Dans un minuscule hameau encaissé de la province d’Abyan, dans le sud du Yémen, où des buissons d’acacias et quelques pâturages façonnent un relief cabossé, sec et caillouteux, en impression de vie, au petit matin du jeudi 17 décembre 2009, « le sang des bêtes s’est mêlé à celui des hommes. Je ne pensais pas un jour voir ça. » Muqbil Mohammad Ali se tait. Il y a bientôt trois ans, un missile de croisière américain s’abattait sur Al Maajala. Le Tomahawk BGM 109D, chargé de bombes à fragmentation, devait frapper un camp d’entraînement d’Al-Qaida. Il décima un campement de nomades, bergers et apiculteurs, 46 personnes au total, quasiment toutes issues de deux clans, les Haydara et les Anbour. Un seul membre de la franchise terroriste locale sera officiellement identifié parmi les victimes.
Pour mieux raconter l’histoire d’Al Maajala, Muqbil Mohammad Ali doit d’abord la montrer. Elle se cache dans une poche de sa veste intérieure, sous la forme d’une vidéo tournée à la va-vite sur un téléphone portable. Elle l’accompagne partout. On y voit des chèvres et des moutons convulser, les entrailles à l’air, recroquevillés en boule sur un sol noirci par le feu. On y voit surtout les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, des rigoles de sang freinées par la poussière. Muq bil a perdu 16 membres de sa famille.
Au nom de la lutte contre le terrorisme, le hameau d’Al Maajala avait été rayé de la carte. Officiellement, la frappe militaire était yéménite. Mais très rapidement, plusieurs journaux et organisations non gouvernementales soulevaient la responsabilité des Etats-Unis. Elle sera clairement établie à l’automne 2010, lorsque WikiLeaks divulguera plusieurs dizaines de milliers de câbles diplomatiques américains. Dans l’un d’eux, en date du 4 janvier 2010, Ali Abdallah Saleh, président désormais déchu du Yémen, regrettait que des « erreurs aient été commises avec la mort de civils à Abyan », avant de rassurer son interlocuteur américain : « Nous continuerons à dire que ce sont nos bombes, pas les vôtres. »
Depuis, ni le gouvernement de Sanaa ni les autorités américaines n’ont endossé la responsabilité du bombardement d’Al Maajala. Une commission d’enquête parlementaire yéménite a bien pointé l’erreur de frappe, mais sans en préciser les causes ni les responsables – les drones servent notamment à recueillir des renseignements et à photographier des sites ou des cibles potentiels.
Associé à HOOD, organisation yéménite de défense des droits de l’homme, le Centre pour les droits constitutionnels, basé à New York, s’est saisi du cas d’Al Maajala. En avril 2012, au nom de la loi pour la liberté d’information, il a engagé une procédure auprès de huit agences fédérales, afin de consulter les documents liés à l’affaire et en retracer le déroulé précis. Pour Pardiss Kebriaei, l’avocate en charge du dossier, « Al Maajala est l’un des exemples les plus clairs de la destruction causée par la politique américaine des assassinats prétendument « ciblés », et de l’absence totale de responsabilité du gouvernement dans sa conduite ». Cinq mois après le déclenchement de la procédure, aucune agence officielle n’a encore transmis le moindre document. « Nous ne nous attendons pas à ce que le gouvernement réponde à notre demande de sa propre initiative, anticipe l’avocate, mais notre espoir est qu’une cour de justice l’oblige à le faire. »
La justice, voici le seul moyen, avoue Muqbil Mohammad Ali, pour atténuer la « haine » qu’il porte en lui. La haine contre son gouvernement, suspecté, à l’époque des faits, d’avoir attisé la peur d’Al-Qaida pour mieux engranger les bénéfices lucratifs de sa coopération stratégique avec les Etats-Unis. La haine contre les autorités américaines, automatiquement silencieuses, trois ans après les faits, à toute question qui lui est posée sur le sujet. « Ce crime devrait peiner tous ceux qui ont une conscience. Peu importent les indemnités qui nous seront versées, ma haine ne disparaîtra pas sans justice. » Mais le berger met en garde : « Al Maajala a donné un prétexte à certains pour rejoindre les rangs d’Al-Qaida et se venger. »