Pourquoi des youtubeurs info reconnus se retrouvent privés de publicité
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Sujets controversés, événements sensibles… Pour rassurer les annonceurs, la plateforme soumet à ses vidéastes une liste de thèmes à éviter. Un cadre qui limite les youtubeurs journalistes dans leurs choix éditoriaux. Explications.
Les vidéos du youtubeur Ludoc sont régulièrement démonétisées.
Les vidéos du youtubeur Ludoc sont régulièrement démonétisées. Capture d’écran YouTube/Ludoc
Par Marion Mayer
Publié le 23 mars 2025 à 15h00
Décembre 2024. Le réalisateur et vidéaste Ludoc sort sur sa chaîne YouTube une enquête haletante et fouillée sur la traque d’un pédocriminel, un documentaire de cinquante-six minutes pour sensibiliser les adolescents et leurs parents aux dangers d’Internet. Dans une « foire aux questions » qu’il publie pour raconter les coulisses du tournage, il est interrogé sur le coût de sa vidéo, et indique : « Je savais dès le début que ce n’était pas avec ce projet que j’allais me faire des sous parce que, sur YouTube, ce genre de sujet malheureusement est démonétisé [c’est-à-dire dans l’impossibilité de comporter des publicités et donc de rapporter de l’argent à son auteur, ndlr]. » Or quand il s’agit, comme ici, d’information et de sensibilisation, évoquer la pédocriminalité n’a rien de dangereux pour le public. Pourquoi les vidéos peuvent-elles ainsi se retrouver « démonétisées » selon leur sujet, sans que leur fond ou leur mode de traitement soit analysé ? Éléments de réponse.
Comment fonctionne la monétisation sur YouTube ?
Elle est gérée par la régie publicitaire de Google (propriétaire de la plateforme), AdSense. Elle permet à des annonceurs d’insérer des encarts publicitaires dans les vidéos des créateurs qui le souhaitent, tant que leur chaîne compte au moins mille abonnés et quatre mille heures de visionnage dans l’année écoulée. Ce sont les créateurs qui choisissent combien de coupures jalonneront chacune de leurs vidéos et à quel endroit. En revanche, ils ne peuvent pas choisir quelle publicité apparaîtra. « En général, YouTube récupère 45 % de ces revenus et le vidéaste, 55 % », précise Franck Rebillard, professeur en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne-Nouvelle et coauteur de La Machine YouTube. Contradictions d’une plateforme d’expression (éd. C & F, 2023).
Pourquoi certaines vidéos sont-elles démonétisées ?
« Pour garantir aux annonceurs que leurs publicités ne risquent pas d’être associées à des contenus litigieux », explique Franck Rebillard. Les « consignes relatives aux contenus adaptés aux annonceurs » sont d’ailleurs rendues publiques par Google. Il faut donc, pour avoir droit aux publicités, éviter un langage inapproprié, la violence, les contenus choquants, les vidéos sur les drogues ou les armes à feu, les controverses… Les transactions entre les annonceurs et YouTube étant automatisées, une intelligence artificielle est chargée de détecter les contenus problématiques. « Forcément, c’est assez grossier, puisque l’outil n’est pas capable d’interpréter, estime le chercheur. Il est donc possible qu’il bloque la monétisation d’un contenu qui traite de violences de manière appropriée et utile à la société. » Ludoc se souvient ainsi que l’année dernière, sa vidéo « Ce que le 11 Septembre a changé au cinéma » a été démonétisée, car comportant des images de l’attentat. Cela peut aussi être le cas de contenus traitant de violences sexistes et sexuelles, de conflits armés ou de certains faits divers, même si les créateurs que nous avons tenté de contacter semblent frileux à l’idée de donner des exemples précis.
En cas de désaccord, « ils peuvent demander un examen individuel », selon un porte-parole de YouTube France, qui assure que le règlement est amené à évoluer dans un contexte de « multiplication des créateurs se réclamant du journalisme ». Le youtubeur actualité et politique Gaspard G, par exemple, note « une vraie amélioration ces dernières années au niveau de la politique de monétisation », notamment sur les « sujets pouvant être considérés comme “sensibles” ». Quant à Ludoc, dont la plupart des vidéos touchent à des sujets moins délicats, il n’a pas jugé utile de faire appel de la démonétisation de son documentaire : « Je comprends et respecte les règles, explique-t-il. Sachant qu’elle allait être démonétisée, j’ai réalisé la vidéo avec les moyens du bord, en bossant avec des amis, en occupant plusieurs postes et sans me rémunérer. »
Quels sont les autres moyens de se rémunérer sur YouTube ?
« Les partenariats sont, en grande partie, ce qui permet de produire les vidéos : c’est ce qu’on prend en compte quand on fait un budget. Les publicités ajoutées par la régie sont un bonus », confie Gaspard G, qui précise que les placements de produits lui permettent de générer 90 à 95 % du chiffre d’affaires de sa chaîne YouTube. Mais comment faire de la publicité au milieu d’un récit d’information sans perdre en crédibilité, en authenticité, ni même bien sûr en indépendance éditoriale ? Un vrai casse-tête pour certains, qui aimeraient « faire preuve d’exemplarité » en la matière, comme l’indique Gaspard G. Pour l’heure, il délivre encore les messages publicitaires dans ses vidéos, comme dans sa « Véritable histoire du féminisme » – il y vante en personne, pendant un peu plus d’une minute (sur les trente-sept que dure le récit), les mérites d’une marque de thé glacé. Un système dont il aimerait se détacher en n’incarnant plus lui-même le discours publicitaire. Son objectif : « faire évoluer le regard » sur sa profession et « adhérer à 100 % à la charte de Munich », la déclaration des droits et des devoirs des journalistes, qui stipule depuis 1971 qu’un journaliste ne peut pas être un panneau publicitaire.
Toutefois, la chaîne de Gaspard G (qui base son budget sur les placements de produits, donc) n’est pas représentative de la majorité des créateurs de la plateforme, moins connus et plus dépendants de la monétisation sur YouTube, explique Franck Rebillard, précisant que « souvent, les personnes qui arrivent à solliciter des partenariats ou des dons sont celles qui ont déjà une grande notoriété ». Pour les autres, traiter de sujets sensibles représente encore plus un risque de travailler à perte, d’autant que les subventions telles que le Fonds d’aide aux créateurs vidéo sur Internet (CNC Talent) sont insuffisantes pour un secteur « amené à se renforcer », estime le député Arthur Delaporte (dans un article de Méta-Media). Pour lui, il faudrait que le budget alloué à la création sur YouTube passe de 2 à 10 millions d’euros. Mais une telle ambition pourrait-elle se concrétiser, alors qu’est demandé au secteur de la culture de se serrer la ceinture ?
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