Quand les affrontements dans le camp de réfugiés palestiniens de Aïn el-Heloué ont cessé en septembre dernier, je pensais pouvoir enfin me reposer. Après un mois et demi sur le terrain, j’espérais prendre quelques jours de vacances dans mon village natal de Khiam, à la frontière sud du Liban. Ce n’est qu’à partir de l’an 2000, lors du retrait des troupes israéliennes du Liban-Sud, que j’avais à nouveau pu m’y rendre. Khiam a tout connu : déplacements de population, bombardements, destruction et vingt-deux ans d’occupation. Les souvenirs de la guerre planent sur chaque événement heureux.
Rien ne pouvait laisser présager que, très vite, Khiam soit aussi au cœur d’une nouvelle tempête. Mais l’attaque du 7 octobre a aiguisé ma vigilance, considérant les répercussions que cela pourrait avoir sur le Liban, particulièrement sur le front sud. Comme attendu, dès le lendemain, le Hezbollah attaquait des positions de l’armée israélienne sur les collines occupées de Kfarchouba, affichant ainsi son soutien au Hamas. Une nouvelle fois, j’anticipais une escalade de la situation.
Le Hamas et le Jihad islamique ont commencé à lancer des roquettes du Liban-Sud, et jour après jour, les opérations contre Israël ont augmenté. Les contre-attaques israéliennes se sont étendues, ciblant des villages frontaliers et parfois des habitations. Les images de la guerre de 2006 et les images de bombardements, de destructions, de morts et de blessés me sont revenues. La peur de revivre de telles scènes était palpable.
Mes 44 ans d’expérience à couvrir des conflits m’y avaient pourtant préparé : l’invasion de 1982, les guerres de 1993, 1996 et 2006. Je sais que je ferai à nouveau face à la peur, au déplacement, à la destruction et à la mort. Même 14 jours après le début de l’escalade dans le sud, il ne suffit pas de téléphoner à ses nombreuses sources pour couvrir une situation de conflit. Il faut se rendre sur place, regarder, écouter, surveiller et attendre. Vous devez être présent pour rapporter la réalité et la vérité, et donc prendre des risques. Parfois, vous regardez un bombardement depuis une colline, vous entendez les clashes et vous observez. Vous parcourez les villages frontaliers, passez voir les gens.
À Kfar Kila, une localité frontalière, certains, toujours hantés par les souvenirs de 2006, quittent leur maison par peur de les revivre. Mohammad, 60 ans et père de 5 enfants, me dit : « La guerre de 2006 nous a pris par surprise. Nous avions quitté la maison pieds nus, sans vêtements. Maintenant, je suis préparé. Tout le monde annonce que la guerre va arriver, alors avant qu’elle ne commence, je pars avec ma famille vers un endroit plus sûr ». Abou Hussein, un autre résident, est déterminé à rester chez lui. Il cite un poème de Mahmoud Darwish. « En temps de guerre, nous sommes les victimes sur qui chaque forme de tuerie a été essayée, même avec les armes les plus récentes. Pourtant, nous sommes le miracle qui ne meurt pas et ne peut être tué ».
Pendant les guerres, les émotions parfois disparaissent, notamment quand on parle avec les victimes, les apeurés, les déplacés ou les blessés. Si nous pouvions parler aux morts, nous le ferions. Un instant, vous parlez avec ceux qui ont fui leur maison sans remarquer leur peur. Puis avec les blessés sans ressentir leur peine. Enfin, avec les morts sans les regarder dans les yeux. C’est comme si il n’y avait plus de vie, plus d’humanité. Comme si nous étions dans un rêve. Mais quand on termine un reportage et que le calme autour de nous reprend la main, soudain c’est comme se réveiller de ce rêve. Nos souvenirs nous envahissent. Nos émotions nous transpercent. Nous pleurons. Nous réalisons enfin ce qu’il vient de se passer. Il n’y a qu’un fil entre notre profession et notre humanité. Il vaut mieux ne laisser aucune dominer l’autre.
En apprenant la mort de Khalil Hashem et de son épouse Rabab el-Akoum à Kfarchouba, mon premier souci a été de confirmer ou d’infirmer l’information, sans ressentir d’émotion. Une fois leur mort confirmée, quand le toit de leur maison s’est effondré sur eux après un bombardement israélien, j’ai enfin saisi la mort de ces deux êtres humains et je les ai pleurés.
La guerre est terrifiante. Les humains, tristement, n’y deviennent que des nombres. La guerre peut vous coûter votre vie. C’est ce qui s’est passé avec mon ami, le vidéographe de Reuters, Issam Abdallah, lui aussi originaire de Khiam. Le 13 octobre, la voiture de son équipe a été bombardée par un missile israélien, la détruisant, tuant Issam sur le coup et blessant les autres. Du haut de ses 37 ans, Issam a couvert de nombreuses guerres. Sa mort m’a profondément affecté. Lors de ses funérailles, nos yeux se sont remplis de larmes et la tristesse nous a enveloppés. Nous pleurions doucement jusqu’à en étouffer. Sa sœur nous disait : « Ne haussez pas la voix pour ne pas la réveiller ». Chuchotant, nombreux de ses collègues se demandaient lequel d’entre eux suivra Issam.
Notre métier n’est pas de nous mettre dans le pétrin, mais nous touchons au danger, nous touchons à la mort. Comme toi, tu l’as touchée, Issam. La guerre n’est pas encore là. Qu’importe, nous travaillerons pour la vérité. Nous essaierons d’apaiser les douleurs. Mais si la guerre devait commencer, alors seuls les morts pourront témoigner quand elle finira.