« Droit d’exception et paralysie de la justice favorisent l’avènement du far west », Nicolas Molfessis(Professeur à l’université Panthéon-Assas, secrétaire général du Club des juristes)
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« Dès le 14 mars, les pouvoirs publics ont décidé de ne maintenir le fonctionnement de la justice que pour les seuls contentieux essentiels » (Photo : Le palais de justice de Bayonne fermé, le 16 mars, pour cause de coronavirus). Bob Edme / AP
Face à la quasi-suspension des travaux de la #justice, le professeur de #droit_privé Nicolas Molfessis craint qu’au sein de la société se diffusent des comportements cyniques et que certains soient tentés de ne plus respecter leurs engagements légaux.
Tribune. Pour le droit, la période actuelle est d’ores et déjà marquée par deux traits majeurs : d’une part, l’émergence et la propagation, fulgurante, d’un #droit_d’exception, appelé à la rescousse d’une crise dont les manifestations traversent la plupart des secteurs ; d’autre part, la paralysie, presque totale, du fonctionnement de l’institution judiciaire, et donc de la justice.
Mis en miroir, ces deux mouvements, l’un de profusion voire d’explosion, l’autre de contraction sinon de disparition, favorisent l’avènement de ce qui pourrait ressembler au far west, cette société dans laquelle les individus se font justice à eux-mêmes.
Dès le 14 mars, les pouvoirs publics ont décidé de ne maintenir le fonctionnement de la justice que pour les seuls « contentieux essentiels ». Ainsi, en matière civile, même les référés marqués par l’urgence font désormais l’objet d’une sélection. Pour le reste, comme la garde des sceaux l’a indiqué, les juridictions sont « fermées ».
Comme une médecine d’urgence
Le mot ne renvoie pas seulement à un état physique des juridictions, portes closes ; il exprime aussi un arrêt de la justice étatique : on « ferme » la justice, comme on le dirait d’une boutique qui cesse son activité. Comme l’a observé le premier président Jean-Michel Hayat [de la cour d’appel de Paris], « on a l’impression d’être dans une énorme machine qui d’un seul coup s’arrête… ». Or cette « machine », c’est celle qui, dans nos sociétés développées, règle majoritairement les conflits entre les hommes et les incite à respecter la règle de droit.
A vue de règles, le droit n’a pourtant pas disparu, du moins une certaine forme de droit. L’avalanche de textes qui s’est abattue sur nous en quelques jours suffit à en attester. Ils promeuvent des règles dont l’objet premier est de mettre à l’écart, sans ménagement, le droit existant. C’est le propre du droit d’exception de se présenter comme une médecine d’urgence, un droit « d’autoconservation », disait [le philosophe allemand et juriste nazi] Carl Schmitt [1888-1985].
Le résultat est là : qu’il s’agisse de procédure ou de droit substantiel, de droit du travail, de droit fiscal, de droit des sociétés, de droit des contrats, de droit des marchés publics, etc., nombre de principes essentiels sur lesquels repose notre système juridique ont été écartés pour éviter que tout ne s’écroule. Qui d’ailleurs se serait accommodé d’une lenteur ou d’une timidité des pouvoirs publics ? Qui aurait pu prétendre que le droit d’hier puisse régir la situation d’aujourd’hui ?
Ces règles, pour nous protéger, inventent un monde fictif, celui dans lequel on fera comme si rien ne s’était passé, ou encore comme si on avait pu agir à temps. Comme lorsque l’on plonge un malade dans un coma artificiel pour lui éviter de souffrir et préserver ses fonctions vitales, le droit d’exception va jouer de la fiction juridique pour nous abstraire de la réalité. Surtout, dans ce monde juridique de crise, le lien de droit se relâche, la pression disparaît – au pénal comme au civil. Un #droit_du_débiteur voit le jour, entièrement dérogatoire.
L’exception chasse le principe
Les dettes fiscales, sociales, bancaires, civiles, sont l’objet de nombreuses mesures de grâce, souvent sur simple demande. La négociation, le gré à gré, entre débiteurs et créanciers, va se substituer à la contrainte juridique. Le modèle, officiel puisque venu d’en haut, n’est plus le paiement.
Le droit d’exception atteint le lien d’obligation, y compris dans les rapports de droit privé : il paralyse le jeu des astreintes, des clauses pénales, des clauses résolutoires ou interfère avec les résiliations et renouvellement de conventions (Ord. n° 2020-306) ; il octroie des mesures de faveur à certaines entreprises, en raison de leur taille (Ord. n° 2020-316) ou de leur secteur d’activité (Ord. n° 2020-315). Mais ces textes, disparates et réactifs, dispensent leurs mesures sans percevoir les effets de système qui vont en résulter.
Or l’appel à la solidarité peut certes faire beaucoup de bruit au dehors, il reste qu’en chacun de nous, la peur de l’avenir, les perspectives nées d’un effondrement de nos mondes et de notre condition, résonnent fortement. Chacun va donc jouer sa partition, avec plus ou moins de cynisme : les individus, pas plus que les Etats, les collectivités publiques, ou les entreprises, ne sont tous vertueux.
Le risque est alors celui de comportements guidés par un principe de survie économique. A partir du moment où les juridictions sont fermées, où ne pas payer ses dettes devient un droit discrétionnaire accordé par l’Etat, où le temps juridique ne court plus, comment croire que les anciennes règles, notamment celles qui visaient à assurer la sécurité juridique des transactions, pourront toujours s’appliquer et être respectées ?
L’exception chasse le principe
Le droit est un système où prévalent l’imitation et les effets domino. Dès lors qu’une partie essentielle de notre droit se trouve suspendue, l’exception chasse le principe et il n’est plus possible de tolérer l’ancien droit, celui de l’ancien monde. Les uns accepteraient-ils de subir une règle que le droit d’exception a écartée pour d’autres ? Et comment le pourraient-ils quand ils sont eux-mêmes empêchés d’en répercuter les coûts ? A quoi s’ajoute l’effet désinhibiteur de la fermeture des juridictions, qui vient inciter à la violation des règles anciennes.
Chacun le sait, notaires, avocats ou banquiers d’affaires, les acquisitions en cours subissent déjà les renonciations des acquéreurs, quand bien même la règle de droit ne les autoriserait pas à se dédire. Nombre d’entreprises ont également cessé unilatéralement de payer leurs fournisseurs pour des dettes échues, sans qu’aucune disposition de notre droit de crise ne le permette. Les preneurs de baux commerciaux n’entendent pas davantage payer les loyers de locaux qu’ils n’exploitent plus. La logique d’un droit d’exception est de se propager. L’effet d’entraînement est inéluctable.
A ce stade, tout est donc en place pour détruire la #sécurité_des_transactions et favoriser des comportements qui ne s’exprimeront plus par le droit. Pour y remédier, l’Etat doit mesurer au plus vite qu’il ne pourra laisser aucun secteur hors du droit d’exception qu’il érige. La crise est globale, le droit qui la combat doit l’être aussi.