• #Philippe_Aghion, inspirateur néolibéral de Macron, reçoit le « #Nobel » d’#économie

    L’économiste vient de recevoir l’un des prix les plus prestigieux décernés dans sa discipline. Pourfendeur de la taxe Zucman, il a été un mentor de la politique néolibérale d’Emmanuel Macron menée au nom de l’innovation. Un échec.
    L’économiste français Philippe Aghion, professeur au Collège de France, vient de recevoir, aux côtés de deux de ses pairs états-uniens, Joel Mokyr et Peter Howitt, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, « pour avoir expliqué la #croissance_économique tirée par l’#innovation ». Un sacré coup de projecteur sur leurs œuvres respectives.

    Philippe Aghion et Peter Howitt ont notamment été récompensés pour leurs travaux sur le concept de « #destruction_créatrice » développé par l’économiste autrichien #Joseph_Schumpeter ( 1883-1950 ), qui dit en somme que les nouvelles entreprises innovantes sont amenées à remplacer les rentes des plus anciennes.

    Philippe Aghion et #Peter_Howitt avaient écrit ensemble un article sur ce thème au début des années 1990. Le comité Nobel a précisé qu’il récompensait les économistes pour avoir expliqué que « lorsqu’un produit nouveau et meilleur arrive sur le marché, les entreprises qui vendent les produits plus anciens sont perdantes ».

    À peine son prix était publiquement annoncé que les félicitations à l’endroit de Philippe Aghion ont plu jusqu’en haut lieu. « Bravo à Philippe Aghion, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. Par sa vision de la croissance par l’innovation, il éclaire l’avenir et prouve que la pensée française continue d’éclairer le monde », a rapidement réagi sur le réseau social X Emmanuel Macron.

    Il est, du reste, peu surprenant que le chef de l’État se soit réjoui aussi promptement pour Philippe Aghion, qu’il a par ailleurs élevé le 6 octobre dernier au grade d’officier de l’ordre national du Mérite. En effet, Philippe Aghion a certainement été l’économiste vivant qui a le plus inspiré la vision économique du chef de l’État.

    « Destruction créatrice »

    Philippe Aghion et Emmanuel Macron se sont connus lors de la fameuse commission Attali en 2007, où celui qui était alors jeune énarque a construit, en tant que rapporteur, un réseau fourni de puissants chefs d’entreprise, économistes et autres haut fonctionnaires.

    À Challenges, Philippe Aghion racontait qu’Emmanuel Macron avait « tout de suite fait preuve d’une vraie volonté de comprendre l’économie et notamment les nouvelles théories sur la croissance, il est beaucoup venu à la maison pour étudier ».

    Puis ils se sont mis discrètement au service de la campagne électorale de François Hollande en 2011, quand Emmanuel Macron était banquier d’affaires chez Rothschild, avant de conseiller le chef de l’État socialiste, une fois élu, dans son virage vers la politique de l’offre.

    Challenges rappelait aussi que le 1er octobre 2015 le néo-ministre de l’économie Emmanuel Macron avait assisté à la leçon inaugurale au Collège de France de Philippe Aghion sur « les énigmes de la croissance », où il a développé ses plus précieux concepts.

    Ceux de la « destruction créatrice » et de « l’innovation » – qui lui ont permis de conquérir son « Nobel » – faisaient alors fortement écho au mantra politique d’Emmanuel Macron, qui se présentait comme le tenant d’un « nouveau monde » libéral, « ni de droite ni de gauche », qui remplacerait un « vieux monde » de rentiers de la politique. Une fable qui a fait long feu.

    Sur le terrain économique aussi, les travaux de Philippe Aghion – qui a un temps cru à la théorie du ruissellement – ont inspiré Emmanuel Macron afin, promettait-il, de « libérer le processus de destruction créatrice ». Il fallait alors réduire les interventions directes de l’État, via l’impôt notamment, dans le processus de « destruction créatrice » qui ne pouvait qu’être le produit du travail de l’entrepreneur innovant.
    Innovation à tout prix

    À peine arrivé à l’Élysée, en 2017, Emmanuel Macron a ainsi flexibilisé le marché de l’emploi via les ordonnances travail, puis il a baissé la fiscalité du capital en supprimant l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et en réduisant l’imposition des revenus du capital à une flat tax de 30 %. Or on sait désormais l’échec de cette politique de l’offre qui n’a pas généré la croissance escomptée et a creusé les déficits publics.

    Philippe Aghion a pourtant défendu bec et ongles ces réformes les années suivantes, par exemple en intervenant publiquement pour expliquer que les rapports du comité d’évaluation de la fiscalité du capital de France Stratégie – qui ne voyaient pas d’effet de la suppression de l’ISF et de la flat tax sur l’investissement et l’emploi en France – sous-estimaient certainement l’efficacité des réformes.

    Pour Philippe Aghion comme pour Emmanuel Macron, la fonction sociale de l’État n’est en fait pas de construire de la solidarité ou un quelconque équilibre entre travail et capital, mais bien plutôt d’accompagner le changement lié à la « destruction créatrice ».

    Ce qu’il faut, selon Philippe Aghion, c’est que l’État mette en œuvre les conditions pour que l’innovation puisse se faire et ainsi maintenir le capitalisme à flot. « Le capitalisme est un cheval fougueux : il peut facilement s’emballer, échappant à tout contrôle. Mais si on lui tient fermement les rênes, alors il va là où l’on veut », écrivait-il dans un de ses livres. La définition du néolibéralisme, en somme.

    En social-libéral convaincu, Philippe Aghion s’est toutefois détourné d’Emmanuel Macron quand celui-ci a commencé après 2022 à pactiser avec la droite réactionnaire, critiquant dans Libération en 2024 « une dérive vers la droite » et un pouvoir « vertical ». L’économiste a par ailleurs expliqué que « des hausses d’impôts ne devaient plus être un tabou », contrairement à ce qu’a toujours dit le chef de l’État.

    Mais point trop n’en faut : Philippe Aghion a été l’un des principaux pourfendeurs de la taxe Zucman, qui propose d’instaurer un taux plancher de 2 % par an sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros. « Tu transformes la France en prison fiscale », a-t-il envoyé à l’économiste Gabriel Zucman, qui porte la proposition, lors d’un débat dans Challenges. Pour justifier sa saillie, Philippe Aghion donne toujours le même argument : « Ne pas brider l’innovation. »

    https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/131025/philippe-aghion-inspirateur-neoliberal-de-macron-recoit-le-nobel-d-economi
    #néolibéralisme

    • Philippe Aghion, ou les limites d’une théorie macroéconomique de l’innovation

      La croissance économique, mesurée à l’aune du #produit_intérieur_brut (#PIB), reste l’obsession de nos gouvernants. Ils scrutent avec inquiétude tout dévissement de cet indicateur, synonyme de déficits, de dettes accrues et le signe avant-coureur d’un déclassement. Comment stimuler la croissance ? Telle est la question lancinante qui agite les pouvoirs publics, en Europe en particulier, où celle-ci est atone depuis la fin des Trente glorieuses.

      Pour Philippe Aghion et Peter Howitt, récents récipiendaires du prix de la banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, la solution réside dans l’innovation technologique. Reprenant à leur compte les idées développées par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter au début du XXe siècle, ils affirment que ces innovations, cumulatives par nature, génèrent des rendements croissants qui sont le moteur de la croissance. L’innovation émerge et se diffuse sous l’impulsion des entrepreneurs, qui espèrent en tirer des rentes temporaires. Les nouvelles innovations remplacent les technologies et pratiques antérieures : c’est le fameux phénomène de la « destruction créatrice », théorisé par Schumpeter.

      Cependant, il ne s’agit pas, selon eux, d’un phénomène spontané. L’existence de monopoles, le manque de compétences, l’existence de barrières (tarifaires ou non), l’absence d’incitations ou de systèmes de financement encourageant la prise de risque sont autant d’obstacles qui entravent l’innovation et sa diffusion à grande échelle. Il faut donc l’encourager, expliquent les deux économistes, par des politiques publiques adaptées.

      Ce discours structure toutes les politiques publiques depuis 20 ans. Aussi bien l’agenda européen de Lisbonne de 2010, qui a pour ambition de faire de l’Europe le leader de l’innovation, que les politiques de l’offre mises en œuvre en France, en particulier sous la présidence d’Emmanuel Macron, dont Philippe Aghion a été un conseiller influent.
      Un lien discutable avec la croissance

      Comme le rappelle Cédric Durand, le bilan de ces politiques est discutable, de même que le lien entre l’intensité de l’innovation et la croissance économique. En premier lieu, alors le nombre d’innovations, mesuré par le nombre de brevets déposés, n’a apparemment jamais été aussi élevé, la croissance économique est plus faible que pendant la période des Trente glorieuses. En second lieu, ce biais pro-innovation ne va pas sans soulever des questions sur ses effets indésirables à long terme, à la fois sur le plan social et environnemental.

      Dans un ouvrage de vulgarisation récent, coécrit avec Cécile Antonin et Simon Bunel 1, ainsi que dans ses séminaires présentés au collège de France, Philippe Aghion répond à ces différentes objections. Si l’Europe et la France décrochent en termes de croissance par rapport aux Etats-Unis et à la Chine, c’est parce qu’ils ne sont pas sur la « frontière de l’innovation ». D’où l’enjeu de rattraper à tout prix ce retard en se lançant dans une course à l’innovation technologique, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), la nouvelle révolution censée accélérer les gains de productivité.

      L’innovation aggraverait les inégalités sociales ? C’est aux politiques redistributives et aux politiques éducatives, explique-t-il, de permettre aux individus d’adapter leurs compétences aux besoins. Quant aux impacts négatifs de la diffusion à grande échelle des innovations antérieures (les énergies et transports carbonés par exemple), il suffit de promouvoir un modèle de « croissance verte » fondé notamment sur le véhicule électrique ou les énergies renouvelables. Selon Aghion, l’innovation est donc la réponse à tous les problèmes contemporains et la condition d’une croissance économique soutenable.

      Quels sont les points aveugles de cette vision enchantée de l’innovation technologique ? Pourquoi cette focalisation exclusive sur l’innovation technologique ? D’autres types d’innovation ne seraient-ils pas plus adaptés aux défis de l’Anthropocène ?
      Des lunettes d’observation inadaptées

      Le problème d’une approche macroéconomique de l’innovation est que l’on voit le phénomène de loin. Pour l’observer, il faut alors des instruments d’analyse, des « lunettes » pour filer la métaphore du regard. Pour les macroéconomistes de l’innovation, ces lunettes sont les brevets ou les dépenses de recherche et développement (R&D).

      C’est là toute la différence entre les travaux d’Aghion et ceux de son inspirateur Joseph Schumpeter qui proposait, à côté des interrogations macroéconomiques sur les moteurs de la croissance, une analyse microéconomique du phénomène en s’intéressant aux profils et motivations des entrepreneurs. Or, vue de près, l’innovation ressemble peu à ce qu’on en voit de loin.

      Ainsi, le brevet est un indicateur discutable car nombre d’innovations, technologiques ou non, ne sont pas brevetables. Par ailleurs, le nombre de brevets déposés ne dit rien de leur caractère radical ou incrémental. Ainsi, les spécialistes du management dans ce domaine font le constat que l’accélération du rythme des innovations mises sur le marché n’est qu’apparente.

      Dans la majorité des cas, il ne s’agit que d’améliorations marginales de produits existants introduites par les entreprises pour entretenir le désir de consommation. Les grandes révolutions technologiques qui ont changé le monde au tournant du XXe siècle et dans la première moitié du siècle dernier (chimie, automobile, pétrole, aviation, électricité, etc.) se font plus rares aujourd’hui. Ce constat permet d’expliquer pourquoi l’accélération de l’innovation est, en réalité, trompeuse et ne se reflète, ni dans la croissance du PIB ni dans les gains de productivité qui ne cessent de décliner.

      Autre biais de l’analyse d’Aghion : la focalisation sur l’innovation high-tech (« la frontière technologique » selon ses termes). Nombre d’innovations majeures qui ont bouleversé l’organisation du travail et accru sa productivité, ne sont pas technologiques ou ont un contenu technologique très faible. Ainsi, les changements organisationnels comme le taylorisme, le toyotisme ou la gestion de projets ont révolutionné les méthodes de production. Schumpeter, contemporain de Taylor et de Ford, avait identifié leur importance dans la transformation du système économique. Elles n’impliquent ni brevets, ni dépenses de R&D.

      En matière d’innovation low tech, le conteneur a révolutionné le transport maritime en divisant par dix le coût de chargement et déchargement des marchandises. Autre exemple contemporain : l’efficacité, dans le domaine militaire, des drones low cost produits par de nouveaux entrants (Iran, Ukraine) par rapport à des missiles sophistiqués, au coût exorbitant, promus par les grandes puissances militaires.
      Un thermomètre aveugle

      Si les lunettes d’observation de l’innovation sont inadaptées, le but de celle-ci, à savoir la croissance économique l’est tout autant. En négligeant les impacts sociaux et écologiques de l’innovation, Philippe Aghion sous-estime ses effets indésirables à long terme.

      L’argumentation selon laquelle l’innovation technologique pourrait être mise au service de la croissance verte méconnaît un résultat bien connu des spécialistes d’évaluation environnementale : les transferts de pollution. Aucune technologie n’est sans impacts environnementaux ; elle les déplace.

      Ainsi, le véhicule électrique, comme les éoliennes ou les infrastructures numériques ont des effets liés à l’extraction, la transformation des matières et la production de ces objets. Et les industriels s’inquiètent, d’ores et déjà, de la disponibilité de certains matériaux, dits critiques, et des risques de rupture d’approvisionnement liés à une trop grande dépendance à l’égard de la Chine pour certaines matières et composants. Réduire ces impacts et dépendances suppose un travail d’éco-conception.
      Quel modèle européen ?

      L’IA, que Philippe Aghion présente comme la nouvelle frontière technologique à conquérir pour les Européens, illustre toute l’ambivalence de ses impacts. La multiplication des usages déviants de l’IA (compagnon émotionnel, cyberpiraterie, cybercriminalité, surveillance généralisée…) illustre l’urgence d’une régulation comme celle que l’Union européenne essaye d’instaurer.

      La croissance exponentielle des besoins énergétiques liés à l’IA devrait engendrer une croissance de 25 % de la demande d’électricité aux Etats-Unis. Or non seulement l’offre ne suit pas, risquant d’entraîner des pénuries, mais les experts anticipent un recours massif aux énergies fossiles, éloignant toujours plus l’économie américaine d’une croissance « verte », neutre en carbone.

      Là encore, l’enjeu pour l’Europe n’est certainement pas de suivre l’exemple américain dans une course au gigantisme de modèles d’IA toujours plus gourmands en données et en énergie, mais d’explorer des modèles plus sobres et de cibler les usages qui en sont faits.

      La prise en compte de ces dimensions sociales, éthiques et environnementales montre une autre facette des innovations high-tech : non pas le moteur de la croissance économique à court terme, mais le cimetière des générations futures et des espoirs d’un monde encore habitable. Comme le souligne justement le philosophe Gilles Lecerf, les Etats-Unis sont peut-être à la pointe de l’innovation technologique dans les technologies numériques, ils ont peut-être une croissance économique plus forte qu’en Europe, mais c’est également un pays où la mortalité infantile augmente, l’espérance de vie diminue, le niveau des inégalités sociales explose et où les impacts environnementaux par tête est le plus élevé au monde.

      Innover autrement, de façon plus responsable, suppose d’emprunter un autre chemin 2. Pour cela, il faut non seulement changer de thermomètre (le PIB), renoncer à cette logique de croissance mortifère, mais également sélectionner les innovations en fonction de leur utilité sociale et environnementale.

      https://www.alternatives-economiques.fr/franck-aggeri/philippe-aghion-limites-dune-theorie-macroeconomique-de-linnovat/00116623

  • #Liberté, #exigence, #émancipation. Réinstituer l’#Université

    Les strates successives de #réformes subies par l’Université depuis vingt ans, même si elles ne sont pas dénuées d’incohérences, reposent sur un socle politique et idéologique relativement précis [1]. Celui-ci trouve notamment son articulation dans les travaux de sociologie des établissements d’enseignement supérieur par Christine Musselin [2] ou dans le rapport Aghion-Cohen de 2004 [3] sur “éducation et croissance”[4]. Pour une part, ce socle reprend les théories de la #croissance par l’#innovation et la “#destruction_créatrice” inspirées de #Joseph_Schumpeter [5] , surtout pertinentes pour la #recherche. Le socle intellectuel présidant aux réformes récentes combine cet héritage avec une vision de l’#aménagement_du_territoire fondée sur la partition entre des #métropoles intelligentes et concurrentielles et un vaste hinterland tributaire du #ruissellement_de_croissance, ce qu’Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti [6] appellent la « #mythologie_CAME » (#compétitivité-#attractivité-#métropolisation-#excellence). Dans cette perspective, hormis quelques cursus d’élite, les formations universitaires doivent surtout offrir des gages “d’#employabilité” future. Au fil des reconversions professionnelles, le “portefeuille de #compétences” initial se verra étoffé par des #certificats_modulables attestant de quelques #connaissances_spécialisées, ou de “#savoir-faire” dont certains relèveront probablement surtout du conditionnement opérationnel. Dans le même temps, #évaluation et #valorisation sont devenus les termes incontournables et quasi indissociables de la formulation d’une offre “client” qui débouche sur une organisation par marché(s) (marché des formations diplômantes, des établissements, de l’emploi universitaire…). Dans les variantes les plus cohérentes de ce programme, ces #marchés relèvent directement du #Marché, d’où la revendication d’une #dérégulation à la fois des #frais_d’inscription à l’université et des #salaires des universitaires.

    Sortir l’Université de l’ornière où ces réformes l’ont placée impose de construire un contre-horizon détaillé. Les mots d’ordre défensifs de 2008 et 2009 n’avaient sans doute que peu de chances d’arrêter la machine. Aujourd’hui, la demande d’une simple abrogation des dispositions prises à partir de 2007 ne serait pas à la hauteur des changements internes que ces politiques ont induits dans l’Université. On ne saurait de toute façon se satisfaire d’une perspective de restauration de l’ancienne Université. C’est en ce sens que nous parlons de ré-institution ou de refondation.

    Émanciper qui, de quoi, pour quoi faire

    Il est impératif de prendre comme point de départ la question des finalités sociales et politiques de l’Université. Si la référence à la notion d’émancipation est indispensable à nos yeux, elle ne suffit pas non plus à définir un nouvel horizon. La capacité du discours réformateur néolibéral à assimiler et finalement dissoudre le projet émancipateur n’est plus à prouver, y compris en matière scolaire : le recours à la notion de compétence, du primaire à l’université, renvoie ainsi, cyniquement, à une idée généreuse de pédagogies alternatives visant à libérer l’institution scolaire de ce qui était perçu comme un carcan autoritaire transformant les élèves en singes savants. Cet idéal scolaire émancipateur systématiquement dévoyé a pris des formes multiples et parfois contradictoires, et ce n’est pas ici le lieu de les analyser. Au moins depuis Boltanski & Chiapello [7], on sait qu’il ne faut pas sous-estimer la capacité du management à digérer la “critique artiste du capitalisme”, pour mettre en place un nouveau modèle de néolibéralisme autoritaire. L’auto-entrepreneur·euse de soi-même assujetti·e aux normes de valorisation par le marché est pour nous un épouvantail, mais il s’agit d’une figure d’émancipation pour certains courants réformateurs.

    L’émancipation n’est jamais une anomie : c’est un déplacement collectif et consenti de la nature des normes et de leur lieu d’exercice. Poser la question de la finalité émancipatrice de l’#enseignement_supérieur, c’est demander qui doit être émancipé de quoi et pour quoi faire. Ce “pour quoi faire”, en retour, nous renvoie au problème du comment, dans la mesure où devant un tel objectif, c’est sans doute la détermination du chemin qui constitue en soi le seul but atteignable.

    L’#autonomie_étudiante

    À première vue, la réponse à la question « qui » est tautologique : il s’agit d’émanciper les étudiant·es — mais comme on va le voir, si l’on pose l’existence d’un cycle auto-amplificateur entre étudiant·es et enseignant·es, cela pose aussi la question de l’émancipation de l’ensemble des universitaires. Il importe de souligner que les étudiant·es ne sont pas forcément « la jeunesse », ni la jeunesse titulaire du baccalauréat. Quant à savoir de quoi il s’agit de les émanciper, la réponse est d’abord : du déterminisme par le milieu social, culturel et géographique d’origine [8]. Cela représente à la fois un enjeu démocratique et un enjeu social majeur.

    L’Université doit être librement et gratuitement accessible à toute personne détenant le baccalauréat à tout âge de la vie ; tout établissement universitaire doit proposer une voie d’accès, le cas échéant via une propédeutique, aux personnes ne détenant pas le baccalauréat mais désirant entamer des #études_supérieures ; l’#accès gratuit à l’Université et à son ouverture intellectuelle et culturelle ne doit pas être conditionné à l’inscription à un cursus diplômant.

    Ce programme impose la mise en œuvre parallèle d’une politique d’#autonomie_matérielle des étudiant·es. Nous souscrivons à l’essentiel des propositions formulées par le groupe Acides [9] en faveur d’un “#enseignement_supérieur_par_répartition”, c’est-à-dire d’un système socialisé d’#accès_aux_études, pour qu’elles soient menées dans les meilleures conditions de réussite. Nous proposons que l’#allocation_d’autonomie_étudiante soit versée de droit pour trois ans, prolongeables d’un an sur simple demande, à toute personne inscrite dans une formation diplômante de premier cycle, avec possibilité de la solliciter pour suivre une formation universitaire non-diplômante, mais aussi une formation de deuxième ou de troisième cycle. Pour ces deux derniers cycles, toutefois, ce système nous semble devoir coexister avec un dispositif de pré-recrutement sous statut d’élève-fonctionnaire dans les métiers d’intérêt général que la collectivité a vocation à prendre en charge : médecine et soins infirmiers, enseignement primaire et secondaire, recherche scientifique, aménagement du territoire et transition écologique…

    Pour une #géographie de l’#émancipation_universitaire

    Ces premiers éléments nécessitent de se pencher sur ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler “le #paysage_universitaire”. Il faut ici distinguer deux niveaux : un niveau proprement géographique, et un niveau sociologique qui conduit immanquablement à poser la question des différents cursus post-bac hors universités, et notamment des grandes écoles.

    Au plan géographique, il est nécessaire de s’extraire de la dichotomie mortifère entre des établissements-monstres tournés vers la compétition internationale et installés dans des métropoles congestionnées, et des universités dites “de proximité” : celles-ci, à leur corps défendant, n’ont pas d’autre fonction aux yeux des réformateurs que d’occuper une jeunesse assignée à résidence géographiquement, socialement et culturellement [10]. Le #maillage_territorial actuel est dense, du fait de l’héritage de la dernière vague de création d’#universités_de_proximité. Pour autant, il s’organise selon une structure pyramidale : l’héritage évoqué est en effet corrigé par une concentration des investissements au profit de quelques établissements hypertrophiés. A contrario, nous préconisons une organisation en réseau, dont les cellules de base seraient des établissements de taille moyenne, c’est-à-dire ne dépassant pas les 20.000 étudiants. Nous avons besoin d’universités à taille humaine, structurées en petites entités autonomes confédérées. Ces établissements doivent offrir aux étudiants des perspectives d’émancipation vis-à-vis du milieu d’origine et de la sclérose intellectuelle qui frappe le pays ; ils doivent permettre une recherche autonome, collégiale et favorisant le temps long.

    Pour cela, nous proposons un plan en deux temps. D’une part, un surcroît d’investissement doit être consenti vers des pôles de villes moyennes pour en faire, non des “universités de proximité” centrées sur le premier cycle, mais des établissements complets proposant également une activité scientifique de pointe et exerçant une attraction nationale, afin de décentrer le système universitaire actuellement structuré par l’opposition entre métropoles et hinterland. D’autre part, nous préconisons d’installer trois à cinq nouvelles universités dans des villes moyennes ou des petites villes, à bonne distance des métropoles, en prenant appui sur le patrimoine bâti abandonné par l’État et sur les biens sous-utilisés voire inoccupés appartenant aux collectivités. Certaines #villes_moyennes voire petites disposent en effet d’anciens tribunaux, de garnisons ou même des bâtiments ecclésiastiques qui tombent en déshérence. Notons qu’il ne s’agit pas seulement de les transformer en laboratoires et en amphithéâtres : au bas mot, notre pays a aussi besoin d’une centaine de milliers de places supplémentaires de cités universitaires à très brève échéance.

    L’#utilité_sociale de l’enseignement supérieur ne se réduit pas à “former la jeunesse” : cette nouvelle géographie ne saurait être pensée sur le mode du phalanstère coupé du monde. Au contraire, les #universités_expérimentales doivent être fondues dans la ville et dans la société. La refondation de l’Université s’accompagne donc d’un projet urbanistique. L’#architecture de l’université doit être pensée en sorte que les #campus soient des #quartiers de la ville, avec les services publics et privés nécessaires à une intégration vivante de ces quartiers dans le #territoire. Les lieux de vie universitaires doivent inclure des écoles maternelles, primaires et secondaires, des commerces, des librairies, des théâtres, des zones artisanales et des quartiers d’habitation pour celles et ceux qui feront vivre ces lieux. Les bibliothèques universitaires et les bibliothèques municipales des villes universitaires doivent être rapprochées, voire fusionnées.

    La question des #Grandes_Écoles

    Les politiques de différenciation entre établissements de recherche et de proximité croisent la problématique des grandes écoles, mais ne se confond pas avec elle : en atteste l’échec du projet de fusion de Polytechnique avec l’université d’Orsay-Saclay, ou la survivance d’une myriade d’écoles d’ingénieur·es et de commerce proposant des formations indigentes avec un taux d’employabilité équivalent à celui d’une licence d’une petite université de proximité. La refondation esquissée ici sera compromise tant que la question de la dualité Université / Grandes Écoles n’aura pas été réglée. On ne fera pas l’économie d’une instauration effective du monopole de l’Université sur la collation des grades. Cela implique une montée en puissance des #capacités_d’accueil, c’est-à-dire du nombre d’établissements, des moyens récurrents et des postes d’universitaires titulaires dans tous les corps de métier, de façon à pouvoir atteindre une jauge de 600.000 étudiant·es par promotion de premier cycle, 200.000 étudiant·es par promotion de deuxième cycle, 20.000 étudiant·es (rémunéré·es !) par promotion de troisième cycle, soit un total d’environ 2,4 millions d’étudiant·es. Précisons qu’il y avait en 2019-2020 1,6 millions d’étudiants à l’Université, 600.000 dans d’autres établissements publics, majoritairement des lycées (CPGE, BTS), et 560.000 dans le secteur privé. Le chiffre de 2.4 millions d’étudiants à l’Université correspond donc à une estimation basse des effectifs une fois le monopole universitaire sur la collation des grades rétabli.

    Dans le détail, l’application de ce programme signifie que les formations d’ingénieurs pourront et devront être assurées à l’Université, avec un pré-recrutement dans certains domaines, l’écologie notamment ; les sections de technicien supérieur (STS) seront soit rattachées aux instituts universitaires de technologie (IUT) existants, soit constituées en IUT. Pour ce qui est des écoles de commerce, on pourra se contenter de supprimer la reconnaissance de leurs diplômes dans les conventions collectives et les concours de la Fonction publique. L’Institut d’Études Politiques de Paris doit devenir une université de droit commun. Les IEP de Province et les antennes régionales de l’IEP Paris ont vocation à intégrer l’université la plus proche sous la forme d’une UFR de sciences politiques, tandis que la Fondation Nationale des Sciences Politiques doit être dissoute, et son patrimoine transféré, par exemple à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme [11].

    La question des #Écoles_Normales_Supérieures (#ENS), initialement pensées pour pré-recruter des enseignants et des chercheurs au service de l’Université, peut être résorbée par l’extension de ce pré-recrutement à travers le pays, le décentrage vis-à-vis de Paris et Lyon, la construction de cités étudiantes dotées de bibliothèques et la mise en place de formations expérimentales par la recherche interdisciplinaire. Les ENS seraient ainsi rendues caduques du fait de l’extension à l’Université du mode de fonctionnement qui était censé être le leur.

    Une fois privées de leur débouché de principe, on peut se demander quelle utilité resterait aux #classes_préparatoires : beaucoup fermeraient, mais certaines pourraient être maintenues pour aider au maillage territorial à un niveau de propédeutique, si l’on souhaite rétablir une sorte de trivium occupant les trois ou quatre premiers semestres, fonction que le DEUG assurait jadis. En tout état de cause, la licence elle-même ne pourra être obtenue qu’à l’Université.

    Que faire des #cursus ?

    Cela nous amène au problème de l’organisation des enseignements et des cursus, lequel nous impose de faire retour à la question initiale : émanciper qui, de quoi, comment et pour quoi faire ? Pour nous, l’existence de l’Université comme institution d’enseignement distincte du lycée se justifie par un lien spécifique entre la formation universitaire et la #recherche_scientifique. L’enseignement secondaire a pour fonction de transmettre des savoirs déjà stabilisés, ce qui n’est pas exclusif d’un aperçu de l’histoire complexe de cette consolidation, ni même des contradictions subsistant dans les corpus enseignés. La formation universitaire a ceci de spécifique qu’elle ne dissocie jamais totalement la production, la transmission et la critique des #savoirs. Par conséquent, seul le niveau propédeutique, encore essentiellement consacré à l’acquisition de bases communément admises d’une discipline, peut à la rigueur être dispensé hors Université, dans la mesure où il ne donne pas lieu à la collation d’un grade.

    Inversement, la licence (ou le titre qui pourrait lui succéder) impose un saut qualitatif avec une première confrontation aux réalités de la recherche scientifique, entendue comme pratique collégiale de la dispute argumentée, sur une problématique construite par la communauté au vu d’un état de la recherche. Aucune licence ne devrait pouvoir être accordée sans une première expérience en la matière, ne serait-ce qu’en position d’observation. Cette première expérience doit prendre des formes différentes selon les disciplines : stage d’observation en laboratoire, brève étude de terrain, traduction commentée… assortis de la rédaction d’un état de l’art. De ce fait, un #cursus_universitaire doit reposer sur un enseignement dispensé par des scientifiques ayant une activité de recherche. On peut penser qu’en-deçà de deux tiers du volume horaire d’enseignement assuré directement par des scientifiques titulaires, le caractère universitaire d’un cursus est remis en jeu. Reconnaître ce seuil aurait également le mérite de limiter réglementairement le recours aux #vacataires et contractuel·les, qui s’est généralisé, tout en laissant une marge suffisamment importante pour offrir aux doctorant·es qui le souhaitent une première expérience de l’enseignement, et en ménageant une place à des intervenant·es extérieur·es qualifié·es dont le point de vue peut être utile à la formation.

    S’agissant des formes d’#enseignement, nous ne croyons pas qu’il soit possible de s’abstraire dès le premier cycle d’une présentation argumentée et contradictoire de l’#état_de_l’art sur les grandes questions d’une discipline. Le #cours_magistral garde donc une pertinence, non comme instrument de passation d’un savoir déjà établi, mais comme outil de liaison entre transmission et critique des savoirs existants. La dimension expérimentale et créative de la formation doit toutefois monter en puissance au fur et à mesure que cette phase propédeutique initiale approche de son terme. De même, la forme du #séminaire_de_recherche doit avoir sa place dans le ou les derniers semestres de licence, et ce quel que soit le cursus.

    Nous ne nous inscrivons pas dans la distinction binaire entre cursus professionnalisants et non-professionnalisants. Cette question de la qualification nous paraît relever d’une pluralité de pratiques qui doit être réglée à l’échelle des disciplines et des mentions. Pour tenir les deux bouts, l’Université doit proposer un éventail de formations présentant des degrés divers d’imbrication avec la recherche finalisée et non-finalisée, des formes plurielles d’application, et des objectifs professionnels différents. Elle doit être conçue comme une grande maison rassemblant la diversité des formations supérieures ; à cet égard, elle ne doit pas reproduire l’opposition des trois baccalauréats (général, technologique et professionnel), ni leur hiérarchie.

    #Disciplines et #indiscipline

    La progression chronologique des cursus et leur cohérence académique ont une importance particulière. Nous persistons à penser que la connaissance scientifique a une dimension historique et cumulative, qui inclut aussi une part de contradictions. C’est ce qui fait l’importance de l’initiation à la notion d’état de la recherche. De ce fait, la temporalité des cursus doit être pensée en conformité avec une progression intellectuelle, pédagogique et scientifique, et non réduite à une combinaison de modules qu’il faudrait faire entrer au chausse-pied dans des maquettes obéissant à des contraintes essentiellement administratives. De là découlent plusieurs conséquences, qui s’appliquent aussi aux cursus interdisciplinaires et expérimentaux que nous appelons de nos vœux. Tout d’abord, les contraintes bureaucratiques ne doivent pas conduire à malmener la #temporalité_pédagogique des étudiant·es. Cela signifie en particulier que l’allocation d’autonomie étudiante en licence devra pouvoir être portée à quatre ans sur simple demande.

    Sur le plan de l’organisation de l’offre de cours, l’insistance sur la #progression_pédagogique et intellectuelle implique de définir quels enseignements fondamentaux doivent impérativement être validés pour permettre le succès dans les étapes ultérieures de la formation. Cela pose la question de la “compensation” des sous-disciplines entre elles : dans sa forme la plus radicale, ce dispositif permet notamment de passer à l’année supérieure si l’on obtient une moyenne générale supérieure à 10/20, sans considération des enseignements non-validés. Il ne nous semble pas pertinent d’abolir toute forme de compensation, car ce dispositif procède assez logiquement de l’idée qu’un cursus n’est pas une juxtaposition de certificats, mais représente l’agencement cohérent d’enseignements obéissant à une structure systématique. En revanche, nous pensons que pour chaque cursus, un bloc disciplinaire doit être dégagé, à l’échelle duquel un niveau minimal doit être atteint par l’étudiant·e pour être en situation de bénéficier des enseignements ultérieurs. Pour augmenter les chances de succès des étudiant·es après une première tentative infructueuse, les enseignements fondamentaux du premier cycle doivent être répétés à chaque semestre.

    On touche ici à un équilibre délicat : en effet, l’exigence d’une progression pédagogique cohérente, qui requiert un cadrage disciplinaire national, ne doit pas être mise au service d’une conception privilégiant la pure transmission au détriment de la production, de la critique et de la reconfiguration des savoirs et in fine des disciplines elles-mêmes. La discipline représente un stade socialement stabilisé de la pratique scientifique, mais elle émerge à partir d’un réseau social (au sens littéral du terme) de scientifiques, qui développent un jargon, des modèles de pensée, des revues, des conférences, dans une dialectique de l’évolution et de la conservation. Les maquettes de cursus et les instances d’élaboration du cadrage national doivent donc impérativement maintenir le caractère évolutif des disciplines, ainsi que la possibilité de leur hybridation, de leur scission ou de leur fusion.

    Si le contact avec la production et la critique des savoirs, au niveau licence, peut se réduire à une simple observation, il n’en va pas de même en master. Tout master, y compris ceux qui préparent à l’enseignement secondaire et ceux qui ouvrent le droit au titre d’ingénieur, doit inclure une part significative de séminaires de recherche et/ou de séjours en laboratoires et de terrains d’analyse. Considérant la définition que nous donnons de la recherche scientifique comme pratique argumentative contradictoire empiriquement étayée, reposant sur un état de l’art et faisant appel à un appareil probatoire objectivable, il nous semble que la mobilité des étudiants d’un établissement ou d’un laboratoire vers un autre doit être encouragée. Cela passerait par la mise en place de dispositifs d’accompagnement financier et logistique pour favoriser une pratique démocratique de la peregrinatio étudiante. En particulier, elle peut être systématisée dans les cursus donnant lieu à un pré-recrutement sous statut d’élève-fonctionnaire.

    Échapper à la Tour d’Ivoire

    La finalité sociale d’une refondation de l’enseignement supérieur ne doit pas se réduire à la formation initiale des corps mettant en œuvre l’accès aux droits fondamentaux (soin, santé environnementale, génie civil, justice, éducation…). Plus généralement, le rôle de l’Université excède la question de l’émancipation “des étudiant·es” au sens d’un groupe social à la recherche d’une formation précise ou d’une qualification. À la crise environnementale qui frappe la terre entière selon des modalités différentes s’ajoute en France une crise sociale et démocratique profonde. L’objectif de refondation de l’Université est une étape de la réponse politique à cette triple crise.

    Nous devons satisfaire trois exigences : la première est l’autonomie intellectuelle et matérielle maximale de la jeunesse ; la deuxième nécessité est la réévaluation de l’utilité sociale des savoirs et des qualifications, contre les hiérarchies actuelles : il s’agit d’aller vers une organisation où un·e bachelier·e professionnel·le maîtrisant les bonnes techniques agro-écologiques ne se verra plus placé.e socialement et scolairement en-dessous d’un·e trader·euse polytechnicien·ne, ni un·e professeur·e des écoles en-dessous d’un·e publicitaire. Le troisième objectif, par lequel nous souhaitons terminer cette contribution, est l’octroi d’une formation scientifique, technique et artistique de qualité pour le plus grand nombre, condition nécessaire à un traitement démocratique et contradictoire des grands problèmes scientifiques, techniques et écologiques du moment.

    Ce dernier point impose un double mouvement. L’imbrication de l’Université dans la ville doit également concerner les formations elles-mêmes. L’Université doit être sa propre “#université_populaire”, dispensant des enseignements ouverts à toutes et tous. Cela peut se faire pour partie sous la forme d’une #formation_continue gratuite ; l’argent actuellement versé au titre de la formation continue serait alors converti en cotisations patronales à l’enseignement supérieur “par répartition”. Mais au-delà des formations continues, l’Université doit continuer de proposer des formations scientifiques non diplômantes et des cours libres à destination des publics intéressés, et étoffer cette offre lorsqu’elle existe.

    Réinstituer une #communauté_universitaire

    Ce plan suppose une émancipation des universitaires, en particulier des corps enseignants, qui soit l’œuvre des universitaires eux-mêmes. Or après vingt années de fabrication managériale du consentement, le refus ou la difficulté de penser la science et ses modalités de production, de réception et de critique prévalent dans l’esprit d’un grand nombre d’enseignant·es-chercheur·euses. Répondre en détail à ce défi imposerait un retour sur les #politiques_de_recherche qu’il s’agit de reconstruire, et sur l’organisation collective de l’#autonomie_du_monde_savant, avec ses conditions budgétaires et statutaires notamment. Cette affirmation ne relève pas du mot d’ordre catégoriel mais de la nécessité intellectuelle : une recherche scientifique de qualité, participant du libre exercice de la #disputatio ou discussion argumentée et orientée vers la recherche de la vérité, demande des garanties matérielles contre toute tentative d’intimidation ou toute dépendance vis-à-vis de donneur·euses d’ordres, de financeur·euses extérieur·es ou tout·e collègue plus puissant·e et susceptible de prendre ombrage d’un travail. La #liberté_académique a ses conditions de réalisation, et la première est d’offrir aux universitaires un statut pérennisant leur indépendance [12].

    La #précarisation objective et subjective des emplois universitaires et scientifiques change la nature de leur métier, et par ricochet, l’essence même de la recherche, et des formations dispensées à l’Université. En droit, cette protection statutaire s’étend à tous les corps de métier vitaux à l’exercice des missions universitaires. Pour nous, les personnes concernées ne sont pas des “personnels des universités” : elles sont l’Université en tant que communauté de pratiques et de buts. Aujourd’hui, une sphère bureaucratico-managériale s’est constituée par accrétion d’une partie de ces corps de métier (au premier rang desquels certain·es enseignant·es-chercheur·euses). Cette sphère se trouve de fait dans une situation de sécession vis-à-vis du reste de l’Université. Ses prébendes reposent sur la dépossession pratique des agent·es qui constituent la sphère académique. Pour le dire autrement : la sphère gestionnaire des universités se construit sur la négation de l’idée d’Université, et la reconstruction de celle-ci passera nécessairement par le démantèlement de celle-là.

    Le réarmement rationaliste critique a des implications pour l’organisation même de l’Université, qui doit être intégralement revue dans le sens d’une gestion collégiale à échelle humaine, avec rotation des responsabilités, réduction maximale de la division du travail, reconnaissance de la valeur de tous les métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche, protection contre les différentes formes de harcèlement et d’intimidation, qu’elles émanent de l’intérieur ou de l’extérieur de l’institution. Cette auto-administration au plus près du terrain doit être redoublée par des garanties nationales en termes de péréquation territoriale et disciplinaire et par la présence d’instances démocratiques de coordination en réseau, selon le principe d’équilibre territorial énoncé plus haut. Les prérogatives accaparées par les bureaucraties depuis vingt ans doivent être reprises démocratiquement, à la fois au sommet (au niveau du pilotage national), et au niveau de l’organisation du fonctionnement des établissements.

    Il y a quelques années, un dirigeant d’université parisienne déplorait que son établissement, alors occupé par des étudiants, soit devenu un “capharnaüm” avec “de la violence, de la drogue, du sexe même” — il y aurait beaucoup à dire sur la hiérarchie des maux que construit cette formule. Signalons simplement que l’Université promue par ces dirigeants est une maison qui rend fou, pleine de violence, de CAME et de souffrance. L’avenir démocratique du pays dépend en partie de notre capacité à leur opposer une vision de l’Université comme tiers-lieu plein de controverses argumentées, d’invention intellectuelle et de #plaisir.

    [1] L’objet de cette contribution n’est pas de récapituler la littérature abondante consacrée à la critique de l’existant ou à la documentation des réformes. Pour une synthèse informée, on se reportera notamment à l’ouvrage de Chr. Granger La destruction de l’Université française (La Fabrique, 2015). On lira également avec intérêt, pour ce qui est des questions de formation, L’Université n’est pas en crise de R. Bodin et S. Orange (Le Croquant, 2013) et La Société du concours d’A. Allouch (Le Seuil, 2017). Le séminaire « Politique des Sciences » et la revue Contretemps Web proposent également des suivis analytiques intéressants de la mécanique réformatrice sur la moyenne durée. Pour une critique des premières étapes du programme réformateur, on lira notamment les travaux de Chr. Charle et Ch. Soulié, comme Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe (Paris : Syllepse, 2007) et La dérégulation universitaire : La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde (Paris : Syllepse, 2015).

    [2] Chr. Musselin, Le Marché des universitaires. France, Allemagne,États-Unis, Paris, Presses de Sciences Po, 2005 ; Chr. Musselin, La grande course des universités,Paris, Presse de Sciences Po, 2017.

    [3] Ph. Aghion, É. Cohen (avec É. Dubois et J. Vandenbussche). Éducation et croissance. Rapport du Conseil d’Analyse Économique, 2004. https://www.cae-eco.fr/Education-et-croissance.html

    [4] Il faudrait également analyser sur la durée la production de think tanks et de revues proches des milieux réformateurs. Citons par exemple plusieurs rapports de l’Institut Montaigne : J.-M. Schlenker, Université : pour une nouvelle ambition, avril 2015 ; G. Babinet & E. Husson (dir.), Enseignement supérieur et numérique : connectez-vous !, juin 2017 ; R. McInness (dir.), Enseignement supérieur et recherche : il est temps d’agir !, avril 2021. On pourra également prendre connaissance avec intérêt du dossier « Universités : vers quelle autonomie ? » paru dans Esprit en décembre 2007, sous la codirection d’Yves Lichtenberger, Emmanuel Macron et Marc-Olivier Padis.

    [5] On pourrait contester l’interprétation que Philippe Aghion, notamment, donne de Schumpeter, en objectant que les théories de celui-ci sont pensées pour l’innovation industrielle et prennent pour point de départ le profit lié au cycle de la marchandise. L’application de tels modèles à un capitalisme de crédit faisant une place importante à la dette étudiante représente une rupture par rapport au cadre initial de Schumpeter, rupture dont les tenants et aboutissants en terme d’économie politique gagneraient à être explicités par les économistes défendant de ce nouveau modèle.

    [6] O. Bouba-Olga et M. Grossetti, “La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ?”, 2018. hal-01724699v2

    [7] L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

    [8] La réflexion politique de RogueESR étant articulée autour des notions d’autonomie et de liberté, nous employons de préférence le terme d’ »émancipation », à la fois pour sa dimension simultanément collective et individuelle, pour sa capacité à désigner l’autoritarisme réformateur comme adversaire central, et pour sa faculté à souligner qu’il ne s’agit pas d’offrir l’éducation à celles et ceux qui en sont privés, mais aussi de libérer celle-ci. Mais au moins pour ce qui est de son premier volet, ce programme d’émancipation rejoint la problématique de la « démocratisation » posée par le Groupe de Recherches pour la Démocratisation Scolaire.

    [9] D. Flacher, H. Harari-Kermadec, L. Moulin. “Régime par répartition dans l’enseignement supérieur : fondements théoriques et estimations empiriques », Économie et Institutions, 2018. DOI : 10.4000/ei.6233

    [10] Le projet de “collège de premier cycle” de l’université Paris-Saclay a montré que le même établissement peut parfois jouer tour à tour les deux rôles via des dispositifs de différenciation interne.

    [11] Assurément, ces changements, qui n’affecteront qu’une minorité d’étudiant·es, se heurteront à une résistance considérable compte tenu du rôle que les corps concernés jouent dans l’appareil d’Etat. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous récusons l’idée qu’une refondation de l’enseignement supérieur pourrait se faire sur la seule base de revendications catégorielles ou à plus forte raison strictement budgétaires : le concept d’Université, pour être réalisé, demande une articulation à un programme de ré-institution plus large de la société.

    [12] Cela implique un plan de rattrapage pour l’emploi titulaire, à destination des universitaires précaires qui assurent aujourd’hui des tâches fondamentales dans tous les corps de métiers. Dans la mesure où le chiffre de 15.000 postes parfois avancé est manifestement insuffisant puisqu’inférieur à ce que nécessiterait le simple maintien des taux d’encadrement tels qu’ils étaient en 2010, nous ne nous avancerons pas sur un chiffrage : celui-ci devra être réalisé a posteriori, sur la base d’un audit des besoins qui en définisse le plancher – et non le plafond. Pour un chiffrage des besoins, voir https://tinyurl.com/2jmfd5k9. Le collectif Université Ouverte a également publié des éléments de chiffrage : https://tinyurl.com/4uptvran

    https://mouvements.info/liberte-exigence-emancipation-reinstituer-luniversite

  • Le poids des entreprises #zombies dans le recul de la productivité
    https://www.mediapart.fr/journal/economie/171217/le-poids-des-entreprises-zombies-dans-le-recul-de-la-productivite

    L’insuffisance de la #destruction_créatrice, manifestée par la prolifération d’entreprises zombies, est-elle une des causes de la baisse généralisée des progrès de productivité ? Réponse affirmative dans un travail récent de l’OCDE qui éclaire la (mauvaise) gestion de la crise financière globale.

    #Economie #banques #Daiei #Japon #Koizumi #morts-vivants #OCDE #ORBIS #politique_monétaire #Ricardo_Caballero #Schumpeter