• J’ai commencé un boulot de distributeur de publicité dans les boîtes aux lettres depuis deux semaines. Si j’éprouve un malaise au sujet de ce boulot, ce n’est pas à cause de ce boulot en lui-même, mais du fait du regard négatif en réaction à cela, émanant de mon entourage. Ce regard est emprunt de pitié, parfois d’une désapprobation. J’aurais aimé une telle unanimité dans la négativité quand je faisais un boulot de codeur informatique ou d’ingénieur. A l’époque je me sentais coincé dans ce genre de tâches, consistant à faire augmenter la productivité des gens, et ce dans un contexte où je ne côtoyais que des salariés ayant fait des études supérieures. Dans ce genre de milieu, on se pense un peu privilégié. Non loin de mon ancienne boîte il y avait des camionnettes le long des routes où officiaient des prostituées, et mes collègues se sentaient loin de cela, à l’abri de façons de gagner de l’argent jugées indignes. De mon côté, une grosse partie de ma souffrance au travail émanait du hiatus entre l’obligation de paraître motivé et la réalité de ma motivation profonde, qui était que j’étais là par absence d’alternative pour gagner des euros. J’ai fini par me faire virer pour vivre un temps des allocations chômage, jusqu’à être confronté au manque d’argent à nouveau.

    Nous sommes des « travailleurs libres » écrivait Marx, et cela signifie que nous ne sommes pas attachés à un maître, une communauté ou un lieu. Notre force de travail est disponible à la vente, et cette liberté est une fiction juridique nécessaire pour contractualiser avec un employeur ou un client.

    Cette liberté de contracter, institution nécessaire au capitalisme, nous fait croire que c’est un choix de faire tel ou tel type de travail. Mais l’éventail de ce choix, si jamais il fallait le revendiquer, est de toute façon un privilège de ceux qui ont fait un peu d’étude, qui ont la bonne couleur de peau, qui ont des papiers ou qui habitent les bons quartiers. Je pense que dans des milieux plus modestes, personne n’aurait rien à redire au fait de distribuer de la pub pour ramasser quelques euros. De mon côté, je peux sans doute me faire embaucher pour quantité de boulots différents, mais à l’intérieur d’un choix vraiment restreint. Par exemple, quitte à courir partout dans une hâte permanente plusieurs heures d’affilées, je préférerais me rendre utile dans les services d’urgence d’un hôpital. Mais je n’ai aucune des qualifications requises pour cela, et je suis lassé de toutes ces années de formation derrière moi. De plus, je ne veux pas travailler à plein temps, ou plutôt si j’en étais obligé, je pense que je (re)deviendrais très vite une personne aigrie et déprimée. Je tente donc de vivre avec le minimum d’argent possible pour travailler le moins possible. Et je souhaite dans la mesure du possible compartimenter les choses en réservant un temps dédié et limité dans la semaine réservé au gain d’euros.

    Aussi dans ce boulot de distributeur de pub, j’ai pu découvrir et apprécier ce que je n’avais pas du tout observé dans mes boulots plus qualifiés. L’absence de fierté et la modestie des gens, même de la part des responsables, qui directement auto-critiquent l’activité de la boîte. Il est vrai que la distribution de pubs en boîte aux lettres est sur la sellette, tellement elle est illégitime, et que bientôt elle disparaîtra sans doute complètement. Ceci dit, c’est la première fois aussi dans mon boulot et pratiquement dès mon arrivée, des gens parlent de faire grève et de bloquer le dépôt. Socialement c’est un univers où je me sens beaucoup plus à l’aise car j’y retrouve ce que je cherche ailleurs. Malheureusement ce n’est pas un boulot éthique, il est non seulement peu utile socialement, mais injustifiable écologiquement parlant, avec ces tonnes de papiers imprimés à peine consultés avant de rejoindre la poubelle. Les personnes âgées peuvent en être friandes toutefois, et dans les immeubles de logements sociaux, je ne vois que très peu de « stop pub » sur les boîtes aux lettres. Ce papier publicitaire est indéniablement une source d’information pour qui veut optimiser son budget courses. Cela ne justifie pas pour autant ces tonnes de papier que nous distribuons chaque semaine.

    Il est clair que pour moi, la seule chose qui justifie ce boulot c’est l’argent, et ma volonté de ne pas compromettre ma subjectivité dans des boulots où l’on me demandera d’être motivé pour l’exercer. Ici, il n’est pas question de défendre un métier, un outil de travail, une éthique professionnelle ou une entreprise. Et c’est heureux. Et ça devrait l’être partout et pas seulement dans la distribution de pubs. Ici, la seule issue positive d’un mouvement social à mes yeux est de foutre le feu à ces dépôts, à condition toutefois de ne pas s’arrêter là. Car j’aimerais bien m’adresser aux personnes qui font un boulot plus acceptable à leurs propres yeux, c’est-à-dire ni totalement nuisibles ni totalement futiles, mais quand même un peu. Ce sont des boulots utiles dans cette société-là, mais insensés dans une société décente. Tant que notre subsistance de base restera fondée sur la vente de notre temps de vie, et bien plus encore quand nous y pensons en dehors de ces heures, ce sera toujours l’exploitation qui gouvernera nos prétendus choix. Tant que nous ne commencerons pas à construire un socle de subsistance inconditionnel et débarrassé de l’argent, les discussions éthiques sur le travail ne resteront qu’un bavardage entre gens privilégiés. Tant qu’on en est à se juger les uns les autres sur nos prétendus choix de vie, en fermant les yeux sur les règles sociales qu’il faut changer pour réellement avoir le choix de ne pas aller collectivement dans le mur, on ne fait que propager et reproduire notre propre aliénation à la marchandise.

    #distributeur-prospectus #anti-travail

    • Par rapport aux « boulots de merde » de Brygo (ou « bullshit jobs » de Graeber), un point qu’il cherche à faire comprendre, il me semble, c’est que justement il y a plus ou moins un consensus pour dire que ce type de boulot est négatif (pour l’environnement, et souvent pour les salariés), mais que de nombreux autres devraient l’être tout autant, pour deux raisons différentes, qui ne se situent pas au même niveau :
      – de nombreux métiers valorisés socialement (à cause du niveau d’étude entre autre), sont tout aussi négatifs pour la société, comme développeur informatique ou installeur de logiciels ERP, si le but est d’augmenter la productivité des gens dans une entreprise par exemple, c’est participer pleinement à l’un des cœurs du fonctionnement capitaliste : produire toujours plus, toujours plus vite, pour faire plus de marge, même si ça abime des gens en bout de chaine
      – dans le capitalisme tout travail devrait être reconnu comme négatif quelque soit son but, car tout travail est une vente de son temps contre de l’argent, même dans les activités « gentilles » (soigner des gens, fabriquer des jouets en bois, être journaliste à CQFD…)

    • merci aussi @deun pour ton texte

      Je croise pas mal de personnes, assez jeunes pour la plupart, qui disent choisir de vivre en squats parce qu’elles considèrent que payer pour se loger, boire de l’eau, s’éclairer est une aberration sociale et environnementale. Je souligne que ces personnes sont jeunes car c’est loin d’être simple de vivre ainsi toute une vie.
      Le gain financier du travail (et son augmentation prévue lors d’une « carrière ») nous rassure en nous exemptant de la culpabilité d’être des « parasites de la société ». Il permet également de lever la culpabilité de consommer des produits aussi terrifiants que des SUV ou des carottes râpées sous barquette plastique, devenus l’absurde compensation symbolique du travail.
      Nous nous permettons cet égoïsme sordide parce que nos modes de représentation politique (vivre ensemble) ont été totalement remodelés de manière à nous enjoindre de nous conformer à un modèle de réussite individuelle si bien intégré que nous ne savons plus vivre ensemble. Jusqu’à nous faire croire que la roue soit disant collective qui va de plus en plus vite dans le ravin que nous poussons à force de travail est la seule et unique à être valorisable.

      Une vieille amie chinoise me disait que nous ne connaissons pas notre chance de pouvoir passer notre journée à déprimer alors qu’ailleurs, la journée est par nécessité consacrée à trouver à manger. Ici, en Europe, nous ne travaillons plus que pour maintenir le décor en place : des pantins à l’assemblée nationale aux ordres des maitres du monde maintenus par des imbéciles qui veulent occuper leur journée.

      Pour ce qui est des déprimé·es, de plus en plus nombreux, et ceux qui craquent psychologiquement du travail sous toute ses formes, le pire est sûrement quand il faut revenir à la place attribuée, être lâche à nouveau, avoir peur de se défendre des exploiteurs ou de se retrouver à vivre en squatt.

    • @rastapopoulos

      Concernant ceci, est-ce la position des auteurs du livre « Boulots de merde » de Brygo et Cyran ? Je suis curieux de savoir comment ils la justifient si c’est le cas.

      dans le capitalisme tout travail devrait être reconnu comme négatif quelque soit son but, car tout travail est une vente de son temps contre de l’argent, même dans les activités « gentilles » (soigner des gens, fabriquer des jouets en bois, être journaliste à CQFD…)

      C’est évidemment ce que je pense aussi. La négativité dont il est question n’est pas dans la dimension concrète du travail rémunéré, mais dans le type de rapport social que ce travail vient actualiser. C’est ce que j’essaie de raconter dans mon autre texte « je travaille et je ne veux pas être payé pour cela ».

    • Ah non non @deun ça c’était mon commentaire de ce que toi tu avais décrit :p , en réponse à @vanderling qui mettait justement un lien vers les boulots de merde de Brygo plus haut. Et donc en disant que ce que toi tu disais allait plutôt à l’encontre de ça, ou tout du moins allait bien plus « profond » car ne se limitait pas à dire que tel ou tel boulot est merdique écolo-socialement, mais que tout le rapport social est pourri.

    • Un autre lien qui apportera peut-être plus de réponse à tes questions @deun
      https://seenthis.net/messages/959382
      Je ne peux pas répondre car je n’ai pas lu ces livres, dans ton autre texte tu conclus par le manque d’une culture de l’insoumission au travail rémunéré. Pour mon cas, je ne me considère pas comme un insoumis mais comme un assisté et un fainéant invétéré suffisamment résistant. Ma liberté n’a pas de prix et j’accepte de vivre de ce que j’aime, c’est-à-dire pas grand-chose. Le sens commun, quand il n’est pas perdu, nous invite à refuser l’adaptation et à tenter de recréer un monde, c’est-à-dire les conditions d’une habitation disait Hannah Arendt. Sauf que là, la maison brûle et qu’il n’y a jamais eu autant de pyromanes. Un autre copain (assisté lui aussi) m’a dit : « Le dernier qui m’a vu travailler est mort et le prochain qui me verra retravailler il est pas né. »

    • ... en tout cas dans l’entreprise de distribution de pub on te fait bien comprendre la logique sociale du « temps socialement nécessaire » où la norme pour être payé pour son temps de travail c’est d’atteindre la vitesse de la personne la plus performante. (Et il me semble qu’avant le système de la badgeuse gps, les gens s’échinaient à finir leur tournée en bien plus d’heures qu’ils étaient payés, et se retrouvaient donc à être payé un 1/2 Smic horaire. Maintenant ce truc de faire travailler les gens à la tâche qui leur a fait perdre des procès au prud’homme n’est pas possible sous cette forme. Mais ça revient sous une autre, par exemple en appliquant des pénalités appelées « écrêtage » sur les tournées où le logiciel a détectée des « anomalies », comme par exemple des tournées incomplètes dans le temps dit « théorique » payé au distributeur).

      Ceci dit j’ai observé la même logique dans un bureau d’étude technique employant des dessinateurs bac+2 : le chef du machin dimensionnait les tâches en fonction du plus performant, et il trouvait normal que le débutant passe des heures non payées le temps d’atteindre l’objectif. En fait tout le monde trouvait ça normal et c’est normal parce que c’est la logique capitaliste.