Le président de la République veut accueillir les cerveaux américains, martyrisés par l’administration Trump. Mais sa peinture de la France en paradis de la recherche et des libertés académiques ne passe pas.
« Nous« Nous sommes à un moment de rupture où l’impensable est devenu notre réalité. » Les mots d’Emmanuel Macron lundi 5 mai, en clôture de l’événement franco-européen « Choose Europe for Science », ont dû résonner étrangement aux oreilles de la communauté scientifique publique hexagonale : le président de la République parlait-il des États-Unis ou de la France ?
Notre pays est bien sûr loin de vivre la guerre impitoyable contre la recherche menée par Donald Trump depuis son arrivée au pouvoir, sœur de celles lancées par Javier Milei en Argentine ou encore par Narendra Modi en Inde. Mais, comme le rappelle avec force le professeur de physique Bruno Andreotti, du collectif Stand Up for Science, des « formes de continuité » existent.
Elles se nichent dans une série de mesures réactionnaires et austéritaires qui nuisent à la qualité de la production scientifique française et qui contribuent à installer, y compris sous la présidence d’un Emmanuel Macron, un « imaginaire fasciste » hostile aux libertés académiques.
Parlons gros sous, d’abord : ce n’est pas aux États-Unis mais en France que, de crédits rabotés en argent non versé, le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche a fondu de près 10 % ces quatre derniers mois (environ 2,5 milliards d’euros en moins sur les 25 milliards d’enveloppes prévues).
Structurellement, la recherche publique a vu son financement chuter de 2 % depuis 2019 et le temps nécessaire pour accéder à un emploi stable n’a jamais été aussi long : les contrats courts et précaires y explosent. Plusieurs universités françaises sont même au bord de la faillite, peinant à trouver l’argent pour simplement payer les salaires et les fluides.
Pour les chercheurs, l’ironie du désespoir
Les mots, dans ce cadre, ont un sens : interrogée en décembre sur le sort budgétaire réservé à l’enseignement supérieur et à la recherche française, Hélène Boulanger, présidente de l’université de Lorraine, évoquait auprès de Mediapart une véritable « saignée », qui en médecine évoque un traitement de choc pour éviter la mort.
Le président de la République peut donc bien lancer son « appel de la Sorbonne », mettre 100 millions d’euros sur la table afin d’accueillir les chercheur·es martyrisé·es par l’administration Trump, chérir « la science libre et ouverte », « trésor » du continent européen.
« Aux États-Unis, [les universités] furent riches, cannibales, miraculeuses, écrit la philosophe Nadia Yala Kisukidi, dans le magazine Politis. En France, elles rament et on les enfonce depuis plus d’une décennie. »
Les chercheur·es français·es, sur les réseaux sociaux et dans les boucles de messageries professionnelles, ne sont pas dupes : ils et elles rappellent avec l’ironie du désespoir leurs bricolages de bouts de ficelle, les bureaux délabrés, les amphis bondés, les étudiant·es refusé·es en licence, en master, en thèse, ainsi que les efforts déployés chaque jour dans les laboratoires de recherche pour payer un billet de train, financer les contrats postdoctoraux décents, assumer les frais d’un colloque, répondre à une invitation à l’étranger, y compris dans les domaines les plus prestigieux.
« Dans mon université, à Rennes 2, je ne vais jamais voir la couleur de ces millions, et on se bat quotidiennement pour sauver des postes, s’est ainsi indignée Anaïs Lefevre-Berthelot, maîtresse de conférences spécialiste du genre et des médias aux États-Unis, à l’occasion de la conférence de presse du collectif Stand Up for Science ayant suivi les annonces présidentielles. On va offrir quoi à nos collègues américains, un contrat court de trois ans et un retour au pays ? C’est une opération de communication. »
Pour la CGT du supérieur, ces annonces en grande pompe sont même « choquantes », surtout quand il s’agit de dédier, comme l’a fait récemment le président de l’université d’Aix-Marseille Éric Berton, entre 600 000 et 800 000 euros par chercheur·e accueilli·e sur trois ans. Le salaire moyen d’un·e enseignant·e-chercheur·e en France s’élève à 63 000 euros brut par année (selon le rapport social unique de 2022 cité par le syndicat) et des milliers de vacataires, parfois payé·es moins que le Smic, attendent des mois avant de recevoir leur dû.
Personne ne se risque cependant à minimiser les enjeux du séisme scientifique, mais aussi sanitaire et démocratique, engendré par la chasse aux sorcières que vivent actuellement les États-Unis. « Des gens vont mourir » en raison des décisions de l’administration Trump d’arrêter les recherches sur le VIH, sur les vaccins, sur le climat, insiste encore Anaïs Lefevre-Berthelot.
Le professeur Alain Fischer, spécialiste des déficits immunitaires génétiques, a lui souhaité souligner la nécessaire, bien que minimale, prise de position européenne du jour : « Ursula Van der Leyen et Emmanuel Macron ont rappelé que les valeurs académiques sont indispensables, c’est bien et important qu’ils le fassent. »
D’autres, et Emmanuel Macron le premier, ont pris garde aussi à ne pas réactiver une forme de concurrence mortifère, se faisant les promoteurs de la solidarité vitale entre communautés académiques. « Il n’y aura pas d’effet d’éviction, n’en déplaise aux malthusiens. La science se nourrit de cette émulation, de cette capacité à recruter et à attirer les meilleurs talents », a ainsi martelé le président à la Sorbonne.
Mais qui notre pays souhaite-t-il réellement accueillir, et dans quel but ? « Attention de ne pas penser qu’aux stars de la recherche, quand on devrait accueillir en priorité les jeunes, les post-doctorants vulnérables, ceux qui ont sans doute le plus à perdre », a noté Alain Fisher.
S’agissant des profils, Libération a révélé que les chercheur·es en étude de genre ou travaillant sur les minorités, thèmes honnis par l’équipage trumpiste, seraient exclu·es de la politique d’accueil « à la française ». « On peut défendre nos intérêts stratégiques et en même temps porter une vision universaliste », a assumé l’Élysée auprès de nos confrères. Que les « Marie Curie de demain » (pour citer encore le président) qui souhaitent traverser l’océan afin de rejoindre « l’Europe du savoir » se le disent…
La France n’a rien d’un paradis académique
Ce n’est pas non plus la première fois que la diplomatie scientifique fonctionne à géométrie variable : un peu plus de 5 000 visas « recherche » ont été délivrés entre 2023 et 2024, selon les statistiques du ministère de l’intérieur, soit une hausse de 12,5 % en un an, mais la grande majorité des chercheurs et chercheuses accueilli·es dans les laboratoires français sont d’abord… européen·nes.
La réforme des frais d’inscription pour les étudiantes et étudiants étrangers, mise en œuvre à l’occasion du premier mandat d’Emmanuel Macron, s’applique, elle, chaque année plus durement, pénalisant notamment les étudiant·es venu·es du continent africain, souvent moins doté·es financièrement.
Enfin, le programme Pause, qui finance depuis 2021 des scientifiques en exil (afghans, syriens, turcs, ukrainiens, russes, et récemment palestiniens, dont la sortie est le plus souvent bloquée par Israël…), a vu son budget passer de 7 millions d’euros en 2023 à 3 millions l’an passé, s’inquiète un membre du conseil d’administration.
Le décalage entre les discours et la réalité semble tout aussi patent sur la défense des libertés académiques. C’est le même Emmanuel Macron qui, en plein délire sur « l’islamogauchisme », accusait en 2020 les universitaires de « casser la République en deux » et de favoriser « l’ethnicisation de la question sociale », son ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer organisant deux ans plus tard à la Sorbonne un colloque indigent en forme du procès du « wokisme ».
Après le 7 octobre 2023, plusieurs universitaires ont également dénoncé une forme de traque de toute parole jugée propalestinienne, tandis que Gabriel Attal, alors premier ministre, attaquait directement Sciences Po, dont il disait ceci, dans une sorte d’anti-intellectualisme primaire : « Le poisson pourrit toujours par la tête. »
Qu’à cela ne tienne : « Le racisme systémique, le nationalisme chrétien, la suprématie blanche, la haine de la culture, le capitalisme hardcore et le vin qui arrache, c’est là-bas. Pas chez nous, écrit d’une plume teintée d’ironie et d’amertume la philosophe Nadia Yala Kisukidi. En France, l’État de droit est en grande forme. Les espaces critiques, qui renforcent la bonne santé des démocraties libérales (médias, justice, université, multipartisme), ne flanchent pas. »
Depuis la tribune de Choose Europe for Science, on entend enfin, dans la bouche du président de la République, un opportunisme politique à la limite du cynisme. Il s’agit d’attirer et d’accueillir les chercheuses et chercheurs étrangers soucieux d’une « science libre », mais aussi d’en profiter pour réformer « en profondeur » le système français.
C’est-à-dire « simplifier », « alléger » les processus dans « la transmission entre recherche fondamentale et appliquée », favoriser encore davantage les « financements publics-privés », « aller plus loin dans les contrats d’objectifs, de moyens et de performance » qui s’imposent désormais aux universités françaises, favoriser les grosses unités comme Paris-Saclay, pourtant contestées.
En bref, copier le « modèle américain », plus efficace que le modèle européen « ces trois dernières décennies », selon Emmanuel Macron. Sans tirer aucune leçon de la rapidité avec laquelle ce même système, brillant et envié partout dans le monde occidental, a été brisé, en à peine quelques mois, par la force d’un seul homme.