twitter.com/CompagnonO/status/1479727962845032448

    • Le « wokisme » sur le banc des accusés lors d’un colloque à la Sorbonne

      Après une introduction du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, un parterre d’universitaires a dénoncé durant deux jours « les dégâts de l’idéologie » de la déconstruction et de la « cancel culture », selon eux nouvel « ordre moral » à l’université.

      « Reconstruire les sciences et la culture » : c’est le chantier que s’est attribué un parterre d’une cinquantaine d’universitaires, essayistes et éditorialistes lors d’un colloque à la Sorbonne, les 7 et 8 janvier, sous la houlette de l’Observatoire du décolonialisme – qui fêtait pour l’occasion son premier anniversaire – et du Collège de philosophie.

      Adoubé par le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui en a fait l’introduction, l’événement a réuni jusqu’à 600 personnes, dont les deux tiers ont assisté à distance aux débats. Son objet : passer au crible, avec un prisme hostile, la « pensée décoloniale », la « théorie du genre » et la « cancel culture » (culture de l’effacement), des concepts en partie importés d’Amérique du Nord et plus largement désignés par les intervenants sous le vocable de « wokisme » (l’éveil à toute forme de discrimination), une pensée devenue épouvantail à droite, en même temps que l’« islamo-gauchisme ».

      Invité en clôture, Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, est apparu peu à l’aise, expliquant qu’il n’était pas là « pour approuver ou non les prises de position ». Il a annoncé la tenue, au mois de mai, d’un colloque international sur les sciences sociales. Une « réponse », selon lui, à un autre « débat assez mal engagé » en février 2021 sur « l’islamo-gauchisme » par la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Elle avait appelé le CNRS à mener une enquête pour distinguer recherche et militantisme. Il sera notamment question de « penser les interactions entre les sciences humaines et le reste du savoir », a précisé M. Coulhon.

      « Déconstruire la déconstruction »

      Jean-Michel Blanquer a revendiqué, en introduction, d’adopter une posture « offensive sur le plan intellectuel » contre le wokisme, au moment où « il y a une prise de conscience que nous devons “déconstruire la déconstruction” et arriver à de nouvelles approches ».

      Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie, a posé « la déconstruction » comme « un vaste mouvement philosophique » qui a connu trois âges : la critique kantienne de la métaphysique ; la critique des idées humaines, portée en particulier par Nietzsche ; enfin « la pensée 68 », où la déconstruction devient une technique qui ne vise qu’elle-même, selon M. Tavoillot. « On en arrive à la déconstruction intersectionnelle », fondée sur l’idée que tout est domination, que la colonisation occidentale en représente « l’apothéose » (domination Nord/Sud, raison/émotion, homme/femme, technique/nature…) et que la décolonisation camoufle une exploitation toujours en cours, exercée par « le mâle blanc ».

      Armés de la seule notion de « domination » et de la dénonciation du patrimoine vu à l’aune des critères du présent, les « wokistes », enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales, feraient œuvre de « dévoiement de la rationalité », affirme la sociologue Dominique Schnapper. Leurs « néologismes ont valeur de dogmes », et les préfixes, anglicismes et métaphores auxquels ils recourent donnent l’illusion d’une « tradition savante », complète le linguiste Jean Szlamowicz, citant les mots « transphobe », « micro-agression », « appropriation » ou encore « inclusif ». « On invente une injustice pour la dénoncer » car « ces mots s’imposent de manière déclarative, sans données réelles », soutient-il, évoquant « une bouillie entre poésie et militance ».

      Pour le politologue Pascal Perrineau, la pensée déconstructiviste a prolongé un combat que le marxisme structuraliste et la sociologie de Pierre Bourdieu ont engagé, « mais elle va beaucoup plus loin pour dénoncer une obscure oppression généralisée légitimée par le pouvoir dominant qu’il soit hétérosexuel, du genre masculin, de la race blanche ». « Seules les minorités sauraient ce que parler veut dire, poursuit-il, regrettant que parmi les sujets de thèse, à Sciences Po, le thème du vote n’intéresse plus personne. »

      Peser sur la campagne présidentielle

      Le wokisme signerait le retour de l’idée qu’il n’existe pas de science objective, sur le modèle de la dénonciation de « la science bourgeoise » par l’ingénieur soviétique Trofim Lyssenko. « Il faut mettre en avant une physique ethnique contre l’épistémicide que livrerait l’Occident sur les autres cultures », avance l’écrivain Pierre Jourde. Il cite un groupe de recherche canadien qui travaille à « décoloniser la lumière, c’est-à-dire repérer dans la physique le colonialisme ».

      Au Canada, cette idéologie « structure » l’administration universitaire, affirme Mathieu Bock-Côté, éditorialiste sur la chaîne CNews. « Je suis né blanc donc je suis raciste et je dois me rééduquer mais voudrais-je rompre avec le racisme que je n’y arriverais pas », résume-t-il, déplorant que, selon lui, les subventions « dépendent du fait qu’on se soumette à cette idéologie dans la définition des objets de recherche ».

      En Europe, « l’islamisme transnational » des Frères musulmans fait de l’entrisme dans les universités « depuis trente ans », générant « un noyautage des départements en sciences sociales », soutient l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler. Elle cite des « pressions sur les enseignants au début et à la fin des cours, des [personnes] qui gênent la recherche de terrain ou encore des influenceurs qui agissent comme une machine à orienter la recherche », particulièrement au niveau des financements européens.

      La sociologue Nathalie Heinich réclame « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées pour qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’Etat ». Elle ajoute que « l’arène académique devrait rester imperméable à la société civile » et qu’il faut « s’abstenir d’inviter des professionnels, des militants, des artistes dans les cours et séminaires universitaires », en vue de les « protéger de l’envahissement idéologique ».

      Sur les réseaux sociaux, mais aussi dans des échanges en direct sur la plate-forme du colloque en ligne, certaines interventions ont suscité l’étonnement du public alors que la teneur des échanges – sous couvert de respect des valeurs républicaines – semblait relever du militantisme, pourtant dénoncé quand il provient de la nébuleuse « wokiste ». « C’est une simple litanie depuis 9 heures du matin, écrit l’historien Olivier Compagnon sur Twitter. Il faut juste éviter que ces gens-là ne gagnent définitivement la bataille médiatique. » Dans un article, le collectif universitaire Academia s’interroge tout haut : « S’il ne s’agit pas d’un colloque universitaire, de quoi s’agit-il donc ? D’un meeting dont la fonction est de peser sur une campagne présidentielle déjà nauséabonde. » Une accusation raillée par plusieurs participants, contents d’avoir occupé la scène durant deux jours.

      https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/01/08/le-wokisme-sur-le-banc-des-accuses-lors-d-un-colloque-a-la-sorbonne_6108719_

    • Pour des études noires sans compromis

      Les 7 et 8 janvier, se tenait à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture. Introduit par Jean-Michel Blanquer himself, un parterre d’universitaires réactionnaires s’y est retrouvé pour disserter de la lourde menace que ferait peser la recherche critique sur la bonne moralité de ses étudiants. La sulfureuse question du « wokisme » y a d’ailleurs été évoquée frontalement. Si scientifiquement les interventions semblent avoir été à la hauteur de toutes les attentes, le caniveaux, l’audace et la vulgarité de l’opération n’en sont pas moins significatives. Comme on ne rit jamais très longtemps de pareille déchéance, nous publions en guise de réponse indirecte, l’introduction de Noirceur le dernier livre de Norman Ajari qui paraît à point nommé le 14 janvier prochains aux Éditions Divergences. Il y est précisément question du spectre qui hante certaines têtes blanches ou chauves.

      Un spectre hante l’université occidentale : le spectre de la Critical Race Theory (CRT). Politiques et éditorialistes de la vieille Europe et du Nouveau Monde se sont unis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Président Trump et le Président Macron, Fox News et Libération, les républicains de France et les conservateurs de Grande-Bretagne. Partout, la Théorie Critique de la Race est déclarée ennemie publique, corruptrice de la jeunesse et traîtresse à la science. Nous assistons, dans une partie grandissante du monde occidental, à une attaque, concertée et sans relâche, contre les universitaires menant des recherches sur la question raciale.

      LA THÉORIE CRITIQUE DE LA RACE COMME ENNEMIE PUBLIQUE

      ’est aux États-Unis que la réaction fut la plus spectaculaire : le 4 septembre 2020, le directeur du Bureau de la gestion et du budget états-unien, Russell Vought, émettait un mémorandum vilipendant des formations centrées sur la question raciale supposées inviter les fonctionnaires à « croire à une propagande anti-américaine qui crée la division [1 ». À l’issue du mandat du Président Donald Trump, ce juriste conservateur a fondé le Center for Renewing America, un think tank dont le principal objectif consiste à « combattre la philosophie radicale, enracinée dans le marxisme, connue sous le nom de Théorie Critique de la Race », arguant que « là où Karl Marx divisait la société entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat opprimé, les adhérents de la Théorie Critique de la Race ont substitué la race aux distinctions économiques de Marx ». L’enjeu est dès lors d’empêcher la « corruption des enfants et des futures générations par la haine d’eux-mêmes et de leurs concitoyens [2] » que ces recherches promouvraient.

      Mais avant d’être contraint par les urnes de se retrancher dans l’activisme de la société civile, Vought était parvenu à convaincre le chef de l’État du bien-fondé de sa croisade. Le 22 septembre 2020, le Président Trump émettait un executive order, c’est-à-dire un décret présidentiel, interdisant à tous les prestataires de service sous contrat avec le gouvernement de mener des formations portant sur les questions de race et de sexe. Il entendait ainsi combattre un discours offensant et anti-américain qui crée des stéréotypes de race et de sexe et des boucs émissaires [3 ». Or, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord, la vigilance religieuse avait anticipé et donné sa direction à l’action politique. C’est en effet dès 2019, au terme de son congrès annuel, que la Southern Baptist Convention avait émis une condamnation plus mesurée, mais toutefois ferme, de la Théorie Critique de la Race. Face à certaines résistances dans ses rangs, notamment du côté des pasteurs et des fidèles africains-américains, la plus importante congrégation protestante des États-Unis n’a depuis cessé de durcir ses positions sur le sujet.

      En mars 2021, quelques mois après sa prise de fonction, le Président Joe Biden prenait le parti d’annuler l’executive order de son prédécesseur, mais la définition de la CRT comme une intolérable corruption de la jeunesse s’était déjà imposée comme un thème central du discours conservateur états-unien. En Caroline du Nord, en Idaho ou encore à Rhode Island, les gouverneurs républicains ont pris des mesures pour bannir la Théorie Critique de la Race des cursus des institutions d’enseignement public. « Le niveau fédéral n’est pas en reste. En mai [2021], une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi, explicitement intitulé Stop CRT Act, visant à bannir les formations “à l’égalité raciale et à la diversité” dispensées aux employés fédéraux [4] . » Dans une nation qui a placé la garantie de la liberté d’expression au seuil de son texte le plus sacré, c’est-à-dire au cœur du premier article du Bill of Rights, ces restrictions exigeaient le déploiement d’une rhétorique d’exception : la CRT s’est ainsi vue assimilée à un discours totalitaire [5], ce qui faisait pour ainsi dire de son exclusion de l’espace public une affaire de sécurité publique.

      En octobre 2020, un mois après l’émission de l’executive order de Trump, les conservateurs britanniques s’emparent de son discours. La sous-secrétaire d’État parlementaire déléguée à l’égalité, Kemi Badenoch, affirme au terme d’un débat portant sur le mois de l’histoire des Noirs : « Toute école qui enseigne les éléments de la Théorie Critique de la Race ou qui promeut des vues politiques partisanes, telles que cesser de financer la police, sans offrir un traitement équilibré des vues opposées, est hors-la-loi [6] . » Aux États-Unis où elle est née, bien qu’elle soit loin d’être aussi omniprésente que ne le laissent entendre le nombre et l’éminence de ses détracteurs, la CRT est ancrée dans le paysage académique. J’ai moi-même été recruté en 2019 par le département de philosophie de Villanova University pour occuper un poste d’Assistant Professor en Critical Race Theory. En Grande-Bretagne, en revanche, la discipline est plus marginale bien que, comme le souligne le sociologue de l’éducation Paul Warmington, le Royaume-Uni possède une solide tradition d’intellectuels noirs dont l’héritage entre facilement en résonance avec le projet de la CRT. Dans un élan panafricain, il souhaite que la rencontre de l’école américaine et de l’école britannique féconde une nouvelle génération d’intellectuels publics noirs [7] . Or c’est certainement cet avènement que les avertissements du gouvernement conservateur cherchent à dissuader en recourant aux frappes préventives de Kemi Badenoch, à l’heure où la révolte suscitée par le meurtre de George Floyd a embrasé l’opinion publique noire anglaise, conduisant des dizaines de milliers de manifestants dans les rues.

      En France, les assauts contre les études sur la race se sont développés selon leurs propres termes, et n’ont pas attendu les mesures de Trump pour gagner une place considérable dans la presse – bien que la solidarité conservatrice internationale ait indéniablement conforté cette hostilité, dès l’instant où Donald Trump et Boris Johnson apparurent comme soutiens opportuns. En janvier 2018, le mensuel d’extrême-droite Causeur fait paraître un dossier intitulé « Toulouse 2, la fac colonisée par les indigénistes ». « Indigénisme » désigne, dans le patois médiatique français, la doctrine politique de l’organisation antiraciste radicale des Indigènes de la République ; ce sera dès lors l’un des noms de code d’une CRT à la française, au côté d’autres néologismes dépréciatifs tels que « décolonialisme » ou « racialisme ». Il n’est pas certain que le texte de Causeur soit véritablement le premier du genre, mais j’en conserve un souvenir net car j’étais alors Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche en philosophie à l’Université de Toulouse, qui est mon Alma Mater, et que l’article me désignait comme l’un des « colonisateurs » de la fac. L’agenda politique suprémaciste blanc du magazine ne laissait guère de place au doute. Il suffisait pour s’en convaincre de se pencher sur le contenu comiquement raciste d’un autre article de la même auteure, dans le même numéro du même mensuel : « C’est un cliché mais c’est vrai : la culture africaine ne connaît pas l’individu. Le groupe seul existe, qui structure l’identité de chacun. Il est alors cohérent que la philosophie qui apprend à “penser par soi-même” soit vue comme une menace [8] . » Voyant, effarée, le département de philosophie de l’Université de Toulouse déployer colloques, journées d’études et cours où Africains et Afrodescendants se faisaient fort de penser par eux-mêmes, le premier réflexe de la journaliste fut d’exiger l’interdiction de ce qu’elle croyait impossible. C’était bien elle qui tenait l’acte même de penser, et notamment celui des Noirs, pour une menace. Là où elle se trouve dans la vie de l’esprit, fort heureusement, elle est en sécurité.

      À la fin de l’année 2018, l’effroi face aux études sur la race avaient contaminé la presse de la droite traditionnelle, la presse centriste et la presse de gauche. Une tribune fortement médiatisée intitulée « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels » paraît fin novembre dans l’hebdomadaire conservateur Le Point. Il est à cet égard amusant de constater que, si le terme « décolonialisme » est placé entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation, il est fort peu usité par les chercheurs et militants francophones, lesquels privilégient « décolonial », comme adjectif aussi bien que comme substantif. La même semaine, l’hebdomadaire de centre-gauche L’Obs, publiait une enquête titrée « Les “décoloniaux” à l’assaut des universités ». En décembre 2018, dans Libération, quotidien réputé de gauche, l’influent éditorialiste Laurent Joffrin signait un éditorial intitulé « La gauche racialiste ». L’extrême-droite et la gauche convergent de plus en plus visiblement dans la détestation des réflexions sur la question raciale. Au cours des années suivantes, « enquêtes » et éditoriaux de ce genre sont devenus un marronnier, pour ne pas dire un genre littéraire à part entière de la presse française. Fatalement, ce discours de plus en plus omniprésent finit par contaminer le pouvoir exécutif. Dès juin 2020, le président Macron déclarait au Monde ses griefs à l’égard d’universitaires français coupables de « casser la République en deux [9] ». L’effet-Trump s’est fait sentir en février 2021, lorsque la Ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal joua son va-tout, annonçant son projet de commanditer une enquête au sujet de « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université française, déplorant une énigmatique alliance intellectuelle du président Mao et de l’ayatollah Khomeiny dans les esprits des savants français.

      Ce livre porte sur les tendances pessimistes de la théorie africaine-américaine contemporaine. Force est de constater que l’aspect du discours universitaire sur la race qui génère le rejet le plus franc et le plus radical dans la presse et la parole politique, au point de susciter ces velléités d’interdiction, tient précisément à son pessimisme. Comme l’exprime le révérend Michael Wilhite, membre de la Southern Baptist Convention dans l’Indiana : « C’est simplement à l’opposé des évangiles. Dans la Théorie Critique de la Race, il n’y a pas d’espoir. Si vous êtes blanc, vous êtes automatiquement raciste à cause de la suprématie blanche. Mais dans les évangiles, il y a de l’espoir [10]. » Le décret présidentiel de Trump comme les formulations choisies par les différents États américains pour légitimer leur censure partagent la même philosophie : il s’agit toujours de conjurer l’idée selon laquelle les institutions étatiques américaines ou les personnes blanches seraient intrinsèquement enclines au racisme. De même, journalistes, éditorialistes et politiciens français refusent qu’une partie de l’opinion tienne simplement la République pour un projet dénué de perspective d’avenir pour les minorités. Fondamentalement, les conclusions des principaux auteurs de la CRT sont porteuses de désillusion, de désaffection, voire d’hostilité à l’égard de la démocratie libérale et de l’État. Comme l’explique l’un de ses principaux spécialistes contemporains, le philosophe africain-américain Tommy Curry :

      Les Blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. Contrairement aux représentations universitaires de figures noires américaines pleines d’espoir et investies dans l’expérience démocratique américaine, de nombreux penseurs noirs ont insisté sur la négrophobie qui souille perpétuellement les Noirs américains. Au cours des années 1800, les figures historiques noires ont associé la libération des leurs à la révolution (haïtienne), non à l’incorporation au sein des États-Unis. En Amérique et en Europe, l’idéal libéral démocratique dicte que le « problème racial » entre Noirs et Blancs, s’il demeure, conduit lentement les populations blanches vers davantage de conscience sociale et de compréhension raciale. Cet optimisme à l’égard du racisme anti-Noirs, ou de la myriade d’antipathies assimilant noirceur et africanité à l’infériorité, la sauvagerie et l’indignité dépend en dernière instance de la capacité des démocraties blanches à gérer la colère et la contestation des populations américaines et européennes noires lorsqu’elles comparent leur mortalité, leurs préjudices et leur pauvreté à la citoyenneté blanche [11].

      Il s’agit donc, pour les ennemis de la CRT ou de la pensée décoloniale, d’enrayer la pérennisation de ce pessimisme pro-Noir qui tient l’État et la société civile blanche pour des institutions intrinsèquement injustes. Les discours officiels décrivent les Républiques américaine et française, ainsi que le Royaume-Uni, comme perpétuellement mus par la réforme et le progrès en faveur des minorités. Nous sommes invités à croire que l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme ou la ségrégation sont de l’histoire ancienne – non qu’ils se sont métamorphosés pour maintenir l’inégalité dans sa structure. Il s’agit donc, pour les gouvernements, de marginaliser les théories qui élaborent des outils pour comprendre l’optimisme étatique comme visant à perpétuer servitude et aliénation sous la bannière de la démocratie. Disons, en détournant une formule célèbre du Sud-Africain Steve Biko, que l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est devenu l’espoir de l’opprimé. Il permet d’absorber jusqu’aux critiques du racisme structurel ou du racisme d’État, en interprétant ces derniers comme des étapes, des moments passagers, qui appellent la patience réformiste davantage que l’intervention radicale. Or c’est en désespérant du maître, du colon ou de l’exploiteur que l’on retrouve confiance en sa propre dignité et en ses propres forces. La crainte que les trois grandes nations impériales ont en partage réside dans la possibilité que les Noirs, et les autres personnes de couleur, cessent de les concevoir comme des lieux de progrès vers la justice, l’égalité et la tolérance, mais en viennent au contraire à les reconnaître comme des ordres étatiques fondamentalement définis par la déshumanisation raciste.
      ACTIVISME ET THÉORIE

      Ce bilan international d’une séquence médiatique et politique récente permet de tirer d’intéressantes conclusions quant aux contextes académiques des différentes nations. Aux États-Unis, l’émergence des études noires comme champ d’étude autonome fut un effet de bord des mouvements des années 1960 et 1970 où les étudiants de couleur eux-mêmes, par les moyens de la grève et de l’activisme, exigèrent la création de nouvelles disciplines. Au Royaume-Uni, l’Université de Birmingham City a ouvert à la rentrée 2017 le premier cursus en études noires du pays, et d’autres universités britanniques semblent s’orienter dans la même direction. Dans ce panorama, la France apparaît comme le pays où une certaine classe médiatique a mené campagne contre les études sur la race avec le plus d’entêtement et d’opiniâtreté, mais également celui où ces recherches sont le plus significativement sous-développées. C’est dire si leur potentiel apparaît explosif et menaçant aux yeux des garants du statu quo. En février 2021, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac a accueilli une série de conférences (en ligne, à la faveur de la pandémie de COVID-19) intitulées « Préliminaires pour un Institut des études noires ». Le signe est encourageant, bien qu’il y ait à craindre que, si d’aventure le projet aboutissait, une approche plus consensuelle que celle qui présida à la création de la discipline outre-Atlantique et outre-Manche risquerait d’être privilégiée.

      L’absence des études noires dans l’espace public français et son revers, la sclérose de logiques disciplinaires restreintes et routinières, est sans doute en partie responsable de la teneur des débats sur le « décolonialisme ». Malgré l’intensité des attaques répétées menées contre les chercheurs, ces derniers préfèrent souvent demeurer sur la défensive, s’abritant derrière leurs titres et leur discipline pour asseoir leur légitimité. Il n’est pas certain que ce terrain leur soit le plus favorable. En mai 2021, la sociologue Nathalie Heinich faisait paraître un bref pamphlet dénonçant l’alliance, à ses yeux contre-nature, de l’activisme et du travail universitaire. Elle y prend fait et cause pour une neutralité qui, à ses yeux, « consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui autorise bien sûr l’expression de jugements proprement épistémiques sur les concepts, les méthodes, les travaux des pairs (et notamment leur respect ou non de l’impératif de neutralité axiologique) [12] ». Dès lors, tout discours qui relèvera de la politique, de la morale ou de la religion sera subsumé sous la catégorie de « l’opinion » et deviendra indésirable dans la parole universitaire.

      Heinich fait comme si ces jugements de valeur étaient nécessairement arbitraires ou hasardeux et ne pouvaient pas, au contraire, être le fruit d’une série d’arguments, de preuves et d’expériences partagées, soumis à la sagacité du « public qui lit ». La démocratie américaine, le projet communiste, le nationalisme noir ou le féminisme ne sont pas de simples opinions. Elles prétendent à la vérité sur la base d’arguments rationnels et de vécus communs. En limitant le jugement sociologique à la détection des manquements à la neutralité axiologique, Heinich formule l’idéal d’une science sociale de petits procéduriers, en quête perpétuelle du vice de forme, mais sans avocat capable de plaider sur le fond. C’est ce que le philosophe jamaïcain Lewis Gordon a qualifié de « décadence disciplinaire [13] » : la discipline universitaire n’est plus une façon d’accéder à un jugement sur le monde informé, argumenté, et donc plausible, mais devient un système autoréférentiel et fermé qui se contente de décerner des certificats de réussite ou de détecter des manquements à des critères qui ne valent que pour ses praticiens [14]. Si l’intégrité des sciences expérimentales dépend de cette indépendance, il n’en va pas de même des sciences de la culture qui, écrites en langage ordinaire et portant sur des objets d’intérêt public, sont condamnées au dialogue interdisciplinaire et avec l’espace public. Déplorant le manque d’originalité, la médiocrité et l’absence de toute « autonomie de la science [15] » depuis son calfeutrage disciplinaire, Heinich définit un idéal théorique déjà moqué par l’historien des sciences Georges Canguilhem voilà plus d’un demi-siècle : « savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger, ou tuer pour tuer, ou rire pour rire, puisque c’est à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même [16]. »

      Pour des études noires sans compromis

      Norman Ajari
      paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022
      Appel à dons

      Les 7 et 8 janvier, se tenait à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture. Introduit par Jean-Michel Blanquer himself, un parterre d’universitaires réactionnaires s’y est retrouvé pour disserter de la lourde menace que ferait peser la recherche critique sur la bonne moralité de ses étudiants. La sulfureuse question du « wokisme » y a d’ailleurs été évoquée frontalement. Si scientifiquement les interventions semblent avoir été à la hauteur de toutes les attentes, le caniveaux, l’audace et la vulgarité de l’opération n’en sont pas moins significatives. Comme on ne rit jamais très longtemps de pareille déchéance, nous publions en guise de réponse indirecte, l’introduction de Noirceur le dernier livre de Norman Ajari qui paraît à point nommé le 14 janvier prochains aux Éditions Divergences. Il y est précisément question du spectre qui hante certaines têtes blanches ou chauves.

      Un spectre hante l’université occidentale : le spectre de la Critical Race Theory (CRT). Politiques et éditorialistes de la vieille Europe et du Nouveau Monde se sont unis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Président Trump et le Président Macron, Fox News et Libération, les républicains de France et les conservateurs de Grande-Bretagne. Partout, la Théorie Critique de la Race est déclarée ennemie publique, corruptrice de la jeunesse et traîtresse à la science. Nous assistons, dans une partie grandissante du monde occidental, à une attaque, concertée et sans relâche, contre les universitaires menant des recherches sur la question raciale.
      LA THÉORIE CRITIQUE DE LA RACE COMME ENNEMIE PUBLIQUE

      C’est aux États-Unis que la réaction fut la plus spectaculaire : le 4 septembre 2020, le directeur du Bureau de la gestion et du budget états-unien, Russell Vought, émettait un mémorandum vilipendant des formations centrées sur la question raciale supposées inviter les fonctionnaires à « croire à une propagande anti-américaine qui crée la division [1]

      [1] Russell Vought, « M-20-34 », 2020, www.whitehouse....
       ». À l’issue du mandat du Président Donald Trump, ce juriste conservateur a fondé le Center for Renewing America, un think tank dont le principal objectif consiste à « combattre la philosophie radicale, enracinée dans le marxisme, connue sous le nom de Théorie Critique de la Race », arguant que « là où Karl Marx divisait la société entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat opprimé, les adhérents de la Théorie Critique de la Race ont substitué la race aux distinctions économiques de Marx ». L’enjeu est dès lors d’empêcher la « corruption des enfants et des futures générations par la haine d’eux-mêmes et de leurs concitoyens [2]

      [2] Center For Renewing America, www.americarenewing....
       » que ces recherches promouvraient.

      Mais avant d’être contraint par les urnes de se retrancher dans l’activisme de la société civile, Vought était parvenu à convaincre le chef de l’État du bien-fondé de sa croisade. Le 22 septembre 2020, le Président Trump émettait un executive order, c’est-à-dire un décret présidentiel, interdisant à tous les prestataires de service sous contrat avec le gouvernement de mener des formations portant sur les questions de race et de sexe. Il entendait ainsi combattre un discours offensant et anti-américain qui crée des stéréotypes de race et de sexe et des boucs émissaires [3]

      [3] Presidential Documents, « Combatting Sex and Race...
       ». Or, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord, la vigilance religieuse avait anticipé et donné sa direction à l’action politique. C’est en effet dès 2019, au terme de son congrès annuel, que la Southern Baptist Convention avait émis une condamnation plus mesurée, mais toutefois ferme, de la Théorie Critique de la Race. Face à certaines résistances dans ses rangs, notamment du côté des pasteurs et des fidèles africains-américains, la plus importante congrégation protestante des États-Unis n’a depuis cessé de durcir ses positions sur le sujet.

      En mars 2021, quelques mois après sa prise de fonction, le Président Joe Biden prenait le parti d’annuler l’executive order de son prédécesseur, mais la définition de la CRT comme une intolérable corruption de la jeunesse s’était déjà imposée comme un thème central du discours conservateur états-unien. En Caroline du Nord, en Idaho ou encore à Rhode Island, les gouverneurs républicains ont pris des mesures pour bannir la Théorie Critique de la Race des cursus des institutions d’enseignement public. « Le niveau fédéral n’est pas en reste. En mai [2021], une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi, explicitement intitulé Stop CRT Act, visant à bannir les formations “à l’égalité raciale et à la diversité” dispensées aux employés fédéraux [4]

      [4] Stéphanie Le Bars, « La “critical race theory”, nouvel...
      . » Dans une nation qui a placé la garantie de la liberté d’expression au seuil de son texte le plus sacré, c’est-à-dire au cœur du premier article du Bill of Rights, ces restrictions exigeaient le déploiement d’une rhétorique d’exception : la CRT s’est ainsi vue assimilée à un discours totalitaire [5]

      [5] Arnold Kling, « The decentralized totalitarianism of...
      , ce qui faisait pour ainsi dire de son exclusion de l’espace public une affaire de sécurité publique.

      En octobre 2020, un mois après l’émission de l’executive order de Trump, les conservateurs britanniques s’emparent de son discours. La sous-secrétaire d’État parlementaire déléguée à l’égalité, Kemi Badenoch, affirme au terme d’un débat portant sur le mois de l’histoire des Noirs : « Toute école qui enseigne les éléments de la Théorie Critique de la Race ou qui promeut des vues politiques partisanes, telles que cesser de financer la police, sans offrir un traitement équilibré des vues opposées, est hors-la-loi [6]

      [6] Daniel Trilling, « Why is the UK government suddenly...
      . » Aux États-Unis où elle est née, bien qu’elle soit loin d’être aussi omniprésente que ne le laissent entendre le nombre et l’éminence de ses détracteurs, la CRT est ancrée dans le paysage académique. J’ai moi-même été recruté en 2019 par le département de philosophie de Villanova University pour occuper un poste d’Assistant Professor en Critical Race Theory. En Grande-Bretagne, en revanche, la discipline est plus marginale bien que, comme le souligne le sociologue de l’éducation Paul Warmington, le Royaume-Uni possède une solide tradition d’intellectuels noirs dont l’héritage entre facilement en résonance avec le projet de la CRT. Dans un élan panafricain, il souhaite que la rencontre de l’école américaine et de l’école britannique féconde une nouvelle génération d’intellectuels publics noirs [7]

      [7] Paul Warmington, « “A tradition in ceaseless motion” :...
      . Or c’est certainement cet avènement que les avertissements du gouvernement conservateur cherchent à dissuader en recourant aux frappes préventives de Kemi Badenoch, à l’heure où la révolte suscitée par le meurtre de George Floyd a embrasé l’opinion publique noire anglaise, conduisant des dizaines de milliers de manifestants dans les rues.

      En France, les assauts contre les études sur la race se sont développés selon leurs propres termes, et n’ont pas attendu les mesures de Trump pour gagner une place considérable dans la presse – bien que la solidarité conservatrice internationale ait indéniablement conforté cette hostilité, dès l’instant où Donald Trump et Boris Johnson apparurent comme soutiens opportuns. En janvier 2018, le mensuel d’extrême-droite Causeur fait paraître un dossier intitulé « Toulouse 2, la fac colonisée par les indigénistes ». « Indigénisme » désigne, dans le patois médiatique français, la doctrine politique de l’organisation antiraciste radicale des Indigènes de la République ; ce sera dès lors l’un des noms de code d’une CRT à la française, au côté d’autres néologismes dépréciatifs tels que « décolonialisme » ou « racialisme ». Il n’est pas certain que le texte de Causeur soit véritablement le premier du genre, mais j’en conserve un souvenir net car j’étais alors Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche en philosophie à l’Université de Toulouse, qui est mon Alma Mater, et que l’article me désignait comme l’un des « colonisateurs » de la fac. L’agenda politique suprémaciste blanc du magazine ne laissait guère de place au doute. Il suffisait pour s’en convaincre de se pencher sur le contenu comiquement raciste d’un autre article de la même auteure, dans le même numéro du même mensuel : « C’est un cliché mais c’est vrai : la culture africaine ne connaît pas l’individu. Le groupe seul existe, qui structure l’identité de chacun. Il est alors cohérent que la philosophie qui apprend à “penser par soi-même” soit vue comme une menace [8]

      [8] Anne-Sophie Nogaret, « La hallalisation des esprits »,...
      . » Voyant, effarée, le département de philosophie de l’Université de Toulouse déployer colloques, journées d’études et cours où Africains et Afrodescendants se faisaient fort de penser par eux-mêmes, le premier réflexe de la journaliste fut d’exiger l’interdiction de ce qu’elle croyait impossible. C’était bien elle qui tenait l’acte même de penser, et notamment celui des Noirs, pour une menace. Là où elle se trouve dans la vie de l’esprit, fort heureusement, elle est en sécurité.

      À la fin de l’année 2018, l’effroi face aux études sur la race avaient contaminé la presse de la droite traditionnelle, la presse centriste et la presse de gauche. Une tribune fortement médiatisée intitulée « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels » paraît fin novembre dans l’hebdomadaire conservateur Le Point. Il est à cet égard amusant de constater que, si le terme « décolonialisme » est placé entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation, il est fort peu usité par les chercheurs et militants francophones, lesquels privilégient « décolonial », comme adjectif aussi bien que comme substantif. La même semaine, l’hebdomadaire de centre-gauche L’Obs, publiait une enquête titrée « Les “décoloniaux” à l’assaut des universités ». En décembre 2018, dans Libération, quotidien réputé de gauche, l’influent éditorialiste Laurent Joffrin signait un éditorial intitulé « La gauche racialiste ». L’extrême-droite et la gauche convergent de plus en plus visiblement dans la détestation des réflexions sur la question raciale. Au cours des années suivantes, « enquêtes » et éditoriaux de ce genre sont devenus un marronnier, pour ne pas dire un genre littéraire à part entière de la presse française. Fatalement, ce discours de plus en plus omniprésent finit par contaminer le pouvoir exécutif. Dès juin 2020, le président Macron déclarait au Monde ses griefs à l’égard d’universitaires français coupables de « casser la République en deux [9]

      [9] Irène Ahmadi, « Macron juge le “monde universitaire...
       ». L’effet-Trump s’est fait sentir en février 2021, lorsque la Ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal joua son va-tout, annonçant son projet de commanditer une enquête au sujet de « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université française, déplorant une énigmatique alliance intellectuelle du président Mao et de l’ayatollah Khomeiny dans les esprits des savants français.

      Ce livre porte sur les tendances pessimistes de la théorie africaine-américaine contemporaine. Force est de constater que l’aspect du discours universitaire sur la race qui génère le rejet le plus franc et le plus radical dans la presse et la parole politique, au point de susciter ces velléités d’interdiction, tient précisément à son pessimisme. Comme l’exprime le révérend Michael Wilhite, membre de la Southern Baptist Convention dans l’Indiana : « C’est simplement à l’opposé des évangiles. Dans la Théorie Critique de la Race, il n’y a pas d’espoir. Si vous êtes blanc, vous êtes automatiquement raciste à cause de la suprématie blanche. Mais dans les évangiles, il y a de l’espoir [10]

      [10] Propos rapportés dans : Chris Moody, « How Critical...
      . » Le décret présidentiel de Trump comme les formulations choisies par les différents États américains pour légitimer leur censure partagent la même philosophie : il s’agit toujours de conjurer l’idée selon laquelle les institutions étatiques américaines ou les personnes blanches seraient intrinsèquement enclines au racisme. De même, journalistes, éditorialistes et politiciens français refusent qu’une partie de l’opinion tienne simplement la République pour un projet dénué de perspective d’avenir pour les minorités. Fondamentalement, les conclusions des principaux auteurs de la CRT sont porteuses de désillusion, de désaffection, voire d’hostilité à l’égard de la démocratie libérale et de l’État. Comme l’explique l’un de ses principaux spécialistes contemporains, le philosophe africain-américain Tommy Curry :

      Les Blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. Contrairement aux représentations universitaires de figures noires américaines pleines d’espoir et investies dans l’expérience démocratique américaine, de nombreux penseurs noirs ont insisté sur la négrophobie qui souille perpétuellement les Noirs américains. Au cours des années 1800, les figures historiques noires ont associé la libération des leurs à la révolution (haïtienne), non à l’incorporation au sein des États-Unis. En Amérique et en Europe, l’idéal libéral démocratique dicte que le « problème racial » entre Noirs et Blancs, s’il demeure, conduit lentement les populations blanches vers davantage de conscience sociale et de compréhension raciale. Cet optimisme à l’égard du racisme anti-Noirs, ou de la myriade d’antipathies assimilant noirceur et africanité à l’infériorité, la sauvagerie et l’indignité dépend en dernière instance de la capacité des démocraties blanches à gérer la colère et la contestation des populations américaines et européennes noires lorsqu’elles comparent leur mortalité, leurs préjudices et leur pauvreté à la citoyenneté blanche [11]

      [11] Tommy J. Curry, « Racism and the equality delusion :...
      .

      Il s’agit donc, pour les ennemis de la CRT ou de la pensée décoloniale, d’enrayer la pérennisation de ce pessimisme pro-Noir qui tient l’État et la société civile blanche pour des institutions intrinsèquement injustes. Les discours officiels décrivent les Républiques américaine et française, ainsi que le Royaume-Uni, comme perpétuellement mus par la réforme et le progrès en faveur des minorités. Nous sommes invités à croire que l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme ou la ségrégation sont de l’histoire ancienne – non qu’ils se sont métamorphosés pour maintenir l’inégalité dans sa structure. Il s’agit donc, pour les gouvernements, de marginaliser les théories qui élaborent des outils pour comprendre l’optimisme étatique comme visant à perpétuer servitude et aliénation sous la bannière de la démocratie. Disons, en détournant une formule célèbre du Sud-Africain Steve Biko, que l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est devenu l’espoir de l’opprimé. Il permet d’absorber jusqu’aux critiques du racisme structurel ou du racisme d’État, en interprétant ces derniers comme des étapes, des moments passagers, qui appellent la patience réformiste davantage que l’intervention radicale. Or c’est en désespérant du maître, du colon ou de l’exploiteur que l’on retrouve confiance en sa propre dignité et en ses propres forces. La crainte que les trois grandes nations impériales ont en partage réside dans la possibilité que les Noirs, et les autres personnes de couleur, cessent de les concevoir comme des lieux de progrès vers la justice, l’égalité et la tolérance, mais en viennent au contraire à les reconnaître comme des ordres étatiques fondamentalement définis par la déshumanisation raciste.
      ACTIVISME ET THÉORIE

      Ce bilan international d’une séquence médiatique et politique récente permet de tirer d’intéressantes conclusions quant aux contextes académiques des différentes nations. Aux États-Unis, l’émergence des études noires comme champ d’étude autonome fut un effet de bord des mouvements des années 1960 et 1970 où les étudiants de couleur eux-mêmes, par les moyens de la grève et de l’activisme, exigèrent la création de nouvelles disciplines. Au Royaume-Uni, l’Université de Birmingham City a ouvert à la rentrée 2017 le premier cursus en études noires du pays, et d’autres universités britanniques semblent s’orienter dans la même direction. Dans ce panorama, la France apparaît comme le pays où une certaine classe médiatique a mené campagne contre les études sur la race avec le plus d’entêtement et d’opiniâtreté, mais également celui où ces recherches sont le plus significativement sous-développées. C’est dire si leur potentiel apparaît explosif et menaçant aux yeux des garants du statu quo. En février 2021, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac a accueilli une série de conférences (en ligne, à la faveur de la pandémie de COVID-19) intitulées « Préliminaires pour un Institut des études noires ». Le signe est encourageant, bien qu’il y ait à craindre que, si d’aventure le projet aboutissait, une approche plus consensuelle que celle qui présida à la création de la discipline outre-Atlantique et outre-Manche risquerait d’être privilégiée.

      L’absence des études noires dans l’espace public français et son revers, la sclérose de logiques disciplinaires restreintes et routinières, est sans doute en partie responsable de la teneur des débats sur le « décolonialisme ». Malgré l’intensité des attaques répétées menées contre les chercheurs, ces derniers préfèrent souvent demeurer sur la défensive, s’abritant derrière leurs titres et leur discipline pour asseoir leur légitimité. Il n’est pas certain que ce terrain leur soit le plus favorable. En mai 2021, la sociologue Nathalie Heinich faisait paraître un bref pamphlet dénonçant l’alliance, à ses yeux contre-nature, de l’activisme et du travail universitaire. Elle y prend fait et cause pour une neutralité qui, à ses yeux, « consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui autorise bien sûr l’expression de jugements proprement épistémiques sur les concepts, les méthodes, les travaux des pairs (et notamment leur respect ou non de l’impératif de neutralité axiologique) [12]

      [12] Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la...
       ». Dès lors, tout discours qui relèvera de la politique, de la morale ou de la religion sera subsumé sous la catégorie de « l’opinion » et deviendra indésirable dans la parole universitaire.

      Heinich fait comme si ces jugements de valeur étaient nécessairement arbitraires ou hasardeux et ne pouvaient pas, au contraire, être le fruit d’une série d’arguments, de preuves et d’expériences partagées, soumis à la sagacité du « public qui lit ». La démocratie américaine, le projet communiste, le nationalisme noir ou le féminisme ne sont pas de simples opinions. Elles prétendent à la vérité sur la base d’arguments rationnels et de vécus communs. En limitant le jugement sociologique à la détection des manquements à la neutralité axiologique, Heinich formule l’idéal d’une science sociale de petits procéduriers, en quête perpétuelle du vice de forme, mais sans avocat capable de plaider sur le fond. C’est ce que le philosophe jamaïcain Lewis Gordon a qualifié de « décadence disciplinaire [13]

      [13] Lewis R. Gordon, Disciplinary decadence. Living...
       » : la discipline universitaire n’est plus une façon d’accéder à un jugement sur le monde informé, argumenté, et donc plausible, mais devient un système autoréférentiel et fermé qui se contente de décerner des certificats de réussite ou de détecter des manquements à des critères qui ne valent que pour ses praticiens [14]

      [14] Heinich s’alarme que l’université française finance...
      . Si l’intégrité des sciences expérimentales dépend de cette indépendance, il n’en va pas de même des sciences de la culture qui, écrites en langage ordinaire et portant sur des objets d’intérêt public, sont condamnées au dialogue interdisciplinaire et avec l’espace public. Déplorant le manque d’originalité, la médiocrité et l’absence de toute « autonomie de la science [15]

      [15] Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la...
       » depuis son calfeutrage disciplinaire, Heinich définit un idéal théorique déjà moqué par l’historien des sciences Georges Canguilhem voilà plus d’un demi-siècle : « savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger, ou tuer pour tuer, ou rire pour rire, puisque c’est à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même [16]. »

      L’absence des études noires en France et l’assurance avec laquelle Nathalie Heinich déploie son argumentaire erroné sont deux symptômes d’un mal plus profond : le retrait de la perspective issue des théories critiques, c’est-à-dire le primat de la méthode sur la légitimité des valeurs mobilisées pour évaluer le monde aussi bien que la théorie. Le véritable défaut des « studies » à la française, que Heinich attaque sans relâche dans son opuscule, est précisément de demeurer trop tributaires de la sclérose des sciences sociales françaises et de n’avoir pas franchement embrassé une méthode critique. Dans un texte fameux 1937, le philosophe allemand Max Horkheimer opposait ce qu’il nommait la théorie traditionnelle à la théorie critique d’inspiration marxiste dont il entendait poser les bases. La théorie traditionnelle se pense neutre, détachée des enjeux sociaux et politiques, des prises de parti et des jugements quant à l’ordre du monde. Mais c’est oublier que, comme le souligne Horkheimer, « le fait que […] des opinions nouvelles parviennent à s’imposer s’inscrit toujours dans le contexte d’une situation historique concrète, même si le savant n’est personnellement déterminé que par des motivations scientifiques [17]. » La posture non-militante revendiquée par certains chercheurs présuppose une approbation des conditions sociales de production de la recherche et de ses buts. Considérer que dans la recherche en sciences humaines et sociales, « une fois franchi le seuil des amphithéâtres, une fois soumis à une revue scientifique à expertise par les pairs, un enseignement ou un article devrait s’affranchir de toute visée politique ou morale au profit de la seule visée épistémique [18] », revient à tenir le contexte social de production de ces travaux pour pleinement satisfaisant. Dans son concept même, la « neutralité » de la théorie « non-militante » ou traditionnelle est un militantisme radical en faveur de l’ordre du monde actuel. C’est pourquoi la méthodologie, foncièrement inoffensive pour l’ordre du monde, a remplacé la théorie. Dans un texte classique du mouvement, le théoricien critique de la race et professeur de droit Richard Delgado arrivait à des conclusions similaires à l’occasion d’une réflexion sur la marginalisation des auteurs noirs au sein de la recherche nord-américaine sur les droits civiques : "Il pourrait être avancé que les auteurs issus des minorités qui écrivent sur la question raciale ne sont pas objectifs et que la passion et la colère les rendent inaptes à la raison ou à une expression claire, alors que les auteurs blancs sont au-dessus des intérêts personnels et se rendent ainsi capables de penser et d’écrire objectivement. Cela n’est cependant pas crédible, car cela présuppose que les auteurs blancs n’ont aucun intérêt au maintien du statu quo [19]."

      Dans le débat français, le rapport entre pratique universitaire et militantisme est surtout défini comme néfaste lorsqu’il est le fait des théoriciens critiques de la race ou des « décoloniaux ». Le fameux « appel des 80 intellectuels » mentionné plus haut est emblématique de ce biais. Il combine deux lignes argumentatives. D’une part, la dénonciation de chercheurs militants qui tentent de « faire passer leur idéologie pour vérité scientifique », et le rappel à l’ordre des universitaires : « Les critères élémentaires de scientificité doivent être respectés. »

      Mais, dans le même temps, les 80 dénoncent des intellectuels décoloniaux qui « attaquent frontalement l’universalisme républicain » et affirment que les « autorités et les institutions […] ne doivent plus être utilisées contre la République [20] ». Le problème auquel nous sommes confrontés est que ce bizarre attelage, où une critique prétendument intransigeante des idéologies se combine à une défense enamourée de l’idéologie républicaine n’est pas un paradoxe. Il procède moins d’une faute d’inattention quelque part au milieu d’une tribune rédigée à la hâte que de la structure même du champ intellectuel français. L’historien Claude Nicolet fait remonter cette attitude à la fin du XVIIIe siècle, avec le philosophe Antoine Destutt de Tracy et sa Société des Idéologues, pour lesquels « la pensée républicaine française se présente aussi comme une philosophie de la connaissance [21] ». En d’autres termes, il n’y a dans l’esprit des intellectuels français pas de contradiction entre l’exaltation de la République et une prétention scientifique héritée du positivisme d’Auguste Comte. Bien au contraire : le républicanisme est redéfini, non plus comme une forme institutionnelle parmi d’autres, mais comme la condition de possibilité même de la rationalité et de la science positive.

      Les sociologues, critiques littéraires, politistes, philosophes ou linguistes qui répondent aux assauts conservateurs en arguant de leur rigueur méthodologique et de l’autonomie de leur discipline se méprennent donc : aux yeux de ces adversaires, leur scientificité ne sera avérée que lorsqu’ils feront leur une apologie sans nuance de la République française, conçue comme l’unique paradis possible pour la recherche de la vérité. Revendiquer la fondation d’études noires dans ce contexte revient à interrompre cette perpétuelle glorification de la République au profit d’un véritable pluralisme, décliné en deux conditions sine qua non. Premièrement, un pluralisme des usages de la raison, qui ne sauraient se limiter à la neutralité prônée par Nathalie Heinich et ses semblables. Des théories critiques fondées sur des usages dialectiques, discursifs, et non simplement « scientifiques » de la raison sont indispensables au renouvellement méthodologique d’un système universitaire encore guidé par les idéaux positivistes du XIXe siècle qui se sont heurtés au mur de l’histoire sans que leur échec ne trouble la routine de tous les chercheurs français. Deuxièmement, il faudra encourager un pluralisme des normes éthiques et des idéaux sociaux à partir desquels nous évaluons la réalité. Dans les démocraties libérales même les plus hostiles aux minorités, les universités ont souvent ménagé quelques lieux d’expression de la dissension. Si elle se veut fidèle à sa promesse millénaire, elle doit être l’un des lieux où envisager un idéal politique non républicain, fondé sur une autre trajectoire historique et une autre normativité politique.

      Du fait de son traditionalisme épistémologique, mais surtout de son opposition au mariage gay [22], Nathalie Heinich est généralement considérée comme une intellectuelle conservatrice. Toutefois, la méfiance vis-à-vis d’une possible émergence en France des études sur la race ou des études noires est disciplinaire au moins autant qu’elle est politique. Ainsi un sociologue se revendiquant pour sa part d’une gauche sans adjuvant, Philippe Corcuff, diagnostique-t-il lui aussi une sorte de déviation militante – et ce plus précisément au sein de mon propre travail. Contrairement à Heinich, il ne s’attaque pas au militantisme universitaire « en soi », mais plutôt à une façon spécifique de l’interpréter. Ainsi déplore-t-il la convergence de « l’arrogance philosophique vis-à-vis de sciences sociales rapetissées » et du « désir du militant [23] » dont mon premier livre, La Dignité ou la Mort, offrirait le désolant spectacle. Or il me semble au contraire regrettable que cette convergence ne soit pas réalisée de façon plus systématique. L’alliance de la synthèse philosophique et de l’analyse stratégique militante telle qu’elle s’est largement scellée au cours des XIXe et XXe siècle chez Marx, Lénine, Antonio Gramsci, Mao, Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Angela Davis, parmi beaucoup d’autres, a produit des effets qui ont changé la face du monde. Chacun à sa façon a milité en philosophe et philosophé en militant. Au-delà de leurs considérables différences, ces auteurs partagent au moins un point commun significatif : sinon une même vision de l’histoire, une même notion de l’histoire, aujourd’hui délaissée par les sciences sociales et la théorie politique constructivistes dont Corcuff se fait le porte-parole.

      Les « philosophes-militants » ont longtemps défini l’histoire comme un massif dense et solide, une trajectoire apparemment inébranlable, face à laquelle il fallait rassembler tous les efforts stratégiques et organisationnels possibles. Face à un ordre du monde analysé comme une totalité hostile contre laquelle, pour reprendre une formule de Herbert Marcuse, ils durent recourir à « une faculté mentale en danger de disparition : le pouvoir de la pensée négative [24] ». Mais, sous l’influence conjuguée de Foucault, de la sociologie critique et du poststructuralisme [25], la pensée négative a été décrédibilisée et le concept d’histoire en est venu à signifier tout l’inverse. Ce qui est historique n’est plus le produit de forces expropriatrices, oppressives ou civilisationnelles puissantes et anciennes ; c’est au contraire ce qui aurait pu être absolument différent, le contingent. L’historicité d’une chose est devenue son caractère révocable, fluide, dénué de substance [26].

      Pour des études noires sans compromis

      Norman Ajari
      paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022
      Appel à dons

      Les 7 et 8 janvier, se tenait à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture. Introduit par Jean-Michel Blanquer himself, un parterre d’universitaires réactionnaires s’y est retrouvé pour disserter de la lourde menace que ferait peser la recherche critique sur la bonne moralité de ses étudiants. La sulfureuse question du « wokisme » y a d’ailleurs été évoquée frontalement. Si scientifiquement les interventions semblent avoir été à la hauteur de toutes les attentes, le caniveaux, l’audace et la vulgarité de l’opération n’en sont pas moins significatives. Comme on ne rit jamais très longtemps de pareille déchéance, nous publions en guise de réponse indirecte, l’introduction de Noirceur le dernier livre de Norman Ajari qui paraît à point nommé le 14 janvier prochains aux Éditions Divergences. Il y est précisément question du spectre qui hante certaines têtes blanches ou chauves.

      Un spectre hante l’université occidentale : le spectre de la Critical Race Theory (CRT). Politiques et éditorialistes de la vieille Europe et du Nouveau Monde se sont unis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Président Trump et le Président Macron, Fox News et Libération, les républicains de France et les conservateurs de Grande-Bretagne. Partout, la Théorie Critique de la Race est déclarée ennemie publique, corruptrice de la jeunesse et traîtresse à la science. Nous assistons, dans une partie grandissante du monde occidental, à une attaque, concertée et sans relâche, contre les universitaires menant des recherches sur la question raciale.

      LA THÉORIE CRITIQUE DE LA RACE COMME ENNEMIE PUBLIQUE

      C’est aux États-Unis que la réaction fut la plus spectaculaire : le 4 septembre 2020, le directeur du Bureau de la gestion et du budget états-unien, Russell Vought, émettait un mémorandum vilipendant des formations centrées sur la question raciale supposées inviter les fonctionnaires à « croire à une propagande anti-américaine qui crée la division [1] ». À l’issue du mandat du Président Donald Trump, ce juriste conservateur a fondé le Center for Renewing America, un think tank dont le principal objectif consiste à « combattre la philosophie radicale, enracinée dans le marxisme, connue sous le nom de Théorie Critique de la Race », arguant que « là où Karl Marx divisait la société entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat opprimé, les adhérents de la Théorie Critique de la Race ont substitué la race aux distinctions économiques de Marx ». L’enjeu est dès lors d’empêcher la « corruption des enfants et des futures générations par la haine d’eux-mêmes et de leurs concitoyens [2] » que ces recherches promouvraient.

      Mais avant d’être contraint par les urnes de se retrancher dans l’activisme de la société civile, Vought était parvenu à convaincre le chef de l’État du bien-fondé de sa croisade. Le 22 septembre 2020, le Président Trump émettait un executive order, c’est-à-dire un décret présidentiel, interdisant à tous les prestataires de service sous contrat avec le gouvernement de mener des formations portant sur les questions de race et de sexe. Il entendait ainsi combattre un discours offensant et anti-américain qui crée des stéréotypes de race et de sexe et des boucs émissaires [3] ». Or, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord, la vigilance religieuse avait anticipé et donné sa direction à l’action politique. C’est en effet dès 2019, au terme de son congrès annuel, que la Southern Baptist Convention avait émis une condamnation plus mesurée, mais toutefois ferme, de la Théorie Critique de la Race. Face à certaines résistances dans ses rangs, notamment du côté des pasteurs et des fidèles africains-américains, la plus importante congrégation protestante des États-Unis n’a depuis cessé de durcir ses positions sur le sujet.

      En mars 2021, quelques mois après sa prise de fonction, le Président Joe Biden prenait le parti d’annuler l’executive order de son prédécesseur, mais la définition de la CRT comme une intolérable corruption de la jeunesse s’était déjà imposée comme un thème central du discours conservateur états-unien. En Caroline du Nord, en Idaho ou encore à Rhode Island, les gouverneurs républicains ont pris des mesures pour bannir la Théorie Critique de la Race des cursus des institutions d’enseignement public. « Le niveau fédéral n’est pas en reste. En mai [2021], une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi, explicitement intitulé Stop CRT Act, visant à bannir les formations “à l’égalité raciale et à la diversité” dispensées aux employés fédéraux [4]. » Dans une nation qui a placé la garantie de la liberté d’expression au seuil de son texte le plus sacré, c’est-à-dire au cœur du premier article du Bill of Rights, ces restrictions exigeaient le déploiement d’une rhétorique d’exception : la CRT s’est ainsi vue assimilée à un discours totalitaire [5], ce qui faisait pour ainsi dire de son exclusion de l’espace public une affaire de sécurité publique.

      En octobre 2020, un mois après l’émission de l’executive order de Trump, les conservateurs britanniques s’emparent de son discours. La sous-secrétaire d’État parlementaire déléguée à l’égalité, Kemi Badenoch, affirme au terme d’un débat portant sur le mois de l’histoire des Noirs : « Toute école qui enseigne les éléments de la Théorie Critique de la Race ou qui promeut des vues politiques partisanes, telles que cesser de financer la police, sans offrir un traitement équilibré des vues opposées, est hors-la-loi [6]. » Aux États-Unis où elle est née, bien qu’elle soit loin d’être aussi omniprésente que ne le laissent entendre le nombre et l’éminence de ses détracteurs, la CRT est ancrée dans le paysage académique. J’ai moi-même été recruté en 2019 par le département de philosophie de Villanova University pour occuper un poste d’Assistant Professor en Critical Race Theory. En Grande-Bretagne, en revanche, la discipline est plus marginale bien que, comme le souligne le sociologue de l’éducation Paul Warmington, le Royaume-Uni possède une solide tradition d’intellectuels noirs dont l’héritage entre facilement en résonance avec le projet de la CRT. Dans un élan panafricain, il souhaite que la rencontre de l’école américaine et de l’école britannique féconde une nouvelle génération d’intellectuels publics noirs [7]. Or c’est certainement cet avènement que les avertissements du gouvernement conservateur cherchent à dissuader en recourant aux frappes préventives de Kemi Badenoch, à l’heure où la révolte suscitée par le meurtre de George Floyd a embrasé l’opinion publique noire anglaise, conduisant des dizaines de milliers de manifestants dans les rues.

      En France, les assauts contre les études sur la race se sont développés selon leurs propres termes, et n’ont pas attendu les mesures de Trump pour gagner une place considérable dans la presse – bien que la solidarité conservatrice internationale ait indéniablement conforté cette hostilité, dès l’instant où Donald Trump et Boris Johnson apparurent comme soutiens opportuns. En janvier 2018, le mensuel d’extrême-droite Causeur fait paraître un dossier intitulé « Toulouse 2, la fac colonisée par les indigénistes ». « Indigénisme » désigne, dans le patois médiatique français, la doctrine politique de l’organisation antiraciste radicale des Indigènes de la République ; ce sera dès lors l’un des noms de code d’une CRT à la française, au côté d’autres néologismes dépréciatifs tels que « décolonialisme » ou « racialisme ». Il n’est pas certain que le texte de Causeur soit véritablement le premier du genre, mais j’en conserve un souvenir net car j’étais alors Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche en philosophie à l’Université de Toulouse, qui est mon Alma Mater, et que l’article me désignait comme l’un des « colonisateurs » de la fac. L’agenda politique suprémaciste blanc du magazine ne laissait guère de place au doute. Il suffisait pour s’en convaincre de se pencher sur le contenu comiquement raciste d’un autre article de la même auteure, dans le même numéro du même mensuel : « C’est un cliché mais c’est vrai : la culture africaine ne connaît pas l’individu. Le groupe seul existe, qui structure l’identité de chacun. Il est alors cohérent que la philosophie qui apprend à “penser par soi-même” soit vue comme une menace [8]. » Voyant, effarée, le département de philosophie de l’Université de Toulouse déployer colloques, journées d’études et cours où Africains et Afrodescendants se faisaient fort de penser par eux-mêmes, le premier réflexe de la journaliste fut d’exiger l’interdiction de ce qu’elle croyait impossible. C’était bien elle qui tenait l’acte même de penser, et notamment celui des Noirs, pour une menace. Là où elle se trouve dans la vie de l’esprit, fort heureusement, elle est en sécurité.

      À la fin de l’année 2018, l’effroi face aux études sur la race avaient contaminé la presse de la droite traditionnelle, la presse centriste et la presse de gauche. Une tribune fortement médiatisée intitulée « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels » paraît fin novembre dans l’hebdomadaire conservateur Le Point. Il est à cet égard amusant de constater que, si le terme « décolonialisme » est placé entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation, il est fort peu usité par les chercheurs et militants francophones, lesquels privilégient « décolonial », comme adjectif aussi bien que comme substantif. La même semaine, l’hebdomadaire de centre-gauche L’Obs, publiait une enquête titrée « Les “décoloniaux” à l’assaut des universités ». En décembre 2018, dans Libération, quotidien réputé de gauche, l’influent éditorialiste Laurent Joffrin signait un éditorial intitulé « La gauche racialiste ». L’extrême-droite et la gauche convergent de plus en plus visiblement dans la détestation des réflexions sur la question raciale. Au cours des années suivantes, « enquêtes » et éditoriaux de ce genre sont devenus un marronnier, pour ne pas dire un genre littéraire à part entière de la presse française. Fatalement, ce discours de plus en plus omniprésent finit par contaminer le pouvoir exécutif. Dès juin 2020, le président Macron déclarait au Monde ses griefs à l’égard d’universitaires français coupables de « casser la République en deux [9] ». L’effet-Trump s’est fait sentir en février 2021, lorsque la Ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal joua son va-tout, annonçant son projet de commanditer une enquête au sujet de « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université française, déplorant une énigmatique alliance intellectuelle du président Mao et de l’ayatollah Khomeiny dans les esprits des savants français.

      Ce livre porte sur les tendances pessimistes de la théorie africaine-américaine contemporaine. Force est de constater que l’aspect du discours universitaire sur la race qui génère le rejet le plus franc et le plus radical dans la presse et la parole politique, au point de susciter ces velléités d’interdiction, tient précisément à son pessimisme. Comme l’exprime le révérend Michael Wilhite, membre de la Southern Baptist Convention dans l’Indiana : « C’est simplement à l’opposé des évangiles. Dans la Théorie Critique de la Race, il n’y a pas d’espoir. Si vous êtes blanc, vous êtes automatiquement raciste à cause de la suprématie blanche. Mais dans les évangiles, il y a de l’espoir [10]. » Le décret présidentiel de Trump comme les formulations choisies par les différents États américains pour légitimer leur censure partagent la même philosophie : il s’agit toujours de conjurer l’idée selon laquelle les institutions étatiques américaines ou les personnes blanches seraient intrinsèquement enclines au racisme. De même, journalistes, éditorialistes et politiciens français refusent qu’une partie de l’opinion tienne simplement la République pour un projet dénué de perspective d’avenir pour les minorités. Fondamentalement, les conclusions des principaux auteurs de la CRT sont porteuses de désillusion, de désaffection, voire d’hostilité à l’égard de la démocratie libérale et de l’État. Comme l’explique l’un de ses principaux spécialistes contemporains, le philosophe africain-américain Tommy Curry :

      Les Blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. Contrairement aux représentations universitaires de figures noires américaines pleines d’espoir et investies dans l’expérience démocratique américaine, de nombreux penseurs noirs ont insisté sur la négrophobie qui souille perpétuellement les Noirs américains. Au cours des années 1800, les figures historiques noires ont associé la libération des leurs à la révolution (haïtienne), non à l’incorporation au sein des États-Unis. En Amérique et en Europe, l’idéal libéral démocratique dicte que le « problème racial » entre Noirs et Blancs, s’il demeure, conduit lentement les populations blanches vers davantage de conscience sociale et de compréhension raciale. Cet optimisme à l’égard du racisme anti-Noirs, ou de la myriade d’antipathies assimilant noirceur et africanité à l’infériorité, la sauvagerie et l’indignité dépend en dernière instance de la capacité des démocraties blanches à gérer la colère et la contestation des populations américaines et européennes noires lorsqu’elles comparent leur mortalité, leurs préjudices et leur pauvreté à la citoyenneté blanche [11]. .

      Il s’agit donc, pour les ennemis de la CRT ou de la pensée décoloniale, d’enrayer la pérennisation de ce pessimisme pro-Noir qui tient l’État et la société civile blanche pour des institutions intrinsèquement injustes. Les discours officiels décrivent les Républiques américaine et française, ainsi que le Royaume-Uni, comme perpétuellement mus par la réforme et le progrès en faveur des minorités. Nous sommes invités à croire que l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme ou la ségrégation sont de l’histoire ancienne – non qu’ils se sont métamorphosés pour maintenir l’inégalité dans sa structure. Il s’agit donc, pour les gouvernements, de marginaliser les théories qui élaborent des outils pour comprendre l’optimisme étatique comme visant à perpétuer servitude et aliénation sous la bannière de la démocratie. Disons, en détournant une formule célèbre du Sud-Africain Steve Biko, que l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est devenu l’espoir de l’opprimé. Il permet d’absorber jusqu’aux critiques du racisme structurel ou du racisme d’État, en interprétant ces derniers comme des étapes, des moments passagers, qui appellent la patience réformiste davantage que l’intervention radicale. Or c’est en désespérant du maître, du colon ou de l’exploiteur que l’on retrouve confiance en sa propre dignité et en ses propres forces. La crainte que les trois grandes nations impériales ont en partage réside dans la possibilité que les Noirs, et les autres personnes de couleur, cessent de les concevoir comme des lieux de progrès vers la justice, l’égalité et la tolérance, mais en viennent au contraire à les reconnaître comme des ordres étatiques fondamentalement définis par la déshumanisation raciste.

      ACTIVISME ET THÉORIE

      Ce bilan international d’une séquence médiatique et politique récente permet de tirer d’intéressantes conclusions quant aux contextes académiques des différentes nations. Aux États-Unis, l’émergence des études noires comme champ d’étude autonome fut un effet de bord des mouvements des années 1960 et 1970 où les étudiants de couleur eux-mêmes, par les moyens de la grève et de l’activisme, exigèrent la création de nouvelles disciplines. Au Royaume-Uni, l’Université de Birmingham City a ouvert à la rentrée 2017 le premier cursus en études noires du pays, et d’autres universités britanniques semblent s’orienter dans la même direction. Dans ce panorama, la France apparaît comme le pays où une certaine classe médiatique a mené campagne contre les études sur la race avec le plus d’entêtement et d’opiniâtreté, mais également celui où ces recherches sont le plus significativement sous-développées. C’est dire si leur potentiel apparaît explosif et menaçant aux yeux des garants du statu quo. En février 2021, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac a accueilli une série de conférences (en ligne, à la faveur de la pandémie de COVID-19) intitulées « Préliminaires pour un Institut des études noires ». Le signe est encourageant, bien qu’il y ait à craindre que, si d’aventure le projet aboutissait, une approche plus consensuelle que celle qui présida à la création de la discipline outre-Atlantique et outre-Manche risquerait d’être privilégiée.

      L’absence des études noires dans l’espace public français et son revers, la sclérose de logiques disciplinaires restreintes et routinières, est sans doute en partie responsable de la teneur des débats sur le « décolonialisme ». Malgré l’intensité des attaques répétées menées contre les chercheurs, ces derniers préfèrent souvent demeurer sur la défensive, s’abritant derrière leurs titres et leur discipline pour asseoir leur légitimité. Il n’est pas certain que ce terrain leur soit le plus favorable. En mai 2021, la sociologue Nathalie Heinich faisait paraître un bref pamphlet dénonçant l’alliance, à ses yeux contre-nature, de l’activisme et du travail universitaire. Elle y prend fait et cause pour une neutralité qui, à ses yeux, « consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui autorise bien sûr l’expression de jugements proprement épistémiques sur les concepts, les méthodes, les travaux des pairs (et notamment leur respect ou non de l’impératif de neutralité axiologique) [12] ». Dès lors, tout discours qui relèvera de la politique, de la morale ou de la religion sera subsumé sous la catégorie de « l’opinion » et deviendra indésirable dans la parole universitaire.

      Heinich fait comme si ces jugements de valeur étaient nécessairement arbitraires ou hasardeux et ne pouvaient pas, au contraire, être le fruit d’une série d’arguments, de preuves et d’expériences partagées, soumis à la sagacité du « public qui lit ». La démocratie américaine, le projet communiste, le nationalisme noir ou le féminisme ne sont pas de simples opinions. Elles prétendent à la vérité sur la base d’arguments rationnels et de vécus communs. En limitant le jugement sociologique à la détection des manquements à la neutralité axiologique, Heinich formule l’idéal d’une science sociale de petits procéduriers, en quête perpétuelle du vice de forme, mais sans avocat capable de plaider sur le fond. C’est ce que le philosophe jamaïcain Lewis Gordon a qualifié de « décadence disciplinaire [13] » : la discipline universitaire n’est plus une façon d’accéder à un jugement sur le monde informé, argumenté, et donc plausible, mais devient un système autoréférentiel et fermé qui se contente de décerner des certificats de réussite ou de détecter des manquements à des critères qui ne valent que pour ses praticiens [14]. Si l’intégrité des sciences expérimentales dépend de cette indépendance, il n’en va pas de même des sciences de la culture qui, écrites en langage ordinaire et portant sur des objets d’intérêt public, sont condamnées au dialogue interdisciplinaire et avec l’espace public. Déplorant le manque d’originalité, la médiocrité et l’absence de toute « autonomie de la science [15] » depuis son calfeutrage disciplinaire, Heinich définit un idéal théorique déjà moqué par l’historien des sciences Georges Canguilhem voilà plus d’un demi-siècle : « savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger, ou tuer pour tuer, ou rire pour rire, puisque c’est à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même [16]. »

      L’absence des études noires en France et l’assurance avec laquelle Nathalie Heinich déploie son argumentaire erroné sont deux symptômes d’un mal plus profond : le retrait de la perspective issue des théories critiques, c’est-à-dire le primat de la méthode sur la légitimité des valeurs mobilisées pour évaluer le monde aussi bien que la théorie. Le véritable défaut des « studies » à la française, que Heinich attaque sans relâche dans son opuscule, est précisément de demeurer trop tributaires de la sclérose des sciences sociales françaises et de n’avoir pas franchement embrassé une méthode critique. Dans un texte fameux 1937, le philosophe allemand Max Horkheimer opposait ce qu’il nommait la théorie traditionnelle à la théorie critique d’inspiration marxiste dont il entendait poser les bases. La théorie traditionnelle se pense neutre, détachée des enjeux sociaux et politiques, des prises de parti et des jugements quant à l’ordre du monde. Mais c’est oublier que, comme le souligne Horkheimer, « le fait que […] des opinions nouvelles parviennent à s’imposer s’inscrit toujours dans le contexte d’une situation historique concrète, même si le savant n’est personnellement déterminé que par des motivations scientifiques [17] ». La posture non-militante revendiquée par certains chercheurs présuppose une approbation des conditions sociales de production de la recherche et de ses buts. Considérer que dans la recherche en sciences humaines et sociales, « une fois franchi le seuil des amphithéâtres, une fois soumis à une revue scientifique à expertise par les pairs, un enseignement ou un article devrait s’affranchir de toute visée politique ou morale au profit de la seule visée épistémique [18] », revient à tenir le contexte social de production de ces travaux pour pleinement satisfaisant. Dans son concept même, la « neutralité » de la théorie « non-militante » ou traditionnelle est un militantisme radical en faveur de l’ordre du monde actuel. C’est pourquoi la méthodologie, foncièrement inoffensive pour l’ordre du monde, a remplacé la théorie. Dans un texte classique du mouvement, le théoricien critique de la race et professeur de droit Richard Delgado arrivait à des conclusions similaires à l’occasion d’une réflexion sur la marginalisation des auteurs noirs au sein de la recherche nord-américaine sur les droits civiques :

      Il pourrait être avancé que les auteurs issus des minorités qui écrivent sur la question raciale ne sont pas objectifs et que la passion et la colère les rendent inaptes à la raison ou à une expression claire, alors que les auteurs blancs sont au-dessus des intérêts personnels et se rendent ainsi capables de penser et d’écrire objectivement. Cela n’est cependant pas crédible, car cela présuppose que les auteurs blancs n’ont aucun intérêt au maintien du statu quo [19].

      Dans le débat français, le rapport entre pratique universitaire et militantisme est surtout défini comme néfaste lorsqu’il est le fait des théoriciens critiques de la race ou des « décoloniaux ». Le fameux « appel des 80 intellectuels » mentionné plus haut est emblématique de ce biais. Il combine deux lignes argumentatives. D’une part, la dénonciation de chercheurs militants qui tentent de « faire passer leur idéologie pour vérité scientifique », et le rappel à l’ordre des universitaires : « Les critères élémentaires de scientificité doivent être respectés. »

      Mais, dans le même temps, les 80 dénoncent des intellectuels décoloniaux qui « attaquent frontalement l’universalisme républicain » et affirment que les « autorités et les institutions […] ne doivent plus être utilisées contre la République [20] ». Le problème auquel nous sommes confrontés est que ce bizarre attelage, où une critique prétendument intransigeante des idéologies se combine à une défense enamourée de l’idéologie républicaine n’est pas un paradoxe. Il procède moins d’une faute d’inattention quelque part au milieu d’une tribune rédigée à la hâte que de la structure même du champ intellectuel français. L’historien Claude Nicolet fait remonter cette attitude à la fin du XVIIIe siècle, avec le philosophe Antoine Destutt de Tracy et sa Société des Idéologues, pour lesquels « la pensée républicaine française se présente aussi comme une philosophie de la connaissance [21] ». En d’autres termes, il n’y a dans l’esprit des intellectuels français pas de contradiction entre l’exaltation de la République et une prétention scientifique héritée du positivisme d’Auguste Comte. Bien au contraire : le républicanisme est redéfini, non plus comme une forme institutionnelle parmi d’autres, mais comme la condition de possibilité même de la rationalité et de la science positive.

      Les sociologues, critiques littéraires, politistes, philosophes ou linguistes qui répondent aux assauts conservateurs en arguant de leur rigueur méthodologique et de l’autonomie de leur discipline se méprennent donc : aux yeux de ces adversaires, leur scientificité ne sera avérée que lorsqu’ils feront leur une apologie sans nuance de la République française, conçue comme l’unique paradis possible pour la recherche de la vérité. Revendiquer la fondation d’études noires dans ce contexte revient à interrompre cette perpétuelle glorification de la République au profit d’un véritable pluralisme, décliné en deux conditions sine qua non. Premièrement, un pluralisme des usages de la raison, qui ne sauraient se limiter à la neutralité prônée par Nathalie Heinich et ses semblables. Des théories critiques fondées sur des usages dialectiques, discursifs, et non simplement « scientifiques » de la raison sont indispensables au renouvellement méthodologique d’un système universitaire encore guidé par les idéaux positivistes du XIXe siècle qui se sont heurtés au mur de l’histoire sans que leur échec ne trouble la routine de tous les chercheurs français. Deuxièmement, il faudra encourager un pluralisme des normes éthiques et des idéaux sociaux à partir desquels nous évaluons la réalité. Dans les démocraties libérales même les plus hostiles aux minorités, les universités ont souvent ménagé quelques lieux d’expression de la dissension. Si elle se veut fidèle à sa promesse millénaire, elle doit être l’un des lieux où envisager un idéal politique non républicain, fondé sur une autre trajectoire historique et une autre normativité politique.

      Du fait de son traditionalisme épistémologique, mais surtout de son opposition au mariage gay [22], Nathalie Heinich est généralement considérée comme une intellectuelle conservatrice. Toutefois, la méfiance vis-à-vis d’une possible émergence en France des études sur la race ou des études noires est disciplinaire au moins autant qu’elle est politique. Ainsi un sociologue se revendiquant pour sa part d’une gauche sans adjuvant, Philippe Corcuff, diagnostique-t-il lui aussi une sorte de déviation militante – et ce plus précisément au sein de mon propre travail. Contrairement à Heinich, il ne s’attaque pas au militantisme universitaire « en soi », mais plutôt à une façon spécifique de l’interpréter. Ainsi déplore-t-il la convergence de « l’arrogance philosophique vis-à-vis de sciences sociales rapetissées » et du « désir du militant [23] » dont mon premier livre, La Dignité ou la Mort, offrirait le désolant spectacle. Or il me semble au contraire regrettable que cette convergence ne soit pas réalisée de façon plus systématique. L’alliance de la synthèse philosophique et de l’analyse stratégique militante telle qu’elle s’est largement scellée au cours des XIXe et XXe siècle chez Marx, Lénine, Antonio Gramsci, Mao, Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Angela Davis, parmi beaucoup d’autres, a produit des effets qui ont changé la face du monde. Chacun à sa façon a milité en philosophe et philosophé en militant. Au-delà de leurs considérables différences, ces auteurs partagent au moins un point commun significatif : sinon une même vision de l’histoire, une même notion de l’histoire, aujourd’hui délaissée par les sciences sociales et la théorie politique constructivistes dont Corcuff se fait le porte-parole.

      Les « philosophes-militants » ont longtemps défini l’histoire comme un massif dense et solide, une trajectoire apparemment inébranlable, face à laquelle il fallait rassembler tous les efforts stratégiques et organisationnels possibles. Face à un ordre du monde analysé comme une totalité hostile contre laquelle, pour reprendre une formule de Herbert Marcuse, ils durent recourir à « une faculté mentale en danger de disparition : le pouvoir de la pensée négative [24] ». Mais, sous l’influence conjuguée de Foucault, de la sociologie critique et du poststructuralisme [25], la pensée négative a été décrédibilisée et le concept d’histoire en est venu à signifier tout l’inverse. Ce qui est historique n’est plus le produit de forces expropriatrices, oppressives ou civilisationnelles puissantes et anciennes ; c’est au contraire ce qui aurait pu être absolument différent, le contingent. L’historicité d’une chose est devenue son caractère révocable, fluide, dénué de substance. Ce que les effets de la performativité, des jeux de langage ou la sagacité analytique peuvent suffire à renverser. Entretenir l’idée d’une fluidité ou d’une hybridité de la condition noire a certes une pertinence sur le plan culturel. Mais sur le plan des questions de vie et de mort, de déshumanisation et de dignité, une approche centrée sur l’hybridité ou le caractère « socialement construit » de la noirceur n’est qu’une autre façon de conjurer la menace du pessimisme et de reconstruire, sans aucune justification que le besoin de (se) rassurer, un grand récit trompeur du progrès.

      Le point d’orgue de l’étude de mon travail par Corcuff consiste à diagnostiquer, entre mon livre et la pensée de l’intellectuel d’extrême-droite Alain Finkielkraut, « sous des modalités différentes, des adhésions identitaristes en phase avec de larges tendances idéologiques du moment [27] ». Juxtaposer nos œuvres au seul prétexte qu’elles seraient toutes deux « identitaristes » est pertinent dans l’exacte mesure où il est pertinent d’assimiler une tortue de mer à un escargot de Bourgogne au prétexte que les deux animaux possèdent une carapace. Ce fait est incontestable, cependant, non seulement les carapaces ne sont pas les mêmes mais, entre le reptile et le gastéropode, tout le reste diffère. Même en admettant que je tienne la condition noire pour relevant de l’identité, ce qui n’est nullement le cas [28], non seulement ma théorie n’a rien à voir avec celle de Finkielkraut, mais encore ses positions sont à l’opposé de celles que je défends à propos de l’État, du capitalisme, de la géopolitique, de la police, des religions, c’est-à-dire toutes les questions décisives. Dans la plupart des contextes, une analogie fondée sur une unique et mince similarité paraîtrait immédiatement irrecevable à quiconque sait voir, non seulement sous la carapace, mais est capable d’en jauger le poids, la taille, la couleur et la texture. Or de nombreux universitaires français progressistes semblent déterminés à ne pas se donner cette peine et voient désormais le monde comme séparé entre les animaux qui ont une carapace et ceux qui n’en ont pas – c’est-à-dire entre les « identitaristes » et ceux qui ne le sont pas. Paradoxalement, ce sont souvent les mêmes sociologues qui s’alarment que l’extrême-droite cherche à reconstruire la frontière politique, non plus à partir du clivage de la droite et de la gauche, mais sur la base d’une chimérique division des « patriotes » et des « mondialistes ». Cet aveuglement leur appartient ; il n’est pas celui des penseurs de la condition noire.

      L’émergence d’études noires est un moment important pour crédibiliser l’autonomie, la consistance et la cohérence des traditions de pensée noires – et ce avant tout aux yeux des afrodescendants eux-mêmes. Les auteurs progressistes tiennent compte de l’histoire des pensées « de la gauche » ou « de l’émancipation », et considèrent que les penseurs noirs n’en proposent que des déclinaisons. Ils n’envisagent pas le radicalisme noir comme une tradition spécifique, répondant aux enjeux de populations particulières, et qui a développé ses propres valeurs et sa propre vision, dont la CRT n’est que l’un des effets contemporains. Bien que la tradition radicale noire s’enracine dans la confrontation à l’esclavagisme, la théorie de gauche perçoit toujours ses revendications et son expression militante centrées sur les intérêts des Noirs comme une déviation par rapport à la norme inamovible du mouvement ouvrier, désormais enrichie de nuances postcoloniales et féministes. Si bien que lorsqu’un universitaire noir développe, reprend ou déploie des thèmes travaillés, discutés, débattus depuis 400 ans dans l’abolitionnisme, le radicalisme ou le nationalisme noirs, il est souvent jugé déviant ou traitre à une tradition qui n’a pourtant jamais été la sienne. Il n’y aura pas d’études noires dignes de ce nom dans l’espace francophone tant que les pensées de la diaspora et de l’Afrique seront envisagées comme des excroissances des Lumières européennes, du féminisme, du marxisme et de toutes ces traditions d’ascendance européenne qui se sont cru à même d’expliquer la totalité du réel.

      ÉTUDES NOIRES ET PESSIMISME

      Les études de genre, les études féminines et féministes ont ouvert la voie à une réception francophone des études noires nord-américaines, comme à la formulation de travaux qui marquent notamment un renouvellement de la philosophie française [29]. Des maisons d’édition françaises, québécoises ou suisses ont rendu accessible de rigoureuses traductions de nombreux classiques du féminisme noir, telles que des œuvres d’Audre Lorde, de Patricia Hill Collins, de bell hooks ou d’Angela Davis. En revanche, d’autres courants des Black Studies n’ont pas bénéficié du même accueil. Certainement parce qu’il est tenu pour raciste, comme l’a noté Maboula Soumahoro, le nationalisme noir n’est pas envisagé en France comme un interlocuteur, ni même comme un objet de recherche crédible [30]. De l’œuvre pléthorique de l’influent théoricien de l’afrocentricité et fondateur, à Temple University, du premier programme doctoral en études noires des États-Unis, Molefi Kete Asante, quasiment rien n’est accessible au lecteur francophone. En revanche, un essai consacré à la critique de ses thèses a été traduit en français peu de temps après sa parution originale [31]. Les études noires francophones sont le seul champ d’études où l’on offre préventivement aux lecteurs la critique d’idées auxquelles ils n’ont jamais eu accès. Les livres du principal fondateur de la Critical Race Theory, Derrick Bell, ne sont pas non plus disponibles, pas davantage que ceux de ses plus fidèles continuateurs, Jean Stefancic et Richard Delgado. Heureusement, est récemment parue une anthologie reprenant quelques articles classiques de la CRT [32].

      Au XXIe siècle, c’est par la porte des études de genre et des études féministes que les études noires ont fait leur entrée dans l’université française, ce qui orienta la recherche. Les textes les plus spécifiquement ancrés dans une trajectoire abolitionniste, anticoloniale, nationaliste noire ou panafricaine, aussi influents soient-ils dans les Amériques, sont généralement écartés et tenus pour sans pertinence. Naturellement, les féministes francophones ont privilégié les travaux des femmes noires les plus en accord ou en résonance avec leur propre vision du monde et leur propre agenda. Il s’agissait de l’enrichir de voix nouvelles, mais consonantes. Une telle sélection ne reflète pas l’intégralité des débats et laisse de côté plusieurs options théoriques. Il en va ainsi de l’Africana Womanism, fondé au début des années 1990 par la théoricienne africaine-américaine Clenora Hudson-Weems, qui part de l’idée que « la véritable histoire du féminisme, ses origines et ses participantes, révèle un fond raciste flagrant, ce qui atteste de son incompatibilité avec les femmes afrodescendantes [33] ». Le mouvement des femmes états-unien s’étant structuré à l’imitation de l’abolitionnisme, elle raille les femmes noires qui embrassent la cause féministe en prétendant l’adapter à leurs expériences et leurs besoins comme « imitant une imitation [34] » au lieu de revenir à la source vive du mouvement noir lui-même. Elle conçoit son œuvre comme héritière du militantisme de libération africain-américain, dont elle juge les principes incompatibles avec ceux du féminisme. « Historiquement, les femmes afrodescendantes ont combattu les discriminations sexuelles, les discriminations raciales et de classe. Elles ont défié le machisme des hommes afrodescendants, mais sans aller jusqu’à les supprimer comme alliés dans la lutte pour la libération et la famille [35]. » Une telle perspective recoupe celle du psychologue et penseur panafricain Amos Wilson [36], entre autres universitaires africains-américains méconnus des francophones.

      Certes, en Amérique du Nord également, le féminisme noir, et plus spécifiquement la théorie de l’intersectionnalité, sont aujourd’hui le paradigme le plus prisé au sein des Black Studies. Souvent caricaturées comme passéistes, chauvines, misogynes ou réactionnaires, les théories inspirées du nationalisme noir, du panafricanisme ou du radicalisme noir de la conjoncture des années 1970 ont peu à peu perdu du terrain face à des discours plus libéraux et plus proches des tendances qui dominent les sciences humaines majoritairement blanches. Toutefois, les intuitions, les affects et les orientations générales de ces grands courants de la pensée noire du XXe siècle semblent aujourd’hui resurgir sous une nouvelle forme. Le thème du pessimisme, autrefois basse continue du radicalisme noir, s’est avancé au premier plan. Il n’a jamais porté sur les Noirs, leurs qualités ou leur courage, mais sur la capacité de la société blanche à dépasser sa propre négrophobie – d’où le recours, tout au long du XXe siècle, à des projets tels que, entre autres, le rapatriement en Afrique ou l’établissement d’une nation noire en Amérique du Nord. Or, selon le philosophe Cornel West, « le pessimisme sur lequel se fonde le nationalisme noir ne s’est jamais complètement imposé sur le plan organisationnel. Les Noirs maintiennent en général la possibilité d’une coalition multiraciale en vue d’approfondir la démocratie en Amérique. Je pense que l’Église noire a historiquement coupé l’herbe sous le pied du nationalisme noir. Elle met en avant la spécificité culturelle noire mais, bien qu’elle encourage la cohésion du groupe, son message est universaliste [37] ». Autrement dit, cet optimisme politique capture les aspirations à l’autodétermination et au pouvoir noires pour les réorienter vers une combinaison de distinction culturelle et d’investissement dans le projet démocratique occidental.

      Certes, l’histoire de nationalisme noir et de l’Église noire ne sont pas distinctes. L’évêque Henry M. Turner, de l’African Methodist Episcopal Church, fut l’un des plus ardents militants de la solution du retour en Afrique au tournant du XXe siècle [38] ; mais il fit peu d’émules. Malgré certaines tentatives contemporaines de radicalisation de son discours, à la façon de la théologie de la libération noire des années 1960, l’Église noire est en grande partie devenue un puissant instrument du statu quo. Sa promotion de la théologie de la prospérité qui sanctifie l’enrichissement personnel et le luxe, son conservatisme social et sa connivence avec la politique institutionnelle y tiennent souvent lieu de message universaliste. Si des ambitions politiques telles que celles de l’évêque Turner ne sont plus d’actualité dans les débats contemporains, l’absence de confiance en les institutions demeure vive et la croyance en les supposés bénéfices d’une coalition multiraciale s’érode.

      Dans le contexte africain-américain, la distinction entre optimisme et pessimisme se fonde généralement sur l’enthousiasme ou le scepticisme à l’égard des projets d’assimilation à la société blanche majoritaire. Souvent, les premiers sont qualifiés de libéraux et les seconds de radicaux. Autrement dit, les optimistes croient en une possibilité pour les Noirs de voir leur humanité pleinement reconnue, là où les pessimistes jugent la négrophobie indépassable sans un renversement gigantesque de l’ordre du monde présent ; d’où l’urgence de construire une pensée et une organisation noires sur des bases inédites. Le tournant pessimiste des études noires contemporaines n’est pas l’injection de nouveaux thèmes ou de nouvelles idées, mais bien davantage l’expression d’un retour du refoulé. Ce pessimisme, point de départ de toutes les tendances de la tradition radicale noire, du nationalisme noir au Black Power en passant par le panafricanisme, fut un temps muselé par des tendances plus libérales, telles que le féminisme intersectionnel ou le poststructuralisme. Noirceur, comme une tentative d’histoire immédiate des idées, se veut un témoignage de cet inévitable retour du pessimisme dans le moment théorique contemporain, nourri de la longue séquence de consolidations, de radicalisations et de récupérations du mouvement pour les vies noires (Black Lives Matter), de l’amertume laissée par le passage à la Maison Blanche de Barack Obama, et d’une consternation au spectacle des arlequinades racistes de Donald Trump.

      En anglais, le terme Blackness va de soi : il désigne tout à la fois et tour à tour le fait d’être noir, l’expérience noire, l’assignation raciale, la culture afro ou la condition noire. Toujours un piège pour les traducteurs, il est parfois rendu par le néologisme inventé par Aimé Césaire, Léopold Senghor et Léon Damas : négritude. Mais généraliser ce terme lourd d’une histoire riche, marqué par l’effort athlétique engagé par ces penseurs au début du XXe siècle, revient à effacer la singularité de leur intervention et de leurs créations théoriques et littéraires. On interprète bien volontiers l’invention de la négritude comme un « retournement du stigmate », une façon d’embrasser le Nègre devenu synonyme d’abjection et d’inhumanité dans le monde post-esclavagiste. Mais cette stratégie s’est doublée d’une autre, plus discrète. Ressusciter le Nègre de chair et de sang, poétiser les nations nègres de l’Afrique et de la Caraïbe, c’était contourner le Noir. Le nom Nègre incarne, le nom Noir abîme. La négritude porte aussi le refus de l’abysse, de la surface où la lumière ne se reflète pas, qui guide irrésistiblement l’imagination en direction de l’obscur, du sinistre, du négatif. Cette métaphorique traverse l’histoire de la condition noire et a toujours lourdement contribué à l’assimilation des Africains à des forces démoniaques, inhumaines, monstrueuses et irrémédiables. J’ai traduit Blackness par noirceur, avec tous ses dérivés (anti-Blackness, peu ou prou synonyme de négrophobie, devenant ainsi anti-noirceur), car j’ai jugé nécessaire d’embrasser ce champ sémantique. Les penseurs de la noirceur auquel cet ouvrage est consacré acceptent le séjour auprès du négatif que l’anglais Blackness connote aussi bien que le français noirceur.

      L’ambition de Noirceur est triple. Premièrement, cet ouvrage se veut une introduction à deux champs de réflexion théorique qui se développent actuellement dans le monde universitaire africain-américain : l’afropessimisme et les Black male studies (études sur les hommes noirs). Cela implique également de présenter les sources et les inspirateurs de ces mouvements. Deuxièmement, il se propose de mettre à l’épreuve les outils élaborés par ces courants de pensée en les mobilisant pour questionner d’autres textes et d’autres lieux, notamment au sein de l’espace francophone. Enfin, troisièmement, dans la continuité de La Dignité ou la Mort, il entend accélérer l’émergence d’un discours théorique noir en langue française, en encourageant l’étude des afrodescendants par les afrodescendants eux-mêmes. Ultimement, je souhaiterais que ce livre, qui porte presque exclusivement sur la condition noire dans le Nord global, rencontre quelque intérêt auprès du lectorat d’Afrique francophone, des Caraïbes, du Brésil, du monde hispanique et au-delà, comme avant lui La Dignité ou la Mort. Le dialogue, le débat et la traduction entre les perspectives théoriques des différentes diasporas et des différentes régions du Continent est indubitablement le défi le plus vital pour l’avenir de la pensée noire – peut-être le seul qui vaille.

      https://lundi.am/Pour-des-etudes-noires-sans-compromis

    • Gouvernement. Blanquer en pleine croisade délirante contre le « wokisme »

      Vendredi et samedi, le ministre de l’Éducation a inauguré et financé un colloque obsessionnel et réactionnaire ciblant les féministes, les antiracistes et les anticapitalistes.

      Jean-Michel Blanquer n’a pas que le Covid à combattre. Les établissements scolaires subissent de plein fouet la crise sanitaire ? Ils ne sont toujours pas équipés en masques FFP2 et en purificateurs d’air ? Qu’importe. Le ministre de l’Éducation nationale a un autre ennemi à pourfendre, semble-t-il, tout aussi invisible et omniprésent que le coronavirus, comme flottant dans l’air : le wokisme.

      Un colloque sur la question s’est tenu vendredi et samedi à la Sorbonne. Jean-Michel Blanquer, dont le ministère a financé l’événement à travers un fonds réservé, a lui-même ouvert les travaux. Le ton grave, il s’alarme : « Il y a des personnes à qui les idées des Lumières font peur. » Qui sont ces personnes ? Celles qui nourrissent « la pensée décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture », affirment les organisateurs. Il s’agit pourtant de trois choses différentes. Les études décoloniales visent à critiquer le système économique néolibéral et à décoloniser les rapports humains. Le terme « woke », venu des États-Unis, désigne ceux qui « s’éveillent » devant les inégalités sociales et les discriminations sexistes et racistes. Enfin, la « cancel culture », ou « culture de l’effacement », vise à mettre au ban un personnage historique en fonction de ses actions, ou une oeuvre, suivant son contenu.

      Pierre Bourdieu et la « pensée 68 » décriés

      Trois choses très différentes, donc. Lier les trois termes comme s’ils ne faisaient qu’un est loin d’être anodin et montre le véritable projet de ce colloque : faire croire que tous les universitaires, intellectuels, militants et citoyens qui réfléchissent aux dominations économiques, sociales, racistes et patriarcales ne sont en réalité que de dangereux « wokistes » ou « islamogauchistes ». À les entendre, la gauche serait carrément sous le contrôle de quelques extrémistes essentialistes. Nombre des intervenants et participants à ces deux journées, qui ont rassemblé 600 personnes (dont les deux tiers en ligne), sont allés dans ce sens, notamment sur la messagerie du débat, qui a souvent servi d’exutoire réactionnaire.

      En introduction, Jean-Michel Blanquer appelle d’emblée à « déconstruire la déconstruction », d’autant plus si elle est intersectionnelle, c’est-à-dire qu’elle croise les dominations Nord-Sud, hommes-femmes, blancs-racisés, riches-pauvres. « Je suis né blanc, donc je suis raciste et je dois me rééduquer, mais voudrais-je rompre avec le racisme que je n’y arriverais pas », s’émeut le polémiste Mathieu Bock-Côté, qui a remplacé Éric Zemmour sur CNews, et place sans cesse le « Blanc » comme étant au centre des discriminations, sans doute pour mieux nier les autres. La sociologue Nathalie Heinich prend d’ailleurs la parole pour réclamer « un meilleur contrôle scientifique » afin « qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’État ». Dire qu’il existe une forme de racisme institutionnel, étatisé, notamment à travers les contrôles au faciès, serait donc aussi ridicule et scientifiquement faux que d’affirmer que la Terre est plate ? La même sociologue se plaint ensuite d’une « épidémie de transgenres » causée par l’éducation nationale.

      Le reste est à l’avenant. L’assistance pouffe devant l’écriture inclusive, quand elle n’y voit pas une menace civilisationnelle. La loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite en tant que crimes contre l’humanité est raillée. « L’Europe n’a pas inventé l’esclavage, mais l’abolition », ose Pascal Bruckner, comme si cela la dédouanait d’avoir massivement pratiqué la traite. « Stop à la victimisation permanente », au « nombrilisme pleurnichard », à la « vulgate bourdieusienne fossilisée » et à la « pensée 68 », entend-on ou lit-on ici et là.

      Le temps de l’Algérie française est regretté

      Selon l’historien Olivier Compagnon, qui a suivi l’intégralité des débats, l’Algérie française est même regrettée, des rires gras fusent au sujet de George Floyd, et le chercheur en science politique Vincent Tournier lance : « J’annonçais depuis longtemps les attentats et je remercie les frères Kouachi d’avoir en fait validé mon cours. » « Le wokisme, c’est l’Inquisition espagnole, le stalinisme et le nazisme », lit-on encore, quand ce n’est pas le « soleil noir des minorités » qui est dénoncé. Coorganisé par l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, ce colloque visait à tordre le cou à l’idée que « l’oppression serait l’unique clé de lecture du monde contemporain », selon le philosophe Pierre-Henri Tavoillot. À la fin du colloque, on peut se demander si ce n’est pas le concept même d’oppression qui était visé. Pour mieux en nier les ravages hier et aujourd’hui.

      https://www.humanite.fr/politique/jean-michel-blanquer/gouvernement-blanquer-en-pleine-croisade-delirante-contre-le-wokisme

    • « Le colloque organisé à La Sorbonne contre le “wokisme” relève d’un #maccarthysme_soft »

      Intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », l’événément qui s’est tenu au sein de l’université parisienne les 7 et 8 janvier, n’a servi à rien d’autre qu’à fabriquer un ennemi de l’intérieur, estime le sociologue #François_Dubet, dans une tribune au « Monde ».

      Tribune. On peut être agacé, inquiet, voire hostile à la pensée dite « woke », aux théories du genre appliquées à toutes les sauces, au déconstructivisme radical… On peut préférer les arguments scientifiques à la seule force des indignations. On peut refuser d’être réduit à une identité de dominant de la même manière que l’on refuse de réduire autrui à une identité dominée. On peut penser que l’intersectionnalité est un truisme sociologique érigé en pensée critique nouvelle. On peut penser que la critique de l’islam n’est pas plus nécessairement raciste que l’est celle du catholicisme.

      Bref, on peut avoir de bonnes raisons scientifiques et morales de ne pas adhérer à tout un ensemble de théories et d’idéologies, sans faire pour autant comme si cet ensemble-là était un bloc cohérent, homogène et caricatural, uni par la cancel culture, l’islamo-gauchisme, le décolonialisme ou le « wokisme »…

      Mais quand un colloque officiel est tenu en Sorbonne les 7 et 8 janvier sous l’égide de l’Observatoire du décolonialisme, ouvert par [le ministre de l’éducation nationale] Jean-Michel Blanquer et clos par le président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Thierry Coulhon, il y a de quoi s’inquiéter. Il s’agit, ni plus ni moins, de fabriquer un ennemi intérieur, un ennemi disparate, masqué mais cohérent, qui viserait à détruire, à la fois, la raison et les valeurs républicaines.

      Faute déontologique et erreur politique

      C’est là un maccarthysme soft visant à désigner les ennemis de l’intérieur, leurs complices, leurs compagnons de route et leurs victimes. Ce colloque, tout ce qu’il y a d’officiel, a mobilisé des collègues honorablement connus et souvent reconnus pour la qualité de leur œuvre, auxquels se sont mêlés des intervenants comme Mathieu Bock-Côté, dont les diatribes à la limite du racisme inondent chaque jour CNews et les réseaux de l’extrême droite. Gageons que si Eric Zemmour n’avait pas été pris par la présidentielle, il aurait été de la fête au nom de son œuvre d’historien !

      Comment un président de la République annoncé comme libéral peut-il encourager cette mise en scène maccarthyste ? Comment penser que c’est à l’Etat de dire quels sont les courants de pensée acceptables et ceux qui ne le seraient pas ? Comment ne pas faire suffisamment confiance au monde académique et scientifique pour laisser un ministre de l’éducation conduire un procès à charge contre les idées et recherches qui le dérangent ?

      Ce maccarthysme soft n’est pas seulement condamnable et inquiétant ; il est aussi stupide. Selon la vieille loi de la prédiction créatrice, ce procès fait advenir l’adversaire qu’il combat. Il transforme une nébuleuse hétéroclite de courants de pensées et de travaux disparates en complot plus ou moins organisé contre la science et contre la République.

      Il conduira celles et ceux qui tiennent aux libertés académiques à défendre le droit d’exister d’idées, de travaux et de recherches qu’ils ne soutiendraient certainement pas dans un monde scientifique et intellectuel organisé par les règles du débat et de la critique. Ce colloque est à la fois une faute déontologique et une erreur politique. Il clive plus encore une société qui n’en a certainement pas besoin.

      François Dubet est sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est l’auteur, avec Marie Duru-Bellat, de L’école peut-elle sauver la démocratie ? (Seuil, 2020).

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/10/francois-dubet-le-colloque-organise-a-la-sorbonne-contre-le-wokisme-releve-d

    • Les « #anti-woke » et le virus de la bêtise

      Comme Jean-Michel Blanquer, ils sont nombreux à voir dans #Foucault, #Deleuze et #Derrida l’origine de la « cancel culture » qu’ils déplorent. Les détracteurs de la #French_theory ont-ils seulement lu les auteurs qu’ils critiquent ?

      Voilà maintenant un moment qu’on nous rabâche les oreilles avec les méfaits de la pensée « woke » et de la « cancel culture ». Au point d’y consacrer en Sorbonne un colloque, où le ministre de l’éducation nationale n’hésita pas à utiliser une métaphore douteuse : « D’une certaine façon, c’est nous qui avons inoculé le #virus avec ce qu’on appelle parfois la French theory. Maintenant, nous devons, après avoir fourni le virus, fournir le #vaccin. » On la dit vouloir effacer toute une histoire, s’en prendre aux piliers de l’identité française et européenne, répandre la haine là où régnait l’harmonie, mettre de l’huile (racialiste et genriste) sur la flamme républicaine. On s’en prend volontiers à l’Amérique, à ses campus et ses idéologues. Et il n’est pas difficile de montrer que de ce côté-là souffle aussi parfois un vent de bêtise, voire des positions intransigeantes aux allures de révolution culturelle (on brûle des livres, en interdit d’autres, renverse des statues).

      Ce qui est intéressant dans l’anti-wokisme, surtout celui qui émane de la bouche de nos intellectuels, c’est que notre complexe de supériorité morale et intellectuelle, notre mépris et notre ignorance de la réalité américaine sont tels qu’on pense les Américains incapables de concevoir les outils de leur propre lutte. Ils sont tombés dans le ruisseau, c’est la faute à Foucault ; le nez dans la beuse, c’est la faute à Deleuze.

      Une vieille et bien bête critique

      On prétend donc que les vrais coupables se situent de ce côté-ci de l’Atlantique, et notamment en France. Les noms de Foucault, Derrida et Deleuze sont systématiquement invoqués. Ayant passé les trente dernières années de ma vie à lire ces très grands (j’insiste) penseurs et lecteurs, je peux avec confiance dire que leurs détracteurs ne s’en sont pas donné la peine. C’est une preuve de paresse intellectuelle, voire de #malhonnêteté.

      #Malhonnêteté_morale qui consiste à faire porter le chapeau à ceux qui ne sont plus parmi nous pour se défendre, à faire d’un pan entier de la pensée française un bouc émissaire. #Malhonnêteté_intellectuelle qui consiste à réduire des pensées complexes, nuancées et entre elles bien différentes à des #slogans vides. Malhonnêteté intellectuelle que de prétendre que ces penseurs prônent le « #relativisme », soit que « tout se vaut ». C’est une vieille et bien bête critique. En réalité, chacun de ces philosophes met au point une nouvelle méthode et de nouveaux outils conceptuels, qui révèlent de nouveaux objets ou portent sur d’autres un regard différent.

      Ainsi l’#empirisme_transcendental de Deleuze permet de penser la phénoménalité du monde sur fond de réalité virtuelle, dont elle serait comme la solution ou cristallisation, mais que jamais elle n’épuiserait. Cela donne des pages époustouflantes sur la littérature, la peinture, le cinéma, mais aussi la physique, la biologie, les mathématiques et, bien entendu, l’histoire de la philosophie. On ne peut dire à l’avance les forces et virtualités qui nous habitent et les puissances de transformation qui hantent le monde. Vivre, vivre pleinement, c’est s’y engager, les saisir, en faire quelque chose.

      Ainsi l’archéologie et la généalogie de Foucault visent à nous rendre étrangers à nous-mêmes, et par conséquent à considérer comme des constructions aux conditions historiques bien précises, des comportements, des institutions, des hiérarchies, des systèmes d’inclusion et d’exclusion que nous estimions jusque-là parfaitement naturels et nécessaires, inamovibles.

      Ainsi la fameuse #déconstruction de Derrida démontre à son tour l’instabilité de nos schèmes métaphysiques, des distinctions, divisions et hiérarchies qui les constituent et les défont en même temps.

      La critique de ce que nous sommes

      Toujours il s’agit de se demander : comment faire la différence – entre la servitude et la liberté, le pouvoir et la multitude, l’éthique et la politique, la pensée et la bêtise, la raison et la folie, la parole et l’écriture, la joie et la tristesse ? Toujours il s’agit de se demander : peut-on vivre autrement, c’est-à-dire plus librement, d’une façon plus lucide, moins bête, plus humaine ? Toujours il s’agit de comprendre les nouveaux visages du pouvoir. Toujours il s’agit de combattre les nouvelles formes d’assujettissement, irréductibles à la seule coercition, sans se voiler derrière l’illusion que « nous vivons après tout en démocratie », « allez voir comment ça se passe en Chine ou au Kazakhstan ». Comme s’il y avait d’un côté le camp de l’humanisme, du droit, de la liberté, de la démocratie, de l’universel ; et de l’autre le camp de tout ce qui s’y oppose. Comme si les choses n’étaient pas plus compliquées que cela, et que l’on n’avait plus le droit de revendiquer la complexité, la critique de ce que nous sommes, au nom de ce que nous pouvons être.

      Foucault disait : on ne gagne rien à s’emparer de notions générales, qu’on peut mettre à toutes les sauces. Prenons l’humanisme : une fois qu’on l’a clamé sur les toits, on est bien avancé. Le libéralisme se réclame de l’humanisme. Mais le communisme s’en réclamait aussi (et peut-être encore). Le fascisme aussi. Prenons le débat actuel, qui bat son plein en cette période électorale. Déclin ou Progrès ? Fin de la Civilisation ou Tournant ? Grand Remplacement ou Grand Redressement ? Degringolada ou Remontada ? Haine ou Amour de soi (et de la France) ? Autant de pièges à cons, de fausses alternatives, de pôles si généraux qu’ils sont vides de tout sens. C’est cela qui est triste à pleurer, et non le souffle, la vie, le chavirement qui traversent les pensées de Deleuze, Derrida et Foucault. La philosophie se méfie des schémas simples et des notions générales. Seul l’intéresse le sur-mesure.
      La bêtise de l’apothicaire

      Ouvrez Proust et les signes ou Différence et répétition de Deleuze et vous verrez ce qu’il y est dit des capacités inouïes et encore insoupçonnées de notre faculté de connaissance et de raisonnement à épouser notre imagination, nos sensations, notre mémoire, à produire du sens, des valeurs, des savoirs, le tout dans une folle gaîté.

      Lisez L’autre cap de Derrida, et vous y verrez un plaidoyer pour une Europe de la rationalité, des Lumières, de l’héritage judéo-chrétien, et en même temps de l’ouverture à la différence, de l’accueil, de l’hospitalité. Vous y verrez une raison qui s’interroge elle-même, se déconstruit, mais toujours dans le but de plus d’humanité.

      Foucault, lui, répétait qu’il ne souhaitait pas prouver que les sciences humaines étaient, dans leur conception de l’Homme, dans l’erreur, mais qu’elles étaient inévitablement amenées, au nom de la Science et de l’Homme, à faire de certains hommes et de certaines femmes – et, oui, de ceux qui ne tombent ni dans un camp ni dans l’autre – des « vies infâmes » (des anormaux, des monstres, des moins qu’hommes). Ne faut-il pas se réjouir des outils qu’il nous fournit afin de rendre ces groupes plus visibles et plus humains, afin d’engager des luttes pour leurs droits et leur dignité ?

      On est loin du « tout se vaut ».

      La philosophie sert à une chose, disait Nietzsche : nuire à la bêtise. A quoi reconnaît-on la bêtise ? A l’incapacité de distinguer les problèmes et les poser correctement. La bêtise pose les mauvaises questions et entraîne donc les solutions qu’elle mérite. La bêtise de Charles Bovary, comme celle de sa femme, sont inoffensives. Mais la vraie bêtise, dangereuse, c’est celle de Homais l’apothicaire. C’est la bêtise savante et conquérante, mue par la peur et le ressentiment, qui a soif de pouvoir et s’y accroche. Homais défendait les Lumières et attaquait l’Eglise, mais comme un imbécile. Le woke et la cancel culture sont le nouveau clergé à abattre. Vive l’Universel, la Raison, l’Homme, la France ! On se croirait aux comices agricoles ou dans la grande campagne parallèle de l’Homme sans qualité.

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/les-anti-woke-et-le-virus-de-la-betise-20220115_SUKIWMXWMVHL3GYAVYR6Q7R3H

  • Dr #Juliet_Henderson on ’Decolonising #Florence_Park Street Names’

    Florence Park: Imperial Relic or Vibrant Community?

    A few of us in Florence Park are keenly aware of those local street names bearing the names of military men with brutal histories in the British colonies, who worked for the #East_India_Company. With the goal of ‘decolonising’ our area we have started work on a project intended to a) raise awareness about the colonial histories these names incarnate and b) contrast it with the real, vibrant history of our local community which dates back to the 1930s. As a first step to achieving this we plan to place local history community boards in different streets that present the contrasting historical perspectives. We hope this will prompt engagement from the wider community in ongoing plans.

    https://oxfordandempire.web.ox.ac.uk/dr-juliet-henderson-decolonising-florence-park-street-name
    #toponymie #toponymie_politique #UK #Angleterre #noms_de_rue #colonialisme #colonisation #décolonial
    #son #podcast

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    • What’s in a Street Name?

      I recently had a weekend away in a village near Bath, Freshford, where street names are engagingly straightforward: The Hill, Station Road, Church Lane. A pleasing Bauhaus balance between form and function (or location). They contrast starkly with certain street names in Florence Park, the area of Oxford where I live. The same neat letters on rectangles distinguishing one road from another, but far more complex histories leaking out from the uppercase letters.

      For example, Campbell Road, Lytton Road, Cornwallis Road, Clive Road. Ring any bells? The men with these names were all employees of the East India Company, a private company that stripped India of its assets and was the world’s largest opium trader. The men were also key players in British rule in India – a rule that produced 35 million deaths from war and famine.

      How and why their names came to be used for our estate (built in the 1930s) is difficult to ascertain with any accuracy. What matters for this piece is that last year four members of our Florence Park Black Lives Matter protest group were prompted to bear witness to the colonial history and cruelty the names represented. We sought to generate awareness of the colonial history embedded in these names by contrasting that history with the real, ongoing local history and voices of our area.

      This approach was chosen because we felt that trying to change the street names could upset many who have lived in the area for years.

      To date, we have produced a 5-minute podcast for OxEmp (Oxford and Empire Network), ‘Decolonising Florence Park Street Names’, and have erected some posterboards in relevant streets (see picture). In these first steps to move ‘our homes’ away from the crack of the slave-master’s whip and a predetermined hierarchy that places ‘great white men’ at the centre of history, we have been met with smiles and appreciation from those in our diverse community who stop to take the time to read the boards. Many reach out to share their thoughts and stories if we’re in our front gardens to chat, and some come to knock on our doors to find us. A conversation is beginning.

      https://brooksidepress.org/quaker/wp-content/uploads/2021/05/Screen-Shot-2021-05-30-at-12.30.46-PM-1024x785.png

      To continue this, we plan to produce leaflets and more boards challenging the idea our community accepts the harmful legacies of colonialism.

      We also plan to organise ongoing events that consider the part colonialism still plays in wider society and local communities, and how we can address this.

      ‘What’s in a name? That which we call a street by any other name would smell more sweet’. With apologies to the Bard.

      https://brooksidepress.org/quaker/june-2021/whats-in-a-street-name

  • The miner and the neon fish: decolonizing Alpine ecologies
    https://denk-mal-denken.ch/wettbewerb-publikumspreis/denkmal/the-miner-and-the-neon-fish-decolonizing-alpine-ecologies

    This is the proposal that won the third price in the Competition (Wettbewerb) that was created in the aftermath of the contestation of monuments worldwide that had some link to colonialism, slavery and racism https://denk-mal-denken.ch.

    Rony Emmenegger und Stephan Hochleithner, who are both political geographers at the university of Basel won the third price in this competition for their proposals that calls attention to the non-human aspects of the guilding of the hydropower stations Oberhasli and its ecological costs. See: https://denk-mal-denken.ch/wettbewerb-publikumspreis/denkmal/the-miner-and-the-neon-fish-decolonizing-alpine-ecologies.

    #Suisse #hydro-power #décolonial #decolonial #monument

    • Next to a serpentine road, halfway up to Grimsel pass when approaching from the North, stands the miner (Der Mineur), silently splitting rock with his pneumatic hammer. The statue was erected to honor the construction workers of the hydropower stations Oberhasli, whose work has been shaping an Alpine landscape since the early twentieth century. At the top of Grimsel, catchment lakes, water dams, power stations, and power poles morph into a hydroelectric infrastructure, producing energy and carrying it down towards the lowland valleys. Honoring the work of those who brought that infrastructure into being appears indeed justified in light of their sacrifices on the altar of a capitalist mode of production. Throughout the last century, construction work at almost 2000 meters altitude has been particularly challenging for both humans and machines – a challenge «mastered» through a continuous advance of engineering and technology with success increasing over time.

      The sole focus on human achievements, however, obscures the ecological costs and consequences that the extraction of hydropower involves, especially for fish, aquatic organisms, rivers, but also Alpine ecologies more broadly. With our graphic installation – the miner and the neon fish – we aim at problematizing a human-centric historiography of progress that obscures the ecological consequences of hydropower production. We do so by evocatively placing a neon fish under the miner’s pneumatic hammer. It serves as a visual metaphor for the electro-optical connection between humans and the fish, and the latter’s electrostatic discharge in contact with the miner and his machine. And yet, the relation between humans and their environments is not that clear-cut when it comes to commemoration, as we will elaborate in the following.

      The use of hydropower, as a renewable energy source, has a long tradition in Switzerland. In the Grimsel region, the development of hydropower infrastructure intensified at large scale with a first mega dam project in 1925 – the Spitallamm dam. Construction work went on from 1925 to 1932 and resulted in the 114-meter-high dam – the world’s largest at the time. Since then, hydropower infrastructure has been gradually extended. Today, it connects 13 hydropower plants and eight storage lakes, producing between 2100 and 2300 gigawatt hours of electric energy annually.1 A further extension is currently in progress with the construction of a new dam replacing the existing Sptiallamm dam – because it cracked. The finalization of this new dam is scheduled for 2025 and it will then not only secure, but further increase the capacity of the hydroelectric infrastructure – in line with Switzerland’s Energy Strategy 2050 and the envisioned transition towards renewable energy sources after the nuclear phase-out.

      Currently, an exhibition at the UNESCO/KWO Visitors Center2 close to the dam provides visual and acoustic insights into the construction works back in the late 1920s and those ongoing at the new dam today.3 The exhibition includes an outline of the ongoing dam replacement project, compiles a series of engineering schemes, and posts statements of workers involved in the ongoing construction. These exhibition elements are placed in a broader historical context of construction work at the site: a number of selected historical photographs and a short 5-minutes video provide lively insights into the construction work back in the late 1920s. They show laborers at work and demonstrate the logistical network of technology and expertise that coordinated their doing. The exhibition can thus be read as an extension of the miner: it is constituted as a site for the glorification of a human history of progress that made the development of the hydroelectric infrastructure possible.

      However, the ongoing energy transition and the according «boom» (Zarfl et al. 2015) of hydropower raises questions about the potential ecological consequences of engineering, technology, and infrastructural extension (see also Ansar et al. 2014). The power plant operator in the Grimsel region highlights the «connectivity between humans, technology and nature»4, acknowledges the potential «tensions between electricity production and water protection»5 and calls for a responsible engagement with nature in its ongoing and planned projects. And yet, recent plans for the further extension of the hydroelectric infrastructure have still provoked controversies, with various associations still highlighting the negative ecological consequences of these plans.6

      So, who might best speak for fish and aquatic microorganisms in ongoing and planned construction projects? By placing the dying neon fish under the miner’s pneumatic hammer, we aim at problematizing the ecological costs, which infrastructural extension and energy production have been generating for almost a century. We do so by moving beyond a narrow focus on humans and by bringing into consideration an Alpine ecology as a «socialnature» (Braun & Castree 2001), which the extension of hydroelectric infrastructure has profoundly reassembled and turned into a «commodity frontier» (Moore 2000). Such a perspective reveals the extension of hydroelectric infrastructure as an integral part of capitalist expansion into an Alpine frontier, through which «nature» has been «tamed» and «commodified».

      The figure of the miner plays a key role in this colonializing process, as his stone-bare masculine appearance embodies the very believe of human, patriarchal control over nature, glorifying man/kind’s appropriation of water for energy production and legitimizing the future extension of the hydroelectric infrastructure. As such, it sets a metaphysical zero point for a human history of progress, through which the building and extension of hydroelectric infrastructure has been normalized.

      To disfigure the statue of the miner – by putting the neon fish under his hammer – appears justified and fruitful in light of the endeavor to decolonize Alpine ecologies from human domination. And yet, decolonizing ecologies along these lines must not distract from the laborers’ themselves, who had to invest whole parts of their lives into these construction works. In other words, calling for environmental justice must not come at costs of those who have themselves been instrumentalized within that very same narratives and processes of progress and capitalist production.

      However, the statue of the steeled male miner can hardly account for the workers’ bodies and lives: It rather does, in its humble working-class pose, facing down to focus on its work with the drill, embody the hierarchy of class relations. Despite or maybe because the miner embodies these ambiguities, it appears worthwhile to maintain its presence for having a debate. In our installation, we aim at doing so by keeping the fish unlit during the day and thus hardly visible to passers-by, to allow the statue of the miner to remind of the workers. Only by night will the fish then appear in neon light and turn into a dazzling reminder of the colonization of nature – and also of the multitude of meanings which the monument entangles.

      #écologie #écologie_politique #énergie #électricité #Oberhasli #barrages_hydro-électrique #Alpes #montagne #décolonisation #Grimsel #travailleurs #mémoire #poissons #Spitallamm #technologie #nature #eau #protection_de_l'eau #coût_écologique #justice_environnementale #progrès #mineur #statue

  • Une #statue bien encombrante

    Neuchâtel mise sur des œuvres d’art et son Musée d’art et d’histoire pour « décoloniser » la #place_Pury. L’avenir de la statue du négociant n’est pas bien défini.

    (#paywall)
    https://lecourrier.ch/2021/11/11/une-statue-bien-encombrante

    #Neuchâtel #Suisse #de_Pury #Pury #Suisse #Suisse_coloniale #décolonial

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    ajouté à la métaliste sur le #colonialisme_suisse :
    https://seenthis.net/messages/868109

  • Un dictionnaire décolonial
    Perspectives depuis Abya Yala Afro Latino America

    Ce livre destiné à un public francophone n’a pas pour objet de parler des luttes décoloniales ni des études décoloniales en général. Son objectif est plus modeste. Le but est de revenir sur la « #colonialité_du_pouvoir » et le mouvement dans lequel le concept « décolonial » a pris en Amérique ibérique et dans la Caraïbe. Ce n’est donc pas l’acception du terme « décolonial » en France, en Belgique, au Canada ou dans les pays africains francophones qui nous intéressera ici, ni son utilisation par les groupes antiracistes de ces pays. Nous voulons seulement présenter le versant latino-américain de la théorie décoloniale.

    Il est certain que la #décolonialité a une histoire différente en « Amérique latine » ou dans des pays comme la France, le Canada ou sur le continent africain. Mais tous ces mouvements décoloniaux ont un point commun : il est difficile de séparer les élaborations théoriques des pratiques de luttes et ces dernières de la réappropriation de l’histoire. En France, au Canada, en Belgique, sur les continents africain ou américain, l’écriture de la décolonialité change avec les mouvements sociaux qui eux-mêmes se construisent dans une connexion à ces apports tout en les modifiant.

    Le but précis de ce petit dictionnaire est de contribuer à faire apparaître cette connexion, celle qui relie les luttes décoloniales et la perspective Modernité/Colonialité (#MCD) dans une aire spécifique, l’Amérique ibérique et la Caraïbe. Ce qu’on appelle le projet ou la #perspective_MCD renvoie à ces rencontres d’intellectuel-le-s latino-américain-e-s qui se réunirent au tournant du siècle et un peu après, autour des concepts de colonialité du pouvoir et de modernité/colonialité.

    Bien sur, les lecteurs et lectrices ne trouveront là que des pistes ; nous n’avons pas eu la prétention de fournir une analyse de fond. Mais il importe de relever qu’on ne fait pas une histoire des idées comme si ces dernières s’engendraient les unes les autres. Vu qu’un des concepts essentiels de la théorie décoloniale est celui de la colonialité du savoir, nous avons décidé d’appliquer la méthode à ce travail. Plutôt que de présenter un mouvement de pensée, nous avons voulu tracer une cartographie sommaire du moment décolonial en tendant des ponts entre des catégories, des pratiques, des itinéraires et des événements.

    La généalogie du #concept de colonialité nous renvoie à une articulation décisive, la dernière décennie du XXe siècle. En 1992, le concept de la colonialité du pouvoir apparaît dans les travaux d’Aníbal Quijano. C’est l’anniversaire des 500 ans de la « Découverte », mais c’est aussi le passage à une autre période, avec l’essor des mouvements indiens et afro-américains. Cette co-émergence de la théorie et des résistances multiples n’est pas une coïncidence, elle est consubstantielle. Si nous ne prenons pas en compte le puissant soulèvement de l’Inti Raymi en Équateur en 1990 et le mouvement indigène ou afrodescendant en général, la généalogie du concept de colonialité est biaisée.

    Car en « Amérique latine », la toile de fond de la théorie de la colonialité, c’est une résistance ancienne qui commence avec la colonisation espagnole et qui continue de nos jours à travers les nombreux mouvements indigènes ou afrodescendants, les luttes contre l’extractivisme, le communalisme et les diverses formes de féminisme décolonial. Walter Mignolo, un des membres du projet MCD, l’a dit à plusieurs reprises dans ses travaux, entre autres dans La colonialidad a lo largo y lo ancho : la décolonialité commence avec la colonialité, et se manifeste comme résistance indigène. Le sémioticien argentin va même jusqu’à faire du texte d’un indigène andin du XVIe siècle, Guamán Poma de Ayala, un des premiers éléments du corpus théorique décolonial. L’idée semble d’autant plus fondée que Nueva Crónica y buen gobierno fut composée après deux mouvements d’ampleur : la résistance d’un petit état andin à l’envahisseur espagnol et la révolte du Taqui Ongoy, mouvement populaire qui aurait pu en finir avec la colonisation espagnole. Encore une fois, remarquons cet entrelacement des théorisations et des luttes, dès l’origine.

    La théorie de la colonialité du pouvoir et du savoir a pour terreau diverses traditions latino-américaines ; elle puise dans la théorie de la dépendance ou la théologie et la philosophie de la libération. Elle doit aussi beaucoup à des intellectuel-le-s hétérodoxes comme Mariátegui, marxiste andin des années 1930, qui posa d’une façon inédite la « question indienne », des sociologues comme le colombien Orlando Fals Borda, qui a pensé la décolonisation intellectuelle dans les années 1970 ou au mexicain Pablo González Casanova, qui a élaboré dans les années1960 la notion de colonialisme interne.

    Mais ce ne sont là que les mouvements d’idées et ces idées se sont abreuvées à la source des luttes du XXe siècle et du XXIe siècle autant qu’elles les ont inspirées : dans les luttes armées du XXe siècle, la notion d’hégémonie d’un Gramsci a joué un rôle important. Dans l’expérience des combats du XXIe siècle, des luttes zapatistes et des communautés indigènes ou afrodescendantes en conflit avec des états complices de multinationales prédatrices, l’idée d’autonomie s’est affirmée comme pratique. Cette idée représente un pan considérable de l’approche décoloniale de certain-e-s auteurs et autrices. Les travaux d’un groupe d’intellectuel-le-s issu-e-s de divers pays du continent qui ont remis en question la colonialité du pouvoir occidental ne sont finalement que la partie émergée de cet iceberg brûlant. Je veux parler de celles et de ceux qui ont travaillé dans le cadre du projet MCD à la charnière du XXIe siècle.

    Nous présenterons ici certains de leurs concepts, leur enracinement dans une histoire américaine, essaierons d’empêcher des confusions et des piratages, de faire apparaître les emprunts, parfois, de noter les limites ou incohérences, et suggérerons en quoi, et pourquoi, à notre sens, les perspectives critiques latino-américaines n’intéressent pas seulement les habitant-e-s du continent.

    Ce travail a été mené en solitaire pendant un an, mais il a fini par devenir collectif. Paul Mvengou Cruz Merino, maître de conférence en anthropologie à Libreville, et Sébastien Lefèvre, enseignant à l’Université de Saint-Louis du Sénégal m’ont rejointe. C’était une collaboration prévisible puisque nous travaillons ensemble depuis quelques années dans le cadre de la Revue d’Études Décoloniales. Ils ont pris en charge les entrées concernant les mouvements afrodescendants en « Amérique latine ». Jonnefer Barbosa, professeur de philosophie à Sao Paulo, dont j’avais découvert il y a quelques années le concept de « sociétés de disparition », a également apporté sa contribution au volet brésilien de cette problématique. Fernando Proto, également professeur de philosophie en Argentine, a contribué à cette publication, avec une réflexion sur l’apport du philosophe argentin Agustín de la Riega.

    Nous aimerions donner une idée de la diversité d’une perspective décoloniale latino-américaine qui a toujours été multiple et qui passe par de véritables oppositions. Il y a cependant un accord entre ceux et celles qui, en « Amérique latine », revendiquent leur ancrage décolonial : la modernité a deux faces dont l’une est coloniale. Son discours d’émancipation, côté obscur, s’est transformé en discours de domination (grâce à des stratagèmes comme la mission civilisatrice). Cette domination qui ne dit pas son nom s’ancre dans un racisme structurel qui commence avec la colonisation de l’Amérique. Cet accord sur la nature raciste et ethnocentrée de l’Occident est incontournable dans la vision des membres de ce groupe par ailleurs très informel.

    Nous avons souhaité revenir sur une approche du décolonial qui a cours dans certains pays et identifie le décolonial latino-américain à un mouvement académique, vision qui nous semble infondée. L’apport des militant-e-s est une donnée fondamentale pour comprendre l’émergence de la décolonialité latino-américaine. Nous avons tenu à contribuer à la correction de cette méprise. Pour cette raison, nous avons fait en sorte de rendre visible l’apport fondamental des féminismes décoloniaux et des mouvements indigènes ou afrodescendants dans la gestation d’une pensée qui s’est nourrie de la richesse des luttes.

    Le rôle fondateur de chercheuses et activistes comme Ochy Curiel, Yukerdis Espinosa, Maria Lugones, Julieta Paredes, Silvia Rivera Cusicanqui ou encore Rita Segato, pour ne citer que les plus connues, est indéniable. Le féminisme décolonial comme pratique existe depuis longtemps, mais il ne se revendique comme tel que depuis une dizaine d’années. Certaines féministes le font remonter à la colonisation, d’autres à des révolutions comme celle du Pérou et de la Bolivie de l’époque coloniale. Sans cette approche féministe, toute théorie, toute pratique de la décolonialité serait tronquée et là encore, les femmes ont du faire leur place dans le mouvement et dans le corpus théorique.

    Quant aux intellectuel-le-s indigènes ou afrodescendant-e-s, le travail qu’ils et elles ont mené, en liaison avec les mouvements du XXe et du XXIe siècle, a souvent anticipé les productions des auteurs et autrices reconnu-e-s du courant décolonial. Je pense par exemple à la pensée de la militante Dolores Cacuango en Équateur, qui imagina une autre fondation nationale pour le peuple équatorien ou à celle du bolivien Fausto Reynaga. Dès les années 1970, engagé dans le mouvement katariste, il écrivit La revolución india remettant en question de façon radicale un mythe du métissage sur lequel reviendrait Aníbal Quijano vingt ans plus tard. Certaines idées n’auraient pu émerger sans le travail préalable mené par des Indigènes ou des Afro-descendant-e-s qui ne jouissaient pas d’une position leur permettant d’avoir des relais. Et le travail de ces intellectuel-le-s et militant-e-s s’enracinait lui-même dans l’histoire de cinq siècles de révoltes, résistances et révolutions. Comment comprendre une pensée du refus sans considérer les manifestations de ces refus dans l’histoire : qu’il s’agisse des révoltes indiennes ou du phénomène du marronnage ou encore de ces communautés noires clandestines que furent les Quilombos ou Palenques.

    Ce courant décolonial comme tel est extrêmement riche et les individus qui participèrent au projet Modernité/Colonialité entre 1994 et 2006 ont produit un corpus théorique important, inégal mais très riche. Il faut à la fois leur rendre justice et éviter de les isoler dans une starification ne rendant pas compte du mouvement très vaste dans lequel leurs pensées ont pu se développer. Les principales figures de ce courant théorique sont beaucoup plus connues aux États-Unis, en Afrique ou au Canada qu’en France. Mais dans l’ensemble certain-e-s auteurs et autrices l’emportent sur les autres. Aníbal Quijano, le sociologue péruvien, Walter Mignolo, le sémioticien argentin, et Enrique Dussel, le philosophe sont les plus connus. Ramón Grosfoguel et Nelson Maldonado Torres, respectivement sociologue et et philosophe, sont plus reconnus dans les cercles de militant-e-s décoloniaux, décoloniales hors d’Amérique latine. Maria Lugones jouit d’une certaine aura dans les milieux féministes, mais Catherine Walsh est pratiquement inconnue en Europe. Arturo Escobar, l’anthropologue colombien qui commence à être traduit en français grâce au groupe de traduction de la Revue d’Études Décoloniales, a acquis une certaine réputation. Par contre, un philosophe comme Santiago Castro Gómez dont l’œuvre est importante et qui produit une passionnante lecture critique des gouvernementalités foucaldiennes, n’est pas connu ni traduit en zone francophone, à l’exception d’un article sur Foucault et des extraits de la Hybris del punto cero publiés dans la Revue d’Études Décoloniales.

    Nous avons donc essayé de donner plus de place à leurs approches. De même, je suis revenue sur les écrits de deux Vénézuéliens qui participaient au mouvement à ses débuts, les sociologues Edgardo Lander et Fernando Coronil. Ils sont absolument inconnus en zone francophone, hormis des spécialistes. Et j’ai fait une place importante aux concepts d’interculturalité développés par la chercheuse Catherine Walsh, laquelle travaille avec des communautés andines en Équateur. Ce sont là les « historiques » du mouvement décolonial, un groupe marqué par sa composante masculine. Il faudra, dans une autre édition, évoquer également le rôle ponctuel de Zuma Palermo et Freya Schiwy, ou encore du critique littéraire bolivien Sanjinés. Cet abécédaire ne prétend pas à l’exhaustivité. Il reviendra à d’autres de continuer ce qui est un work in progress.

    La théorie de la colonialité du pouvoir, comme les enfants créatifs, échappe à ses géniteurs et génitrices et a migré dans plusieurs disciplines et plusieurs pans de la vie sociale latino-américaine. Un aspect important de son histoire est sa diffusion-transformation dans les sociétés ibéro-américaines et son articulation à d’autres courants de pensée. La pensée « décoloniale » s’est en effet fondue dans d’autres pensées radicales. Son influence sur la pensée écologiste radicale est indéniable. En 2018, un cours de l’IHEAL parisienne s’intitulait : Colonialité de la nature et extractivisme. Il émanait d’une chercheuse qui ne revendique pas son appartenance au courant, ce qui donne une idée de l’appropriation du terme dans les milieux académiques latino-américains ou apparentés. En « Amérique latine », nombreuses sont les revues qui proposent une approche critique de la réalité sociale sur des bases décoloniales comme les revues Faia ou Analéctica.

    L’approche décoloniale latino-américaine a mis longtemps à se diffuser en zone francophone, confondue avec l’approche postcoloniale d’un Edward Saïd ou celles des penseurs et penseuses de la subalternité indienne. En France, cette confusion était manifeste dans l’approche, datée déjà, de Jean-Loup Amselle avec L’Occident décroché. Il y a encore une certaine cécité des milieux français. Mais une tendance à l’ouverture prend forme depuis quelques années en France, le Canada et la Belgique étant d’ailleurs en avance sur l’hexagone. En rend compte la réception favorable de certain-e-s autrices et auteurs, comme Arturo Escobar en 2018. En France, la résistance à la décolonialité persiste cependant, la lenteur des traductions qui s’y font étant un signe de cette méfiance. El giro décolonial, traduit en 2014 sous le nom de Penser l’envers obscur de la modernité, était le première anthologie publiée. Un décalage de vingt ans.

    En Europe comme sur le continent américain, on a reproché au courant décolonial, quand on s’y est (brièvement) intéressé, une certaine univocité dans l’analyse de la modernité, l’utilisation de concepts a-historiques ou une tendance à diaboliser l’Occident. Certaines critiques étaient justifiées, mais trop souvent, elles étaient d’abord motivées par le désir de jeter le bébé avec l’eau du bain. La théorie décoloniale n’est pas un programme. Elle émane d’auteurs et d’autrices divers-es qui sont souvent en désaccord sur bien des points. Et elle a une histoire. Si une première phase correspond à l’approche des années 1990, avec la prééminence d’auteurs et d’autrices comme Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Walter Mignolo, dans la deuxième phase, la première décennie du XXIe siècle, l’approche féministe apporte un changement profond et l’intervention de philosophes et d’anthropologues dégage des perspectives nouvelles, d’autant plus que certain-e-s vont s’ouvrir à la perspective féministe. Enfin, de nos jours, chaque auteur et autrice poursuit sa route avec des productions particulièrement originales et des chemins aussi différents que celui de Ramón Grosfoguel, très engagé dans la lutte politique contre l’islamophobie et la critique de l’impérialisme américain au Venezuela, ou celui d’Arturo Escobar, lequel essaie de combiner engagement auprès des peuples autochtones et intégration critique de certains aspects de la modernité ( par exemple, le design pensé dans son rapport à la communauté), sont un bon exemple de cette variété.

    Nous entrons dans un autre moment, marqué par la diversité des approches, l’apport de ceux et celles qui étaient encore étudiant-e-s quand le courant est apparu et l’évolution des fondateurs et des fondatrices. Il n’y a pas une perspective décoloniale latino-américaine. De nombreuses revues surgissent qui mentionnent toutes leurs dettes envers ce courant de pensée.

    Nous espérons, avec cet abécédaire qui ne vise ni l’objectivité, ni l’expertise, donner l’envie d’aller voir plus loin. Un de ses buts est de fournir une perspective sur la colonialité du pouvoir et ses ramifications. Cela n’engage qu’une autrice et des auteurs, membres de la Revue d’Études Décoloniales. Ce livre est un point de vue qui en appelle d’autres.

    Le deuxième but est pédagogique ; apporter une vulgarisation et un ouvrage consultable rapidement à une époque où l’extension des articles critiques n’en finit pas de croître, alors que le temps nous manque de plus en plus. Nous avons néanmoins tenu à permettre aux lecteurs et aux lectrices d’approfondir, s’ils et elles le souhaitent, les points évoqués. D’où les références très nombreuses qui renvoient presque exclusivement à des articles ou livres en accès libre sur le net, en français, en anglais et en espagnol.

    Notre travail s’inscrit dans la ligne qui est celle de la Revue d’Études Décoloniales depuis le début : faire connaître les travaux d’intellectuel-le-s et d’activistes latino-américain-e-s en traduisant leurs textes, en proposant des approches critiques de leurs travaux, et donner accès librement à ces informations

    Ce livre est la première version d’un travail qui est évolutif : nous lui donnons une forme collaborative que le principe de glossaire rend d’autant plus aisée. Le format est ouvert. Nous vous invitons à nous rejoindre pour la deuxième version, pour enrichir le contenu ou le traduire vers une autre langue.

    https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite

    #décolonial #dictionnaire

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  • Extractive Zones
    /en/theme/amazonia-2021/extractive-zones

    An exhibition at the Museum der Kulturen in Basel during the Culturescapes festival 2021. Curated by Alexander Brust and Liliana Gómez

    Human-environment relations are radically changing through the interventions of extractive industries and knowledge technologies. Against this background, the exhibition tests the critical dialogue between contemporary art and museum artifacts.

    Ecocides are shaping our current world and the end of the Anthropocene way of thinking in which humans were central. The exhibited works bring together both local and embodied knowledge of human and non-human relationships. The aim is to make the multi-layered knowledge history of the objects visible in order to encourage reflection—guided by a de-colonial understanding – and to uncover a vast area of alternative historiography.

    “Extractive Zones” is about social ecologies and the—often Indigenous—spaces that are characterized on the one hand, by a high degree of biodiversity, and on the other, by a long history of the extraction of resources, (neo)colonial relationships, and extractivism. The exhibited works highlight the importance of ignored knowledge practices and systems, as well as alternative designs of the world that reach beyond simply thinking about progress. Contemporary art and ethnographic objects reflect extractive practices and the potential for regeneration in very different ways. In dialogue with one another, they reveal alternative perspectives of agency and possible forms of coexistence in a new way.

    Abel Rodriguez’s sensitive work is a powerful voice for the preservation of the Colombian rainforest. Claudia Salamanca traces the ethnobotanical knowledge production about the Amazon and documents knowledge gaps and politics of resource transfer. Maria Thereza Alves examines the contaminated landscape in Minas Gerais, Brazil and gives testimony to the mining disaster in Mariana through the medium of colonial cartography. The documents of ethnologists Felix Speiser and Manfred Rauschert invite a critical review of the actors and conflicts over landscapes associated with the surveying of the world. As a community-based work in southern Africa, Uriel Orlow highlights alternative cultivation techniques and healing practices, as well as addresses the inequality of global and (neo)colonial pharmacological production. Ritual figures of the Ocaina and Witoto point to the consequences of the ongoing extraction in Amazonia which began with the rubber boom. They also address the demands of Indigenous societies to process and re-write their history. Carolina Caycedo portrays water as an agent of its own. As a form of self-healing, she lets the Cauca River in Colombia tell its own story, threatened by the mega-project of the Hidroituango Dam.

    With numerous special tours, artist talks, and events: Museum der Kulturen.
    Credits

    Curated by Alexander Brust and Liliana Gómez.

    Project management: Liliana Gómez, in cooperation with the University of Zurich, University of Kassel and the Documenta Institute, supported by the Swiss National Science Foundation (SNSF).

    With Maria Thereza Alves, Carolina Caycedo, Uriel Orlow, Abel Rodríguez, Claudia Salamanca.

    #Bâle #Amazonie #Basel #extraction #décolonial #colonialism