• « #Habiter le monde, c’est être libre de se déplacer »

    Exister, c’est « sortir de soi et de chez soi ». Pourtant, les hommes sont-ils égaux quand il s’agit de vivre chez l’autre ?, interroge la philosophe ivoirienne #Tanella_Boni dans un récit très personnel.

    Invitée à s’interroger sur le verbe « habiter » pour la collection « Paradisier » des éditions Museo, la philosophe ivoirienne Tanella Boni ne livre pas un essai aride sur ce qu’habiter le monde peut vouloir signifier. Au contraire, elle a opté pour un récit personnel et intime. C’est qu’en plus d’être professeure de philosophie à l’Université Félix Houphouët-Boigny à Abidjan, l’actuelle membre du comité d’organisation de la Fédération internationale des sociétés de philosophie est aussi une romancière (prix Ahmadou-Kourouma 2005 pour Matins couvre-feu) et une poétesse reconnue.

    A partir de son expérience de vie entre Abidjan et Toulouse et de ses souvenirs d’enfance, elle questionne cette « spécificité humaine » qu’est l’habiter, qui s’exprime de diverses manières à travers les âges et les cultures. « En Afrique, explique-t-elle au Monde, on oublie peu à peu comment vivre avec l’ensemble du vivant. Il ne s’agit certes pas de revivre comme avant, mais on peut néanmoins s’interroger sur l’érosion de ce lien avec le vivant qui nous amène à construire des villes sans espaces verts, par exemple, ou à utiliser des matériaux modernes introduits par le colonisateur et qui nous oblige à utiliser la climatisation, alors que l’on n’en avait pas besoin avant. Il est important de revaloriser les savoir-faire locaux pour contrer cette obsession moderniste. »
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    Dans Habiter selon Tanella Boni, elle montre comment en Côte d’Ivoire, dans des temps pas si anciens, « l’eau, la terre, le feu, le vent, l’arbre et l’animal étaient parties prenantes de la société des humains qui vivaient en symbiose avec la nature. Des valeurs fondamentales – comme la solidarité – trouvaient leur ancrage dans cette société hiérarchisée où les inégalités avaient toute leur place. On était solidaire parce qu’il y avait des puissants et des faibles, des hommes et des femmes, des enfants et des personnes âgées. » Il importe aujourd’hui, affirme-t-elle, de revaloriser ces savoir-faire traditionnels qui « ont fait leurs preuves » et permettent d’habiter durablement le monde, de manière écologique, et de renoncer à la standardisation de la mondialisation qui a abouti à l’effacement des mondes locaux.
    « Profondes empreintes »

    Tanella Boni rappelle qu’habiter le monde ne se dit pas uniquement dans des structures matérielles, mais s’exprime également dans les imaginaires et les langues que l’on vit. Or le « grand chambardement » qu’a été la colonisation a profondément bouleversé les manières africaines d’être au monde et frappé les esprits et les psychés. En imposant, par exemple, un droit colonial sur des lois coutumières, la France a introduit de la dissonance dont l’écho retentit encore aujourd’hui contribuant aux délétères – et parfois meurtriers – conflits fonciers. « Le pays dominant laisse toujours de profondes empreintes sur nos manières de penser et d’agir », écrit-elle. La question qui se pose alors est de savoir comment ne pas être habité par l’ancien colon.

    En pillant et en détruisant les œuvres d’art, dont il est question aujourd’hui de les restituer aux Etats africains demandeurs, c’est tout une manière d’habiter les mondes que la colonisation a sapée. Les statuettes que les Baoulé, Wan, Gouro, Mona désignent par ce que l’on pourrait traduire par « humains de bois », analyse Tanella Boni, ne sont jamais des objets mais « l’esprit d’un humain qu’un sculpteur qui a appris les règles de son art “rencontre”. Il sculpte ou incruste cet esprit dans le bois » et ensuite les « humains de bois » « jouent leur propre rôle, de protection des vivants ».

    En procédant de la sorte, la France coloniale a affirmé haut et fort aux colonisés que le monde qu’ils habitaient n’étaient pas le leur, comme l’Europe ou les Etats-Unis peuvent le proclamer aujourd’hui à la face de ceux que l’on qualifie désormais de « migrants ». Or, explique Tanella Boni, « se déplacer dans une autre région de son pays fait partie de l’habiter. Migrer dans un autre pays, c’est aussi habiter. (…) Habiter, ce n’est pas être figé en un lieu », c’est se mouvoir, « être libre de se déplacer », et évoluer, ne pas être fermé sur soi.

    Habiter, c’est se sentir chez soi. Mais il arrive que l’on puisse être étranger chez soi, lorsque l’on est mis au ban de la société, à l’image des enfants microbes, ces enfants des rues d’Abidjan qui volent, agressent et parfois tuent. L’on peut également être étranger chez soi lorsqu’il s’agit d’« habiter un monde hétéronormé et patriarcal dans un corps de femme », explique encore Tanella Boni, qui a été pendant deux décennies la seule femme à enseigner au département de philosophie de l’université Félix Houphouët-Boigny.
    « Strates d’habitation »

    Les appartenances sont mouvantes et relèvent aussi d’un choix. En cela, migrer n’est pas une sinécure. C’est une épreuve existentielle qui renvoie « à une manière d’exister, d’être et de connaître ». Epreuve, car il n’est pas toujours aisé d’endosser différentes « strates d’habitation », de composer sa manière de vivre et d’être au monde à partir des différents legs qui sont les nôtres, qu’il s’agisse d’éléments culturels ou de langues. Comment alors se dire soi dans la langue de l’autre ? En l’apprivoisant et en la faisant sienne sans pour autant oublier sa propre langue, suggère l’écrivaine, qui confie se situer « à la croisée des langues », c’est-à-dire écrire en français « en présence d’autres langues qui [l]’habitent ».

    La migration est épreuve également parce qu’elle « n’en finit pas de durer, puisqu’elle apparaît comme un passage éprouvant pour le corps, la mémoire, l’imagination, et toutes nos facultés ». La schizophrénie guette lorsque l’on éprouve une double absence, celle du pays de départ et celle du pays d’arrivée qui refuse de vous accueillir pleinement. « Vivre entre ici et là-bas, ne pas savoir où l’on habite est une histoire de folie qui peut durer toute une vie. » Et de rappeler qu’exister, c’est littéralement « sortir de soi et de chez soi ». Dès lors, refuser aux migrants le droit de vivre hors de chez eux n’est rien d’autre que nier leur humaine condition. Et rejouer la partition coloniale qui distinguait en l’Occident une zone de l’être et dans les pays colonisés, une zone du non-être.

    https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/11/10/habiter-le-monde-c-est-etre-libre-de-se-deplacer_6018695_3212.html#xtor=AL-3
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