Est ainsi confirmée la lente dérive de la justification des droits-créances vers leurs vertus incitatives : « la finalité des droits-créances ne serait plus seulement de répondre à un besoin, mais de modifier les comportements supposés être à l’origine de cette situation de besoin » (Serverin, Gomel, 2012).[…]
La trajectoire vertueuse attendue par ses promoteurs, du RSA-socle seul au RSA-activité puis à la sortie du RSA pour dépassement du montant du revenu garanti, est en effet exceptionnelle (Gomel, Méda, Serverin, 2013). Ce qui frappe dans la trajectoire des bénéficiaires du RSA, c’est bien plutôt l’absence d’évolution en termes d’activité.
L’échec majeur du RSA est le non-recours massif des travailleurs pauvres au RSA-activité sur lequel Philippe Warin (et son Observatoire du non-recours) a attiré très vite l’attention (Warin, 2010, Okbani, 2011, Okbani, Warin, 2012, Okbani, 2013). Le Comité national d’évaluation du RSA a fait réaliser les études nécessaires pour mesurer précisément un phénomène qui est invisible dans le suivi statistique du RSA (rapport final, 2011).[…]
Un argument central doit en effet être rappelé : un des choix fondamentaux ayant présidé à la création du RSA a consisté à traiter les problèmes des personnes sans activité ayant jusqu’alors droit au RMI, prestation d’aide sociale, et ceux des travailleurs à bas salaires, bénéficiant jusqu’alors de la PPE, à l’aide d’un même instrument, le RSA, qui est une prestation d’aide sociale, exigeant un acte de demande et une déclaration trimestrielle de l’ensemble des revenus du foyer. On a donc transformé, pour les travailleurs à bas salaires, une prestation « portable », obtenue automatiquement en cochant une case de la déclaration d’impôt sur le revenu, en prestation « quérable », exigeant démarches et contrôles. Le non recours s’explique en partie par les difficultés, voire le refus d’une telle transformation par leurs bénéficiaires (Domingo, 2012 ; Warin, 2012 ; Okbani, 2013 ; Gomel, Méda, Serverin, 2012). Le changement de statut (de contribuable bénéficiaire d’une aide fiscale à celui de demandeur d’aide sociale) n’est pas le seul auquel on a contraint les travailleurs à bas salaires : l’aide, jusqu’alors individuelle et tenant compte des seuls revenus d’activité, s’est transformée en prestation familialisée exigeant la prise en compte de tous les revenus de l’ensemble des membres du foyer. […]
La Prime d’activité proposée par le député Sirugue, bien qu’elle rompe avec cette logique en distinguant à nouveau les publics, et bien que son obtention ne soit conditionnée que par la prise en compte des seuls revenus d’activité, n’échapperait néanmoins pas tout à fait à son statut d’aide sociale : on continuerait en effet d’exiger une déclaration trimestrielle, et pour les conditions d’exigibilité, ce sont bien les ressources de l’ensemble du foyer qui seraient prises en compte. Il n’est donc pas certain que l’ampleur du non recours soit considérablement moins élevée sauf si les bénéficiaires potentiels sont sollicités par l’intermédiaire des CAF ou du fisc. C’est la raison pour laquelle nous nous étions prononcés en faveur d’une PPE recalibrée (concentrée sur les plus pauvres) et mensualisée : il nous a semblé que les réticences de l’administration fiscale vis-à-vis d’une telle solution – exprimées lors des séances de la Commission Sirugue - relevaient peut-être d’une analyse en termes de sociologie administrative. Ni les caisses d’allocations familiales ni les services fiscaux ne semblaient en effet désireux de continuer ou de commencer à assurer la très lourde charge de gestion du RSA. Quant au fond, entre les deux objectifs de réactivité et d’automaticité, entre lesquels la Commission Sirugue semblait devoir choisir, il nous paraissait préférable d’opter en faveur de l’automaticité, qui assure l’effectivité de la distribution des aides prévues, plutôt que d’une réactivité toute théorique dès lors qu’une importante proportion des destinataires ne viennent pas chercher les sommes auxquelles ils ont droit.
Plus généralement, il importe désormais de poser la question de savoir s’il ne serait pas raisonnable de permettre aux personnes qui en ont besoin d’accéder sans autre forme de procès aux allocations auxquelles elles ont droit – en dehors de tout mécanisme de conditionnalité. En effet, les obstacles mis à la perception des allocations rendent le devoir de solidarité de la société envers les individus de moins en moins effectif (ONPES, 2013). On peut se demander, alors que le niveau du RSA par rapport au SMIC n’a cessé de diminuer, d’une part, si le principe exposé dans la Constitution est respecté (donner à chacun sinon un travail, du moins des moyens convenables d’existence), d’autre part, si l’invention du RSA n’a pas constitué un pas de plus dans la remise en cause du principe de solidarité et le développement de la thématique de l’« assistanat ».