Près de la moitié des bâtiments de la métropole, qui comptait plus d’un million d’habitants avant la guerre, a été détruite ou endommagée par les #bombardements israéliens lancés en #représailles à l’attaque du Hamas le 7 octobre.
Gaza est une ville brisée. Un géant aveugle semble avoir piétiné des pans entiers de cette métropole de 1,2 million d’habitants. Depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre dans le sud d’Israël, les bombardements indiscriminés de l’armée israélienne l’ont ruinée pour une bonne part. L’armée cherche un ennemi qui se cache au beau milieu des civils, mais elle punit aussi une cité entière, jugée, dès les premiers jours, coupable des crimes du Hamas par les autorités israéliennes.
Des lointaines banlieues nord de la #ville de Gaza, il ne reste que des carcasses calcinées, arasées par les frappes qui ont préparé l’invasion terrestre du 28 octobre. En trois semaines, les blindés et l’infanterie se sont rendus maîtres de la moitié ouest de la principale cité de l’enclave, progressant lentement sous un appui aérien serré, qui a percé de nombreux cratères le long des boulevards de Rimal et aux alentours des hôpitaux. Des combats ont encore eu lieu, dimanche 19 novembre, dans le centre-ville de Gaza. L’armée israélienne a affirmé, lundi, continuer « à étendre ses opérations dans de nouveaux quartiers » , notamment à Jabaliya.
Depuis vendredi 17 novembre, l’#infanterie avance vers les ruelles étroites de la #vieille_ville, le centre et la moitié orientale de Gaza. Qu’en restera-t-il dans quelques semaines, lorsque Israël proclamera que le Hamas en a été chassé ? Dimanche, 25 % des zones habitées de la ville et de sa région nord avaient déjà été détruites, estime le ministère des travaux publics de l’Autorité palestinienne.
Le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires avance qu’au moins 58 % des habitations de l’ensemble de l’enclave sont détruites ou endommagées. L’étude de photographies satellitaires, à l’aide d’un logiciel développé par le site Bellingcat, permet d’estimer, avec prudence, que de 40 % à 50 % du bâti de la ville de Gaza avaient été détruits ou endommagés au 16 novembre – et jusqu’à 70 % du camp de réfugiés d’Al-Chati, sur le front de mer.
Errance aux quatre coins de la ville
Les autorités de Ramallah dressent des listes sans fin : elles dénombrent 280 institutions d’éducation et plus de 200 lieux de culte endommagés. Tous les hôpitaux de Gaza sont à l’arrêt, sauf un. Les réseaux de distribution d’eau et d’électricité sont inutilisables. Un quart des routes de l’enclave ont subi des dommages.
« Gaza est d’ores et déjà détruite. Ce n’est plus qu’une ville fantôme, peuplée de quelques centaines de milliers de déplacés [800 000, selon l’Autorité palestinienne] . Les Israéliens ont voulu punir l’une des plus anciennes cités du monde, en frappant ses universités, ses librairies, ses grands hôtels, son parlement et ses ministères, déplore Ehab Bsaiso, ancien ministre de la culture de l’Autorité palestinienne . Le 13 novembre, une immense professeure de musique, Elham Farah, a été blessée en pleine rue par un éclat de shrapnel. Elle s’est vidée de son sang sur le trottoir, et elle est morte. C’est toute une mosaïque sociale, une culture qu’ils effacent, et bientôt les chars vont avancer vers le Musée archéologique et la vieille église orthodoxe Saint-Porphyre, dont une annexe a été bombardée dès le 19 octobre. » Issu d’une vieille famille gazaouie, ce haut fonctionnaire suit par téléphone, de Bethléem, dans la Cisjordanie occupée, l’errance de ses proches aux quatre coins de leur ville natale et de l’enclave sous blocus, le cœur serré.
Depuis vendredi, l’armée bombarde puissamment le quartier de Zeitoun, dans le centre-ville. Oum Hassan y est morte ce jour-là. Les trois étages de sa maison se sont écroulés sur ses onze enfants, sur ses petits-enfants et sur des membres des familles de son frère et de son mari. Ils avaient trouvé refuge chez cette parente de 68 ans, après avoir fui des zones pilonnées plus tôt. « Ils sont tous morts. Ma sœur, son mari, leurs enfants, leurs petits-enfants, en plus des voisins qui étaient réfugiés chez eux » , craignait, le 18 novembre, Khaled [un prénom d’emprunt], le frère cadet d’Oum Hassan, exilé en Europe et informé par des voisins qui fouillent les décombres. « On a réussi à extraire deux ou trois corps, des enfants. Les autres sont encore sous les gravats. Il y avait environ 80 personnes dans la maison. Il y a un enfant survivant, peut-être deux. »
Israël interdit aux journalistes d’entrer dans Gaza pour constater par eux-mêmes ces destructions. Le ministère de la santé de Gaza, contrôlé jusqu’au début de la guerre par le Hamas, n’a pas encore publié lui-même un bilan de cette frappe : les réseaux téléphoniques se rétablissent lentement depuis vendredi, après une énième coupure complète. Depuis le 7 octobre, il estime qu’au moins 13 000 personnes ont péri sous les bombardements.
« On marche sur nos voisins, sous les décombres »
Depuis le début de cette guerre, le 7 octobre, Khaled maintient par téléphone un lien ténu entre ses six frères et sœurs encore en vie, éparpillés dans l’archipel de Gaza. Il demande que leurs noms soient modifiés, et que leurs abris ne soient pas identifiables. « Ils m’interrogent : “C’est quoi, les nouvelles ? Tu entends quoi ?” Parfois, je ne sais plus quoi leur dire et j’invente. Je prétends qu’on parle d’un cessez-le-feu imminent, mais je fais attention de ne pas leur donner trop d’espoir. »
Le centre du monde, pour cette fratrie, c’est la maison de leur défunte mère, dans le quartier de Chajaya. Le fils aîné, Sufyan, vit encore dans un bâtiment mitoyen. A 70 ans, il est incapable de le quitter. Il a subi plusieurs opérations cardiaques : « Son cœur marche sur batterie. Il mourra s’il a une nouvelle crise », craint son cadet, Khaled. Trois de ses enfants ont choisi de demeurer à ses côtés, plutôt que de fuir vers le sud de l’enclave, où les chars israéliens ne sont pas encore déployés.
D’autres parents les ont rejoints dans ce quartier qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Dès les premiers jours, l’armée israélienne a bombardé cette immense banlieue agricole, qui s’étend à l’est de Gaza, jusqu’à la frontière israélienne. Les représentants de ses vieilles familles, les clans Faraj, Jandiya ou Bsaiso, menés par le mokhtar(juge de paix) Hosni Al-Moghani, ont exhorté leurs voisins à évacuer, par textos et en passant de porte en porte.
Ils craignaient de revivre la précédente invasion terrestre israélienne, en 2014, durant laquelle l’armée avait rasé Chajaya. Au-delà du mur israélien, tout près, s’étendent les kibboutz de Nahal Oz et de Kfar Aza, où le Hamas a semé la mort le 7 octobre. Ces communautés, longtemps agricoles, exploitaient les terres dont les grandes familles de Chajaya ont été expropriées en 1948, à la naissance de l’Etat d’Israël.
Derrière la maison natale de Khaled, un pâté de maisons a été aplati par les bombes israéliennes, fin octobre. « Le feu et la fumée sont entrés jusque chez nous, la maison a vibré comme dans un tremblement de terre. Les portes et les fenêtres ont été arrachées » , lui a raconté l’une de ses nièces. Les enfants épuisés ne se sont endormis qu’à l’aube. Le lendemain, Sufyan, le patriarche, pleurait : « On marche sur nos voisins, sous les décombres. »Ce vieil homme se désespère de voir ces rues s’évanouir sous ses yeux. Il ressasse ses souvenirs. L’antique mosquée voisine, celle de son enfance, a été endommagée en octobre par une autre frappe, et le vieux pharmacien des environs a plié bagage, après que son échoppe a été détruite.
Morne succession de blocs d’immeubles
Dans les années 1970, du temps de l’occupation israélienne, le chemin de fer qui reliait Gaza à l’Egypte courait encore près de ces ruines. « Enfants, on montait sur le toit de la maison quand on entendait arriver les trains israéliens, et on comptait les blindés camouflés qu’ils transportaient vers le Sinaï » , se souvient Khaled. Aujourd’hui, ses petits-neveux regardent passer à pied les cohortes de Gazaouis qui quittent leur ville par milliers. Sur la route Salah Al-Din, chaque jour entre 9 heures et 16 heures depuis le 9 octobre, ils agitent des drapeaux blancs devant les blindés que l’armée israélienne a enterrés dans des trous de sable, dans une vaste zone arasée au sud.
Début novembre, un second frère, Bassem, a rejoint la maison maternelle, après des semaines d’errance. Cet ancien promoteur immobilier, âgé de 68 ans, vivait à Tel Al-Hawa, une morne succession de blocs d’immeubles aux façades uniformes et poussiéreuses, qui borde la mer à l’extrémité sud-ouest de la ville de Gaza. Dès les premiers jours de bombardements, une frappe a tué son voisin, un avocat. Bassem a quitté immédiatement les lieux, avec sa trentaine d’enfants et de petits-enfants. Ils l’ignoraient alors, mais l’armée préparait son opération terrestre : les blindés qui ont pénétré l’enclave le 28 octobre ont rasé un vaste espace au sud de Tel Al-Hawa, pour en faire leur base arrière.
Bassem souffre d’un cancer du côlon. Il transporte son « estomac »(un tube de plastique greffé) dans un sac. Marcher lui est difficile. Epaulé par ses enfants, il s’est établi chez des proches, plus près du centre, aux environs du cinéma Nasser, fermé au début des années 1980. A deux rues de son abri, il a retrouvé l’un des plus vieux parcs de Gaza, une merveille fermée le plus clair de l’année, dont seuls de vieux initiés gardent le souvenir. Puis l’armée a progressé jusqu’à la place Al-Saraya, un complexe administratif, une ancienne prison de l’occupant israélien. Bassem et les siens ont quitté les lieux.
Communauté de pêcheurs
Le propriétaire d’une vieille camionnette Volkswagen a bien voulu l’embarquer vers la maison de sa mère à Chajaya, avec sa nièce, une jeune photographe qui aurait dû se rendre en Europe, le 10 octobre, invitée pour une résidence d’artiste. Les autres se sont séparés. Plusieurs enfants de Bassem ont gagné le sud de l’enclave. D’autres ont rejoint leur tante, Oum Hassan, dans sa maison de Zeitoun, où ils ont été bombardés le 17 novembre.
S’il est un lieu aujourd’hui méconnaissable de Gaza, c’est son front de mer. La nuit, les pêcheurs du camp de réfugiés d’Al-Chati ont tremblé sous le roulement des canons des bateaux de guerre israéliens, au large. Parmi eux, selon Musheir El-Farra, un activiste qui tournait un film sur cette communauté de pêcheurs avant la guerre, Madlen Baker fut l’une des premières à quitter ce labyrinthe de ruelles étroites, construit pour des réfugiés chassés de leurs terres en 1948, à la naissance d’Israël, dont les descendants forment 70 % de la population de Gaza.
Enceinte de sa troisième fille, Madlen a fui la rue Baker, où la famille de son mari, Khaled, installait, avant la guerre, de longues tables mixtes, pour déguster des ragoûts épicés de crevettes aux tomates, les jours de fête. Elle a renoncé à se réfugier dans un village de tentes, dans les cours de l’hôpital Al-Shifa tout proche. Avec une quarantaine de voisins, tous parents, la jeune femme a rejoint Khan Younès, au sud. Elle y a accouché une semaine plus tard, et a juré que sa fillette aurait un sort meilleur que le sien.
A 31 ans, Madlen est l’unique pêcheuse de la communauté d’Al-Chati, métier d’hommes et de misère. Pour nourrir sa famille, elle a pris charge, à 13 ans, de la barque de son père, gravement malade. Elle a navigué dans les 6 à 15 milles nautiques que la marine israélienne concède aux pêcheurs gazaouis, qui éblouissent et font fuir le poisson à force de serrer les uns contre les autres leurs bateaux et leurs lampes. Elle a craint les courants qui poussaient son embarcation au-delà de cette zone, l’exposant aux tirs de l’armée.
« Le port a été effacé »
Elle a envié les grands espaces des pêcheries de l’Atlantique, qu’elle observait sur les réseaux sociaux. « Je courais après les poissons et les Israéliens me couraient après », disait-elle avant la guerre, de sa voix profonde et mélodieuse, devant la caméra de Musheir El-Farra. Ce dernier l’a retrouvée à Khan Younès. Madlen ignore si sa maison est encore debout, mais elle sait que son bateau gît au fond de l’eau, dans les débris du port de Gaza.
« Même si la guerre finissait, on n’aurait plus une barque pour pêcher. Le port a été effacé. Les bâtiments, le phare, les hangars où nous entreposions nos filets et nos casiers, tout a disparu », énumère son ami et l’un des meneurs de leur communauté, Zakaria Baker, joint par téléphone. Les grands hôtels et les immeubles qui donnent sur le port sont en partie éventrés. L’asphalte de l’interminable boulevard côtier a été arraché par les bulldozers israéliens, comme celui des rues aérées qui, avant la guerre, menaient les promeneurs vers la rive.
Seule la mer demeure un repère stable pour Zakaria Baker : « Tous mes voisins ont été chassés par les bombardements, qui ont presque détruit Al-Chati, surtout la dernière semaine avant l’invasion du camp. » M. Baker s’est résolu à partir à la veille de l’entrée des chars dans Al-Chati, le 4 novembre. Il a mené un convoi de 250 voisins et parents vers le sud, jusqu’à Khan Younès. Ce fier-à-bras moustachu, plutôt bien en chair avant la guerre, est arrivé émacié, méconnaissable, dans le sud de l’enclave.
De son refuge de fortune, il assure qu’il retournera à Al-Chati après la guerre. Mais nombre de ses concitoyens n’ont pas sa détermination. « Les gens ont perdu leurs maisons, leurs enfants. Gaza est une âme morte. Beaucoup d’habitants chercheront à émigrer à l’étranger après la guerre. Sauf si une force internationale vient protéger la ville, et prépare le terrain pour que l’Autorité palestinienne en prenne le contrôle. Mais il faudra encore au moins cinq ans et des milliards d’euros pour rendre Gaza de nouveau vivable » , estime l’analyste Reham Owda, consultante auprès des Nations unies.
« Ce qui a été le plus détruit, ce sont les gens »
A 43 ans, Mme Owda résidait, avant le conflit, du joli côté d’un boulevard qui sépare le pauvre camp d’Al-Chati du quartier bourgeois de Rimal. Son défunt père, médecin, a fondé le département de chirurgie plastique du grand hôpital voisin Al-Shifa. Il a aussi bâti la maison que Reham a fuie dès le 13 octobre avec sa mère, ses quatre frères et sœurs, et leurs enfants. Sa famille s’est établie durant une semaine à Khan Younès, parmi des milliers de réfugiés, dans les odeurs d’ordures et d’égouts. Manquant de nourriture, ils ont décidé de retourner à Gaza. « Chez nous, nous avions au moins des boîtes de conserve, du gaz et un puits dans le jardin de nos voisins pour l’eau de cuisson » , dit Reham.
Ils y ont passé dix-sept jours, calfeutrés dans la maison, jusqu’à ce que les chars encerclent l’hôpital. Le 8 novembre, des balles ont ricoché sur leur balcon. « Une boule de feu » , dit-elle, s’est abattue non loin. Un mur d’enceinte s’est écroulé dans leur jardin. La famille a repris le chemin de l’exil, vers le sud. « C’était comme un film de zombies, d’horreur. Des gens erraient sur les boulevards sans savoir où aller. J’ai vu des morceaux de cadavres en décomposition, qui puaient. Mon frère poussait le fauteuil roulant de ma mère, tout en portant son fils et un sac. Quand j’ai voulu m’asseoir au milieu d’un boulevard, pour me reposer, un tir a retenti et je suis repartie. »
Depuis lors, l’armée israélienne a pris le contrôle de l’hôpital Al-Shifa. Elle a affirmé, dimanche 19 novembre, y avoir découvert un tunnel du Hamas, menant à un centre de commandement. Pressant plusieurs centaines de malades d’évacuer les lieux, elle a aussi permis, dimanche, l’évacuation de 31 nouveau-nés, prématurés en danger de mort – quatre autres étaient décédés auparavant.
Mme Owda craint d’être bientôt contrainte par l’armée de revenir une seconde fois dans sa ville natale, à Gaza. « Je crois que d’ici à la fin du mois, si Israël contrôle toute la cité, l’armée demandera aux habitants de revenir, puis elle pourra poursuivre son opération terrestre dans le Sud. » Samedi 18 novembre, le ministre de la défense, Yoav Gallant, a indiqué que les soldats s’y lanceraient bientôt à la poursuite des chefs du Hamas.
« Ce qui a été le plus détruit à Gaza, ce sont les gens. Je ne les reconnais plus. Mon voisin est venu vérifier l’état de sa maison récemment. Il pesait 120 kilos avant la guerre, il en a perdu trente en six semaines » , s’épouvante le photographe Mohammed Al-Hajjar, joint par téléphone le 17 novembre. Ce barbu trentenaire, au rire rocailleux de fumeur, réside dans la rue Al-Jalaa, au nord de chez Owda, avec trente parents : ses frères et leurs familles. Le père de son épouse, Enas, a été tué dans un bombardement au début de la guerre.
Les trésors du verger
« Nous mangeons une fois par jour du riz, du pain ou une soupe. Nous, les adultes, nous pouvons survivre avec un biscuit par jour, mais pas nos enfants. Nous espérons que la guerre finisse et de ne pas être forcés de boire de l’eau polluée » , dit-il. Depuis le début de la guerre, Mohammed échange régulièrement sur WhatsApp avec deux amies, l’une à Jérusalem, l’autre, réfugiée dans le sud de Gaza. Mardi 14 novembre au matin, il leur écrivait que la pluie tombait sur Gaza depuis une heure : « Les rues sont pleines de boue, nos fenêtres brisées laissent entrer l’eau, mais je remercie Dieu pour cette pluie bienfaisante. » Il envoyait peu après une photographie de sa cuisine, où des grenades, des clémentines, des citrons et des oranges dégorgeaient de grandes bassines d’aluminium : des taches lumineuses dans l’air gris de Gaza.
La veille, Mohammed avait tenu une promesse faite à son fils de 7 ans, Majed, et à sa cadette, Majdal, âgée de 2 ans. Il a parcouru la ville à ses risques et périls pour rejoindre un verger qui appartient à sa famille. Il en a rapporté ces fruits, véritables trésors, dans des sacs en plastique gonflés à ras bord. « Nos oliviers et nos goyaviers ont été ravagés par le bombardement d’une maison, en face du jardin. Il y a eu aussi des combats au sol, pas loin. Nos canards et nos moutons en ont profité pour s’échapper » , écrivait-il alors, par texto, à ses deux amies .Mohammed l’a regretté : sa famille aurait eu bien besoin de cette viande.
Plusieurs fois par semaine, lorsque son téléphone est près de s’éteindre, Mohammed dit un dernier « adieu » à ses amies. Puis il trouve le moyen de le recharger, sur une batterie de voiture à laquelle des voisins branchent une douzaine de mobiles. Il rentre alors embrasser son épouse, dans le salon neuf du rez-de-chaussée, où elle lui interdisait de traîner avant la guerre, de peur qu’il le salisse. Il monte quatre à quatre les escaliers jusqu’au sixième étage, où le réseau téléphonique est meilleur. Là-haut, le jeune homme filme les éclats des bombardements, la nuit, dans une ville sans électricité que seuls les incendies éclairent, et où les blindés israéliens circulent tous feux éteints, lâchant parfois une fusée éclairante.
Au matin, Mohammed raconte ses rêves à ses amies sur WhatsApp, et leur demande des nouvelles de la progression de l’armée. C’est lui qui leur avait annoncé, les 7 et 8 octobre, la destruction par les bombes israéliennes des grands immeubles du centre-ville, les tours Palestine, Watane, Al-Aklout et Alimane ; celle du plus moderne centre commercial de la ville, Le Capital, et les frappes méthodiques sur les demeures des responsables politiques du Hamas. Mais il sort de moins en moins. Le photographe rassemblait encore son courage afin de photographier, pour le site britannique Middle East Eye, l’hôpital Al-Shifa, avant son invasion par l’armée. Aujourd’hui, il a faim : il envoie des images des épiceries détruites de la rue Al-Jalaa, et d’une longue rangée de réfrigérateurs vides dans un supermarché voisin.