Si on devait classer ce livre dans les rayons d’une librairie, ce serait plutôt parmi les « beaux livres » en raison de la qualité exceptionnelle de ses photos et de la présentation soignée de l’ensemble. Mais un doute ne manquera pas de s’insinuer : qu’ont-ils de si beau ce site industriel, les immeubles type HLM qui l’entourent et leurs habitants qui se prêtent au jeu proposé par la photographe en se laissant captés par sa camera ? La difficulté à apporter une réponse tranchée à une telle question annonce en quelque sorte l’intérêt particulier que présente cet album. En effet, nous sommes ici loin des clichés en noir et/ou blanc si fréquents s’agissant de la Roumanie de l’après-Ceauşescu et des mutations en cours dans ce pays.
A voir et revoir ces photos d’Anne Leroy, à lire et relire les pages qui les accompagnent de Julia Beurq, la gêne occasionnée par l’impression de kitsch qui se dégage du décor ambiant désuet, des lieux publics qui rappellent l’atmosphère des films est-européens des années 1970 ou encore des poses figées adoptées par les hommes et les femmes confrontés à la caméra est vite chassée par le regard tendre posé par la photographe qui nous réconcilie en quelque sorte avec tout un monde qui vit à sa façon, selon ses règles, en fonction de sa propre histoire et qui doit faire face à des contraintes dont on réalise par ailleurs difficilement la pesanteur… Saisi dans son humanité, ce monde se révèle non seulement attachant mais beau aussi, à sa façon. Il occupe une position intermédiaire entre un passé communiste qui n’est pas prêt à s’effacer et le modèle capitaliste occidental qu’il est désormais appelé à suivre. A vrai dire, les deux s’entremêlent, même si le premier semble l’emporter. On s’en rend compte à travers les images de certaines scènes du restaurant municipal de la ville aux grandes tables et aux regards tristes des convives ou encore aux chaises couvertes de housses blanches décorées à l’occasion des fêtes. Seule touche occidentale, si l’on veut, et encore en net décalage dans le temps, la statue d’Elvis, « en blanc et bleu délavé qui se dresse face à une discothèque poussiéreuse » (p. 58) dans laquelle se produit un ancien ouvrier de l’usine devenu une célébrité locale en interprétant les tubes du « King ».
“Un cordon ombilical relie Mioveni à Dacia. Si l’usine ferme, Mioveni disparaît.”
Les propos des personnes interrogées nous apprennent en revanche à quel point elles vivent bien dans leur temps. Il y a nettement moins de commentaires nostalgiques pour l’époque du « răposatul » (le « défunt », c’est ainsi qu’on appelle fréquemment Ceauşescu) que dans le reste du pays, et pour cause : grâce à la reprise de Dacia par Renault en 1999, la ville-usine de Mioveni a survécu à l’abandon des fleurons de l’industrie roumaine bradés lors de la privatisation sauvage qui avait frappé de plein fouet tant d’autres cités mono-industrielles. Les rares ouvriers qui ont accepté de parler, alors que leurs conjointes et les retraités ont été plus coopératifs, ne se plaignent pas de leur sort comme tant de leurs compatriotes, souvent plus mal lotis. Cătălin, qui travaille au pressage, se dit par exemple « chanceux d’avoir un emploi stable et un salaire plus que correct comparé à la moyenne roumaine ». Pourtant les pressions ne manquent pas. « On nous demande d’aller toujours plus vite », raconte-t-il. En effet, relève Julia Beurq, à l’entrée de chaque section, des panneaux indiquent le nombre de pièces produites par minute, la moyenne d’âge des employés, la proportion d’hommes et de femmes, le pourcentage des robots, etc. (p. 30). La photo de l’« employé du mois » y figure aussi en sorte que les méthodes capitalistes modernes de gestion ne sauraient choquer outre-mesure ceux qui se rappellent encore de l’organisation socialiste du travail d’antan. Le droit de grève est assuré et, si les ouvriers prêts à courir le risque d’en faire usage sont peu nombreux, tous se souviennent de la « grande grève » de 2008 qui après dix-neuf jours a fait plier « les Français ». Le chantage à la délocalisation reste dissuasif : « Un cordon ombilical relie Mioveni à Dacia. Si l’usine ferme, Mioveni disparaît », fait remarquer le responsable du Syndicat automobile Dacia.
Un monde tiraillé entre un passé révolu et un avenir incertain
La photo reprise sur la quatrième de couverture représente en premier plan un champ en friche puis, en second plan, les nouveaux bâtiments de l’usine au pied desquels on aperçoit les Dacia fraîchement sorties des ateliers. Entre les deux, on aperçoit d’énormes conduits de gaz rouillés en plein air comme il y en a encore tant à l’Est. Nous avons là un aperçu du « mélange des genres » omniprésent en Roumanie : l’usine flambant neuf, les vieilles installations héritées du passé et la nature qui a repris ses droits à force d’être oubliée pendant la longue transition… Enfin, pour compléter le tableau, signalons la photo du berger faisant paître ses moutons au bord de la route reliant Mioveni à Piteşti (p. 39) qui suggère l’état actuel des campagnes roumaines, tandis que celle des bâtiments désaffectés de l’ancienne usine automobile ARO de Câmpulung, ville située non loin de Mioveni (p. 33), est nettement plus représentative pour l’état actuel de l’industrie roumaine que les photos prises dans les ateliers de l’usine reconstruite et mise aux normes par Renault (p. 24 et 25).
La profusion d’icônes qui ornent ce qui est présenté comme le bureau du maire de la ville (p. 66) mais aussi les scènes de recueillement lors de la célébration de la saint Nicolas (p. 61 62, 63, 64 et 65) montrent le poids considérable de l’Église orthodoxe ou plutôt d’une certaine religiosité populaire en Roumanie, y compris dans une ville assez prospère comme Mioveni. Tiraillé entre un passé révolu et un avenir incertain, le monde roumain tel qu’il apparaît dans le livre de Julia Beurq et Anne Leroy semble y trouver l’apaisement et la convivialité que le monde moderne auquel il a accès ne semble pas à même de lui fournir. S’il assure à nombre de Roumains une capacité d’endurance étonnante à bien des égards, cet encrage dans la « tradition » est aussi le signe de leur fragilité.