Des niveaux de dioxines « exceptionnellement élevés » autour de l’incinérateur d’Ivry-Paris XIII
avec, en arrière-plan, la fumée qui se dégage de l’incinérateur, le 15 septembre 2021. RAFAEL YAGHOBZADEH/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
Des analyses effectuées par la fondation ToxicoWatch autour du plus grand incinérateur d’Europe font apparaître des teneurs élevées en dioxines, souvent au-dessus des normes sanitaires et parmi les plus hautes valeurs retrouvées en Europe.
L’incinérateur d’Ivry-Paris XIII, le plus grand d’Europe, représente-t-il une menace pour ses nombreux riverains ? Une étude inédite à laquelle Le Monde a eu accès ravive le débat. Elle révèle en effet des niveaux élevés de #dioxines aux alentours de l’usine, posée en bordure de périphérique, à cheval sur le 13e arrondissement de Paris et la commune d’Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Chaque heure, 100 tonnes d’ordures ménagères – issues de quatorze communes – partent en fumée dans ses deux grandes cheminées avec ses émanations d’oxydes d’azote et de soufre, d’acide chlorhydrique, de poussières, de métaux lourds ou encore de dioxines. Aussi toxiques que persistantes dans l’environnement, les dioxines figurent sur la liste noire des composés chimiques les plus préoccupants de l’Organisation mondiale de la santé. Elles sont classées cancérogènes pour l’homme par le Centre international de recherche sur le cancer. Dangereuses même à des doses infimes, elles s’accumulent dans la chaîne alimentaire.
L’étude a été réalisée par la fondation ToxicoWatch, une ONG néerlandaise constituée de chercheurs qui fait référence dans l’analyse toxicologique des polluants émis par les incinérateurs et en particulier des dioxines. L’investigation a été menée à la demande du collectif 3R (Réduire, réutiliser, recycler), qui milite pour les alternatives à l’incinération des déchets. Elle s’inscrit dans un programme européen de recherche de biosurveillance concernant plusieurs centres d’incinération en Espagne (Madrid et Zubieta), en République tchèque (Pilsen) ou encore en Lituanie (Kaunas).
Les études de biosurveillance permettent d’évaluer l’exposition à des polluants à partir de biomarqueurs. Trois marqueurs ont été choisis pour cette étude : des œufs de poules élevées en plein air, des feuillages d’arbres et des mousses. Tous font apparaître des niveaux élevés en dioxines, souvent au-dessus des normes sanitaires et parmi les plus hautes valeurs retrouvées en Europe par ToxicoWatch.
Des œufs pour évaluer le niveau de contamination
Les œufs de poule sont utilisés dans de nombreuses publications scientifiques pour évaluer le niveau de contamination de l’environnement : les dioxines vont s’y concentrer par un phénomène de bioaccumulation. Des échantillons ont été prélevés dans huit poulaillers situés dans un périmètre compris entre 800 et 3 000 mètres de l’incinérateur, sur les communes d’Ivry-sur-Seine, Paris et Alfortville.
A l’exception d’un poulailler, tous les échantillons font apparaître des niveaux de concentration en dioxines supérieurs aux limites européennes en matière de sécurité sanitaire des aliments. Et dans des proportions importantes : entre deux fois et plus de quatre fois la valeur limite, fixée à 5 picogrammes (pg) par gramme de matière grasse. En d’autres termes, si ces œufs étaient produits pour être commercialisés, ils seraient interdits à la vente. A titre de comparaison, l’œuf « témoin », acheté dans un supermarché d’Ivry-sur-Seine, présente une concentration en dioxines de 0,5 pg/g.
« Les résultats de ces analyses sont exceptionnellement élevés », commente Abel Arkenbout, toxicologue et directeur de ToxicoWatch. Entre 2019 et 2021, la fondation a mené des recherches à partir de l’analyse d’œufs autour d’incinérateurs aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne, en République tchèque et en Lituanie. Les échantillons collectés autour de l’installation francilienne présentent les niveaux les plus élevés en dioxines et là aussi dans des proportions importantes : deux à quatre fois supérieurs à ceux mesurés en Belgique ou en Espagne.
Des valeurs record observées en Europe
L’analyse des prélèvements d’arbres et de mousses (réalisés dans des parcs et jardins publics dans un périmètre d’un kilomètre autour de l’incinérateur) révèle également des niveaux élevés en dioxines. Pour les arbres (pin sylvestre, cèdre, cyprès), tous les échantillons se classent parmi les valeurs record observées en Europe par ToxicoWatch.
Suez, qui exploite l’incinérateur d’Ivry-Paris XIII, mesure également les teneurs en dioxines dans les mousses. Les résultats communiqués dans son rapport 2021 – concernant la période 2016-2020 – sont compris entre 0,3 et 1,2 pg/g. L’exploitant en conclut qu’« aucun impact lié à l’incinérateur ne peut être détecté ». Des teneurs et des conclusions bien éloignées de celles de ToxicoWatch : les résultats des échantillons de mousses prélevés dans le cadre de l’étude oscillent entre 1,2 pg/g et 4,90 pg/g, soit des niveaux quatre fois supérieurs.
Contactée par Le Monde, l’agence métropolitaine des déchets ménagers (#Syctom), propriétaire de l’incinérateur d’Ivry-Paris XIII, indique ne pas pouvoir réagir à l’étude faute d’avoir pu en prendre connaissance.
« Des anomalies très inquiétantes »
Les niveaux élevés de dioxines mis en évidence dans l’étude sont-ils attribuables à l’incinérateur ? Une voiture qui brûle ou un feu de déchets verts émet également des dioxines. « Il est scientifiquement difficile d’établir avec certitude l’origine des dioxines, reconnaît ToxicoWath. Mais l’analyse des dioxines a montré la présence de profils typiques de l’incinération des déchets. »
Les profils des dioxines relevés autour de l’incinérateur francilien sont similaires à ceux observés par la fondation directement dans les cheminées de l’incinérateur de Harlingen, aux Pays-Bas. Construit en 2011, cet incinérateur de dernière génération a dû renforcer la surveillance de ses émissions après que ToxicoWatch a mis en évidence des niveaux élevés de dioxines, déjà dans des œufs, et obtenu sa condamnation en 2019 par le Conseil d’Etat néerlandais pour avoir sous-estimé le niveau réel des émissions. Les travaux de ToxicoWatch, à l’instar de plusieurs publications scientifiques, ont montré que les rejets les plus importants ont lieu lors des phases d’arrêt et de redémarrage des fours, marquées par une instabilité des températures propice à la formation des dioxines.
« Ces résultats traduisent des anomalies très inquiétantes dans le contrôle des concentrations de dioxines : ils aggravent la situation de non-conformité de l’agglomération parisienne avec la réglementation européenne sur la qualité de l’air très préjudiciable à la santé humaine ainsi qu’à l’environnement », commente Louis Cofflard, l’avocat à l’origine du recours des Amis de la Terre qui a conduit le Conseil d’Etat à condamner le gouvernement à une amende record de 10 millions d’euros pour son action insuffisante sur le front de la pollution de l’air. « Il n’est pas acceptable que l’#incinération demeure le mode de traitement de plus de 70 % des déchets de Paris et de ses communes voisines, estime Me Cofflard. Des investissements conséquents doivent être engagés pour rattraper notre retard en termes de prévention et de taux de recyclage, notamment en vue de la généralisation du tri à la source des biodéchets » avant 2025.
A cette date, le gouvernement s’est fixé pour objectif de recycler 55 % des déchets ménagers. En Ile-de-France, le taux de recyclage plafonne à 22 %. Pour le compte du collectif 3R et de Zero Waste France, Me Cofflard a déposé plusieurs recours contre la construction d’un nouvel incinérateur sur le site d’Ivry-Paris XIII. En vain. L’usine actuelle, construite en 1969 et modernisée à plusieurs reprises, arrive en fin de vie.
En chantier, la nouvelle « unité de valorisation énergétique » (terme désormais préféré à celui d’incinérateur, une partie des déchets brûlés alimentant le système de chauffage urbain parisien) doit entrer en service en avril 2024. Selon le Syctom, sa capacité sera réduite de moitié, pour passer de 700 000 à 350 000 tonnes incinérées par an. Pour tenir cet objectif ambitieux, il est prévu qu’une « unité de valorisation organique » (UVO) voie également le jour à la place du vieil incinérateur pour absorber les quelque 350 000 tonnes de déchets alimentaires et les transformer en compost ou biogaz par méthanisation. Contesté notamment par le maire d’Ivry, cet UVO fait aujourd’hui l’objet d’un moratoire.
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