#e._p._thompson

  • E. P. Thompson, une vie de combat - La Vie des idées
    http://www.laviedesidees.fr/E-P-Thompson-une-vie-de-combat.html

    Pour lui, la « classe » n’était ni une « structure », ni une « catégorie », mais « quelque chose qui se passe en fait — et qui, on peut le montrer, s’est passé — dans les rapports humains ». Une classe sociale est donc l’expression sociale et politique d’un processus conflictuel fondé sur les expériences des hommes et des femmes en tant qu’acteurs de l’histoire. Par « conscience de classe », Thompson désigne la manière dont ces expériences sont traduites « en termes culturels et s’incarnent dans des traditions, des systèmes de valeurs, des idées et des formes institutionnelles ». Sa manière d’écrire l’histoire est originale car elle ne passe plus par le truchement des seules organisations et refuse de considérer les acteurs comme des réceptacles passifs d’idées qui les dépasseraient : « Aucune idéologie n’est intégralement absorbée par ses adeptes, écrit-il, elle se transforme dans la pratique de mille façons sous l’effet de l’action spontanée et de l’expérience ». Dans ces conditions, l’histoire de la formation de la classe ouvrière ne saurait être ramenée à un simple processus mécanique ; elle « relève tout autant de l’histoire politique et culturelle que de l’histoire économique. Elle n’est pas née par génération spontanée à partir du système de la fabrique. [...] La classe ouvrière se créa elle-même tout autant qu’on la créa »

    La notion « d’économie morale », introduite dès 1963 mais explicitée dans un article majeur publié en 1971, sera sans doute la proposition de Thompson la plus discutée. Elle visait à penser l’action des foules émeutières comme des pratiques populaires disciplinées et réfléchies, plutôt que comme de simples réactions instinctives à la misère [15]. Le coup de force intellectuel de l’auteur consiste à introduire une dimension « morale » dans l’analyse marxiste des rapports sociaux : cette « économie morale » des pauvres ou de la foule désigne « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées occupées par les diverses parties de la communauté », ce qui implique qu’un système de normes et d’obligations façonne les actions populaires. Depuis quarante ans, la notion, autant critiquée que célébrée, n’a cessé de faire débat.

    Cet aspect du marxisme romantique de Thompson est effectivement une clé essentielle pour comprendre son œuvre et ses engagements, comme les nombreuses incompréhensions et critiques qu’ils ont suscitées. Comme d’autres penseurs de ce socialisme romantique anti-industrialiste, à l’image de Lewis Mumford aux États-Unis à la même époque, Thompson a tenté de dessiner une voie alternative. Il l’a recherchée dans le passé, dans des traditions intellectuelles oubliées comme dans les résistances populaires au capitalisme. C’est dans l’un de ses derniers textes qu’il explicite son projet : l’homme économique et la modernité capitaliste ont remodelé les besoins et ouvert une trajectoire qui « peut désormais menacer l’espèce humaine elle-même (au sud comme au nord) avec la catastrophe écologique », or ce sont désormais ces présupposés partagés par les libéraux de droite et les « communistes étatiques » qui doivent être contestés. « Nous ne reviendrons jamais à la nature humaine précapitaliste, pourtant le rappel de ses besoins, espoirs et codes alternatifs peut renouveler notre sensibilité à l’égard de l’éventail des possibles ». L’histoire peut nous aider à imaginer une nouvelle nature humaine qu’il faudra inventer lorsque les modèles du capitalisme et du « communisme d’État » se seront épuisés [26].

    Alors que la plupart des intellectuels de sa génération se désintéressent de la question nucléaire, ou du moins gardent un silence prudent à son sujet, Thompson se lance dans une vaste réflexion pour l’éclairer. Dans un texte célèbre, beaucoup commenté et rapidement traduit à l’époque avant d’être largement oublié ensuite, il compare les « moulins de Satan » de l’âge nucléaire aux premières usines de la révolution industrielle. Il interroge « le type de société que produisent les moyens d’extermination de l’humanité » et propose le concept « d’exterminisme » pour en rendre compte [31]. Il esquisse une analyse historique et sociologique des technologies nucléaires et de l’industrie de l’armement qui tendent à structurer la société dans son entier : « l’exterminisme indique les caractéristiques d’une société (exprimées à des degrés divers dans son économie, ses institutions politiques, son idéologie) qui la poussent dans une direction au bout de laquelle il y a l’extermination des masses » [32]. Sur un ton prophétique et catastrophiste qui lui a beaucoup été reproché ensuite, Thompson analyse les dynamiques irréversibles et autonomes du développement industriel de l’âge atomique, qui tend à contaminer toute la société, à militariser les civils, à imposer un cadrage modernisateur qui rend tout discours critique impossible. Pour lui, « les divergences secondaires doivent s’effacer devant l’impératif de survie écologique de l’humanité » (ibid., p. 53.).

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