« Comment parler d’une marouette [oiseau échassier migrateur de petite taille] ? » Cette étrange question m’a récemment été posée par deux amis. Nous sommes dans la Drôme, à 15 kilomètres de Valence, dans une plaine agricole où dominent les étendues de blé et de maïs, sur la ferme du Grand Laval.
Ici, depuis 2006, un couple de #paysans, Sébastien Blache et Elsa Gärtner, a repris une des exploitations familiales et y a transformé une étendue de maïs uniforme en un paysage d’enchevêtrement de petites parcelles cultivées de céréales, de légumes secs (pois, lentilles, haricots) et d’oléagineux (colza, cameline [ou « faux lin »], tournesol), de prairies fourragères (graminées, luzerne, sainfoin [plante herbacée]) et de vergers extensifs (pommes, poires, pêches, abricots, prunes, figues). Ajoutez des poulaillers mobiles, 120 brebis et leurs agneaux, des interrangs de rhubarbe et de fruits rouges, et vous obtenez un système de #polyculture-élevage parmi les plus ambitieux qui soient.
La morne plaine est devenue luxuriante et les promeneurs ne s’y trompent pas : tous les jours, la petite route qui traverse la ferme est empruntée par les habitants des hameaux et du village voisin, Montélier. Le travail est enthousiasmant, mais rude. Ainsi, à l’approche de l’été, il se prolongeait la nuit pour presser les foins avant les pluies, les fruits devaient être cueillis d’urgence, les tournesols resemés, car les premiers n’avaient pas pris : dans ce métier, les imprévus sont une constante.
La grande diversité des productions complexifie le travail mais constitue l’assurance-vie du système : si un atelier échoue une année, comme lors des gels précoces des abricotiers ou des sécheresses estivales qui ont eu la peau des pois chiches et des haricots en 2023, d’autres productions permettent d’assurer la pérennité économique de la ferme. Ici, aucun produit chimique n’est ajouté, sauf contre la cloque du pêcher [maladie causée par un champignon], en bio. Aucun intrant extérieur : la fumure est celle des brebis et des poules, les légumineuses enrichissent les sols en azote. Les poules sont nourries à partir des aliments produits sur la ferme.
Faire une place au sauvage
Alors que l’intensification des pratiques agricoles toujours en cours a conduit à une rapide érosion de la #biodiversité, ce type de système produit l’effet inverse. Elsa Gärtner et Sébastien Blache le constataient jour après jour, et de discussions en discussions, en particulier avec le philosophe Baptiste Morizot, est venue l’idée de créer l’association Réensauvager la ferme pour mettre en place un suivi scientifique de la vie sauvage de cette ferme, que je coordonne désormais.
Des #naturalistes de la France entière viennent nous aider à y explorer le vivant. Le pari : transformer les imaginaires et montrer qu’une ferme nourricière peut être aussi riche en biodiversité qu’une réserve naturelle. Un pari audacieux, qui vient de Sébastien Blache : avant d’être paysan, il travaillait à la Ligue pour la protection des oiseaux. La vie sauvage le passionne et guide ses pratiques paysannes.
Alors, partout sur la ferme, le #réensauvagement_paysan opère : plantation de haies, division des parcelles par des bandes enherbées, creusement de plus de 20 mares, réintroduction de plantes messicoles [qui poussent dans les champs de céréales d’hiver]… Ce que nous appelons « réensauvagement paysan », c’est faire une place au sauvage au côté du domestique et favoriser les dynamiques des espèces sauvages qui permettent les productions agricoles : faune du sol, pollinisateurs, bousiers, prédateurs…
Les suivis ornithologiques sont parlants : sur les 17 hectares que comptait la ferme lors de sa reprise (elle en compte désormais près de 50), les populations d’oiseaux sont passées de 66 couples pour 32 espèces, en 2006, à 161 couples pour 49 espèces, en 2023, sur la même surface. Les espèces qui déclinent particulièrement dans les campagnes françaises sont ici en augmentation : bruant proyer, caille des blés, tourterelle des bois, chouette chevêche et effraie…
Les populations de libellules, de criquets, de papillons sont florissantes et comparables à ce qu’on trouverait dans une aire protégée gérée en faveur de ces espèces. En ce moment, il est possible d’observer, chaque jour, un millier de libellules de 20 espèces en se promenant sur la ferme. Les dizaines de nichoirs et d’abris bénéficient aux oiseaux qui se nourrissent des chenilles, comme les mésanges, et aux chauves-souris, qui chassent les papillons de nuit. En tout, plus de 2 300 espèces d’animaux, de végétaux et de champignons y ont été recensées. La démonstration est puissante.
Et cette marouette, alors ? J’y viens, après un détour quelques siècles auparavant. A cette époque, la plaine de Valence était une immense #zone_humide. Nous nous trouvons dans le lit majeur du Rhône. Cette vaste plaine alluviale a été progressivement asséchée et drainée par les habitants successifs au cours des siècles, jusqu’au XIXe siècle, avec la chenalisation du fleuve. Comme la plupart des cours d’eau français, l’espace de vitalité du Rhône s’est réduit à son lit dit « mineur ».
Le lit « majeur », dans lequel les tresses du fleuve divaguent, aidées en cela par les castors, où les marais abondent et stockent les surplus lors des inondations, a été asséché, cultivé, urbanisé, transformé en un espace largement piloté par les humains, dans lequel le #sauvage est toléré sur les marges ou dans les espaces consacrés. A l’époque, les oiseaux des marais devaient abonder. Et la nuit, pour qui savait les entendre, les marouettes chantaient. Nulle trace écrite de leur présence passée. Les marouettes sont telles les Furtifs d’Alain Damasio [en référence au roman de science-fiction du même nom, publié chez La Volte en 2019] : craintives, essentiellement nocturnes, elles circulent toujours à couvert dans les herbes denses des marais en eau. Personne n’eut l’idée de pleurer la disparition d’une espèce si discrète.
Que sont-elles devenues ? Il en reste quelques-unes en France, dans leurs derniers bastions connus, en particulier les plaines inondables de la Saône et les basses vallées angevines. Ailleurs, elles font parfois une halte migratoire au détour d’un marais, de retour d’Afrique, pour qui a la chance de les détecter. La nuit – un moment propice à leurs migrations –, le réseau de micros déployés ces dernières années à travers l’Europe témoigne cependant d’une présence plus importante qu’on ne le croyait. Chaque soir, ces êtres mystérieux sillonnent le ciel nocturne à la recherche de portions de terre où leur existence serait encore possible.
Possibilité d’une nidification locale
C’est dans l’idée de favoriser le retour des espèces des zones humides qui préexistaient dans la plaine de Valence que de nouveaux aménagements ont été effectués, en 2023, sur la ferme du Grand Laval : extension du petit marais, réouverture d’un fossé agricole enfoui pour le transformer en cours d’eau et inondation d’une prairie. Depuis un an, bihoreaux gris, chevaliers gambettes, bécassines sourdes, hérons pourprés, râles d’eau y séjournent quelques jours au cours de leur voyage. Et, le 16 mai, sur le piège photographique placé pour détecter le passage désormais régulier d’oiseaux d’eau dans la prairie inondée du Grand Laval, la surprise est grande : un adulte de marouette ponctuée traverse en nageant une petite zone en eau libre.
S’il est possible qu’il s’agisse d’un migrateur en retard, à cette date, la possibilité d’une nidification locale nous traverse l’esprit. Les jours suivants, on écoute, on cherche, sans succès. Le 1er juin, un éclair fugace passe de nouveau devant le piège photo : il s’agit vraisemblablement d’une marouette, mais l’image est floue. Le 6 juin, nous n’en revenons pas : c’est un poussin déjà grand de marouette qui vient se promener juste devant l’appareil ! Cet événement n’avait encore jamais été consigné dans la Drôme, de mémoire d’ornithologue.
Les jours suivants, les photographies nous apprendront qu’il y a, en réalité, deux jeunes qui sont nés sur la ferme. Depuis, entre 6 heures et 6 h 30 du matin, nous parvenons parfois à les observer à découvert, courant derrière les éphémères, avant qu’elles ne repartent se terrer dans la végétation pour le reste de la journée. Les journées n’en sont que plus joyeuses.
La marouette ponctuée est aux fermes sauvages ce que la médaille du Meilleur Ouvrier de France est aux artisans. Alors, nous avons sorti le champagne. Le Grand Laval a, lui aussi, son Huldufolk [ensemble de légendes et croyances du folklore islandais]. Dans cette fable réelle, la récompense du labeur paysan tient autant dans la récolte des figues que dans l’arrivée de la marouette.
Le rôle du paysan est double : non seulement, il nourrit le pays, mais il joue également un rôle essentiel dans le retour des espèces sauvages, à l’heure où les indicateurs de biodiversité sont au rouge. Là où la FNSEA et le gouvernement ont choisi d’ériger l’#écologie en ennemie de l’#agriculture pour masquer leurs responsabilités et leurs collusions avec l’industrie agroalimentaire responsable du mécontentement paysan, ce qui se passe au Grand Laval et, plus largement, dans les réseaux des fermes paysannes et sauvages et des paysans de nature, propose une voie nettement plus inspirante. Elle nous apporte l’espoir de lendemains réenchantés, l’espoir de la résistance du petit peuple féerique face aux forces destructrices qui s’étendent.
Maxime Zucca est ornithologue, coordinateur scientifique de l’association Réensauvager la ferme.