« Les “couloirs humanitaires” piégés de Vladimir Poutine, signe de son usage tactique de la cruauté »
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Un texte d’une justesse époustouflante.
Faire mine d’offrir une issue à une population assiégée pour mieux la détruire est une figure classique du style « poutinien » qui s’apparente à un culte de la cruauté, analyse, dans une tribune au « Monde », l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe.
Publié aujourd’hui à 05h00 Temps de Lecture 4 min.
Tribune. L’urgence de s’enfuir, avec enfants encore petits, vieille mère et chat, d’un lieu où la vie est devenue physiquement impossible, comme sous le tapis de bombes et de missiles russes à Marioupol, ville martyre et résistante, est une expérience d’une extrême violence. Quand l’alarme de l’instinct de survie prend aux tripes et enveloppe jusqu’au corps des proches, on perd toute paix intérieure : il faut partir ! Maintenant et en courant. Ce « partir ! », unique salut et aussi abomination, est, très exactement, un « espoir désespéré ».
Un des classiques du jeu « poutinien » est d’offrir en paroles un « couloir humanitaire », promesse qui devrait produire des départs frénétiques dans un immense et immédiat soulagement. Après leur départ déchirant et désiré, les assiégés, se croyant sauvés par l’offre de fuite licite, passent, en à peine quelques heures d’un chemin fou, du statut de citoyens (avec leurs logements et leurs droits, notamment de vote) à celui de réfugiés ayant tout perdu. Là, dans tel couloir censé être sûr, on apprend qu’il y a des mines. Ailleurs, que la file des bus salvateurs est bombardée, quand ce n’est pas des familles entières au bord de la route… L’agresseur décide du trajet. Il filmera les personnes en route pour sa propagande stupéfiante, où les faits aussi seront trahis, renversés en leur contraire.
Quel est le sens tactique de ces trahisons récurrentes ? On avait déjà noté, en Syrie, une figure de ce style « poutinien » en trois phases. D’abord un bombardement de civils. Puis, deuxième phase, blessés et sauveteurs parviennent, en panique et avec des larmes de sang, jusqu’à un lieu de soins. Puis, troisième phase, arrive un seul avion russe à l’horizon, tranquille, qui vise très exactement ce lieu de soins… Il s’agirait de détruire le moral des civils en les poussant au désespoir absolu, avec ce troisième temps de cruauté pure. Une chose est la violence de destruction des forces de l’agresseur, autre chose est cette façon de produire, par le rythme et les cibles des bombardements, choisies dirait-on pour leur vulnérabilité, une souffrance accrue des civils.
Viser la souffrance morale
On dirait que les guerres du président russe ont choisi l’usage tactique du « faire souffrir » envers les civils, en sus des actions militaires où il a toujours l’avantage du rapport de force. Dans la guerre actuelle, l’offre de couloirs humanitaires – suscitant cet espoir désespéré de la fraction la plus vulnérable de la population et trahissant délibérément sa promesse de « silence » des bombes au moment de monter dans le bus – s’inscrit dans ce style poutinien consistant à viser, au-delà de la destruction, un surcroît de souffrance morale des victimes.
Les guerres du pouvoir russe, depuis 1999 et l’anéantissement insensé de Grozny sous les bombes, qui aurait dû alerter la communauté internationale, ciblent sans aucun frein les populations civiles dans leurs zones de survie si difficiles – écoles, crèches, hôpitaux… –, comme si c’était une tactique réfléchie. A moins que ce ne soit une forme de culte de la violence la plus cruelle comme signe de force d’un pouvoir russe qui réprime, torture en prison et assassine ses opposants.
Toute position de domination extrême tend à produire des excès de cruauté envers les dominés, dans les prisons en temps de paix comme en temps de guerre contre les familles de civils désarmés. Mais dans le système de croyance poutinien, la domination politique et donc militaire s’exprime dans une culture machiste de la violence, sur un ton d’ironie sadique, qui pose les actes de cruauté comme autant de performances remarquables. Signe de ce culte de la dureté politique, la phrase du président russe adressée avant la guerre à l’Ukraine : « Ma belle, que cela te plaise ou non, il va falloir supporter. »
Une criminalité d’Etat
Prononcée le 7 février en face du président français, ce n’est pas une phrase de militaire mais de violeur sûr de lui, ironique et jouissant du mal qu’il va faire, non pas en termes de victoire militaire mais de production de douleur morale en sus de la souffrance physique de la victime. Dans le système bureaucratique russe héritier du régime soviétique, les plus cruels sont les plus promus, et c’est sans doute dans cette sélection des pires que le plus dangereux d’entre eux, le dénommé Vladimir Poutine, est arrivé au sommet.
Sa psychologie calamiteuse est non pas délirante, mais plus vraisemblablement pétrie de ce sadisme plus social que psychiatrique qui s’accroît dans l’exercice de certaines professions et au cours de la jouissance du pouvoir absolu, et qui lui permet de mettre en pratique sans problème l’usage tactique de la cruauté, forme de criminalité d’Etat d’extrême violence contre les civils.
Ce choix de « style » est aussi un des signes de ce qu’il se passe « dans sa tête », lieu d’interrogation planétaire : le président russe en guerre ne déteste pas seulement l’idée de démocratie, mais aussi le corps physique des manifestants qui, dans le monde entier, ont demandé héroïquement plus de démocratie dans les grandes manifestations historiques de la décennie 2010. Il n’est pas seulement partisan de la répression physique de ces foules, mais recherche aussi la défaite de leur force morale, celle qui brillait sur les écrans au moment où les manifestants occupaient les places publiques, et qui fondait la légitimité du rêve de démocratie. Il s’agit de leur faire payer cela, aux civils, en foule, en familles, tous manifestants potentiels. Tu crèves sous les bombes que je t’envoie ? Eh bien, viens dans mon couloir « humanitaire » déguster la trahison du dernier espoir que je te donne.
Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Dans le cadre de ses travaux à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, elle a travaillé sur l’esthétique du corps et sur le genre.