• Anarchy2023

    https://renverse.co/infos-locales/article/anarchy2023-4077

    A propos des rencontres internationales anti-autoritaires 2023 à St-Imier et des tendances libertariennes, validistes, technophiles, réactionnaires, citoyennistes, new age, et effondrementalistes.

    SOMMAIRE

    Introduction
    Des tendances critiquables dans le programme des RIA 2023
    Des libertariens au cœur des rencontres
    A propos de Gian Piero de Bellis
    A propos de Chris Zumbrunn
    A propos de certains ateliers et de leurs tendances critiquables
    Tendances validistes
    Tendances libertariennes
    Tendances technophiles
    Tendances new age
    Tendances effondrementalistes

    Pour ne pas finir...
    Ressources
    Validisme
    Libertarianisme
    Complosphères
    Racisme et colonialisme
    Altercapitalisme et extrême-droite
    Croyances et mouvements #New Age
    Colère et dépossession vs non-violence
    Récits de l’effondrement
    Critique de la technologie et #écologie

    Introduction

    Du 19 au 23 juillet 2023, se tiendront à St-Imier (en suisse) des Rencontres Internationales Anti-autoritaires (qu’on abrégera dans la suite du texte par RIA). À l’annonce de ces rencontres « anarchistes », on trouve problématique que, sur le programme « accessible » et modifiable par tout le monde, il y ait peu ou pas de prises de position sur les tendances notamment libertariennes, ésotériques, citoyennistes, technophiles, qui y sont apparues, ni de précisions sur le cadre général de ces rencontres en termes d’accessibilité.

    Pourquoi publier un texte avant les RIA ? On peut effectivement se dire qu’on en a rien à foutre des grands évènements symboliques, que ce qui compte pour nous c’est l’opposition en actes à la réalité de la domination. Mais on aimerait croire que cet évènement puisse être un lieu de rencontre, de création d’affinités, de prise de conscience, d’organisation, et donc qu’il puisse avoir des effets concrets sur la réalité du monde. Mais quelles affinités, quelle « prise de conscience », et surtout, quels effets concrets sur la réalité du monde pourra avoir un évènement qui laisse une grande place à des individu·xs et des idées à l’opposé d’une position émancipatrice ?

    #libertarianisme #validisme #technophilie #effondrementalisme

    • Beaucoup de choses justes, dans ce texte, sur des sujets parfois très importants. Il ne faut pas avoir peur des clarifications ni des clivages, ni des contradictions. Là dessus, pas de problème.

      Il est, par exemple, salutaire de rappeler la distinction entre Libertarien/libertaire qui empoissonne le débat depuis que nous sommes résolument tombés sous l’emprise idéologique des gringos, avec le grand truc global en ligne. Cela m’avait frappé, il y a une vingtaine d’années, de voir les positions très libertariennes de certains geeks libristes (sur les forums et sur Twitter). Mais j’ai constaté que les choses ont plutôt évolué dans le bon sens. Par exemple, chez Framasoft, où j’ai lu, il y a quelques années un soutien à Beppe Grillo et aux crypto-monnaies (par principe) sur des positions assez proches de TPB. Je ne pense pas qu’on trouve encore autant ce type de contenu, assez naïf, aujourd’hui dans ce milieu. Même chose sur l’évolution du discours de la Quadrature, par exemple sur la 5G, dénoncée alors sur Twitter, par certains geeks restés libertariens, qui accusaient la Quadrature de devenir d’horribles gauchistes.

      Je suis tout aussi d’accord, avec ce texte, pour dénoncer certaines tendances radicales dont le discours sensationnel emboîte le pas aux thèses complotistes et validistes. On a connu de semblables postures dans le passé avec des écrits d’ultra-gauche qui cautionnaient l’idéologie antisémite des négationnistes. Une distinction salutaire.

      Mais ce texte, qui se veut critique sur certaines tendances anarchistes actuelles ambiguës, est trop dense, pas assez approfondi vu le champ des thèmes abordé et trop globalisant. Limite sectaire. Tu as l’impression qu’il faut tout prendre ou tout rejeter, alors qu’on passe en revue, quand même, un paquet de choses très différentes, les unes des autres, ce qui nécessitent, au contraire, qu’on ne mette pas tout dans le même sac et qu’on prenne le temps de les traiter de façon isolée un peu plus en profondeur.

      Cela me laisse un peu la même sensation que celle éprouvée après avoir avalé les deux bouquins de Gelderloos sur la critique de la non-violence, suivi par la réponse apportée à ces ouvrages par l’Atelier de création libertaire. En fait j’ai ressenti une impression de grand gâchis, sur un sujet, traité d’un côté comme de l’autre de façon assez superficielle (pour ne pas dire, dans certains cas, non-documentée), alors qu’il s’agit d’une problématique centrale, depuis plus de 40 ans, et sur laquelle radotent et butent les révolutionnaires.

      Un autre exemple de grand déballage, en mode règlement de compte chez les ceusses qui veulent changer le monde : les tirs croisés entre communautés Queer et féministes radicales, sur des divergences réelles et sérieuses, qui se traitent parfois de façon des plus violentes (tiens, comme par hasard).

      Ou encore, les positions irascibles et intransigeantes, par exemple, de PMO à propos des trans, ainsi que leur systématisation anti-techno qui cible, par exemple, la Quadrature du net, alors que, par ailleurs PMO propose une analyse critique qui me semble pertinente sur la technologie (concernant la Quadrature, voir plus haut). Les positions intransigeantes et caricaturales de PMO sur les trans ont eu pour effet que les antifas les classent parmi l’extrême-droite, ce qui, soit-dit en passant, est une complète absurdité. Et concernant la position agressive de PMO, dans un de leur texte, contre la Quadature du net, je pense au contraire que nous avons le plus grand besoin d’expertises technologiques pour mieux la maîtriser et, le cas échéant, nous en débarrasser. Je ne vois pas comment on pourra traiter, par exemple, le nucléaire autrement, à moins de ne s’en tenir qu’à des positions théoriques.

      À chaque fois les clivages politiques réels font l’objet d’une mise en scène assez spectaculaire qui se veut clivante. À chaque fois, on déroule une logique du genre « on ne peut pas se prétendre [x], si ... »
      Tu remplaces la variable [x] par une identité du type : anarchiste, écolo, féministe (liste non-exhaustive).

      Je ne suis nullement partisan d’aplanir les positions et encore moins de chercher, par principe, le consensus ou de viser à l’entende radieuse du genre humain ou d’autres niaiseries du même acabit mais je considère que la "diversité des pratiques", voire les contradictions devraient être la base de l’action révolutionnaire et les conditions mêmes de son existence, sauf si l’on souhaite rétablir une logique organisationnelle qui me semble assez proche de celle du grand parti qui tranche dans le lard et qui, en dernier recours, sort le dernier mot.

      Bref, ce texte visait à fournir des clarifications salutaires, mais à force de simplifications et de systématisations, il me semble faire résonner beaucoup de bruits et de postures pour ne pas faire avancer grand-chose. Beaucoup de frustration, en définitive.

      Voilà pourquoi j’ai toujours été réfractaire à la logique affinitaire, qui est pourtant une dimension forte de la culture politique libertaire, à laquelle je me rattache, préférant me fondre dans le réel du social, moins influencé par les remous de ces guerres picrocholines.

      Cela me renvoi, surtout, au fait que je suis probablement un vieux con ;-) Pas grave.

    • RIA 2023 : livres islamophobes, action directe et évacuation de la critique - Renversé
      https://renverse.co/infos-locales/article/ria-2023-livres-islamophobes-action-directe-et-evacuation-de-la-critique-41

      RIA 2023 : livres islamophobes, action directe et évacuation de la critique
      Communiqué de l’équipe du salon du livre sur les événements qui ont eu lieu autour d’un stand de la fédération anarchiste
      [...]
      Déroulé des événements
      Vendredi. Des personnes présentes au salon du livre ont pris l’initiative de demander au stand de la section Kropotkine de la FA de retirer un livre de René Berthier intitulé Un voile sur la cause des femmes, identifié comme islamophobe. Par la suite, il leur a été demandé de retirer également L’impasse islamique. La religion contre la vie, d’Hamid Zanaz, préfacé par Michel Onfray. Suite à une altercation verbale et un refus de la part de la FA de retirer le livre, le premier des deux ouvrages a été saisi puis déchiré et brûlé dans le cadre d’une action directe.
      [...]
      Le 10 août 2023, la CNT-AIT France publie un communiqué officiel de soutien à la Fédération Anarchiste française reprenant la même rhétorique dénoncée dans cet article (http://cnt-ait.info/2023/08/10/soutien-fa). Une fois de plus, l’universalisme et l’internationalisme y sont brandis contre le “fascisme qui brûle les livres”, “l’obscurantisme religieux”, le “racialisme et autres idéologies identitaires”. Là encore, une référence est faite à “de très sombres souvenirs …”. Face à cet argumentaire, nous affirmons encore la nécessité de critiquer la blanchité de certains anarchismes et autres courants d’extrême gauche.

      Eh bé...

    • Bah c’est normal que ça fasse du foin !

      Une grand-messe, qui plus est anarchiste, est forcément confuse et folklorique. En fait c’est le genre même d’événement qui me passe complètement à côté.

      Jusqu’à ce matin, je n’étais pas du tout au courant de ce qui s’est passé à St Imier. Cela me semble très grave, au-delà du seul contexte de cette foire anarchiste.

      Là ce qui est en jeu c’est la tendance, dans certains milieux militants actuels, à la généralisation de pratiques expéditives, en guise de régulation de débats, d’expression de désaccord ou de divergence, assimilant la personne qui incarne et qui porte la contradiction au pire - le « fasciste » - et justifiant par là-même, les méthodes les plus violentes.

      Le texte de l’OCL (elle-même lointaine scission de la FA – je me souviens de regards peu flatteurs portés des uns sur les autres, dans les années 70) me semble sur ce point un bon résumé de la situation.

      On est obligé de faire le rapprochement avec les méthodes staliniennes.

    • la tradition stal, chez les anars français, c’est la FA. et, n’en déplaise à l’OCL, la nouveauté, c’est que depuis quelques décennies déjà, cette organisation - au nom de la Palestine ou de l’anticléricalisme - n’est pas des plus claire en matière d’antisémitisme ou d’islamophobie (cf, pour partie, l’article de Renverse que tu cites).

      La surreprésentation de la FA a été identifiée par plusieurs personnes, qui ont demandé que les membres du groupe s’identifient, ce qu’iels ont refusé de faire, avant que plusieurs de ces derniers affirment vouloir participer à l’équipe responsable de la sécurité … De plus, la discussion, centrée sur des questions sécuritaires, n’a aucunement permis d’ aborder le contenu problématique des livres.

    • demande aux concernés. je ne vais pas à des rencontres avec la FA.
      à part ça, parler de « cramer les livres » sans phrases, c’est massif, ça ne dit rien des enjeux et des modalités. avant que un ou deux livres soient cramés, et pas « les livres », ils pouvaient remballer leur camelote toxique, se barrer. la question est beaucoup trop générale à mon goût.
      j’ai d’ailleurs des livres que je préférais détruire (et j’hésite parfois à le faire) et ne veut surtout pas voir tomber entre n’importe quelles mains et faire leur sale chemin dans je ne sais quelle tête. je ne les prête qu’assortis d’explications circonstanciées et à titre documentaire. (des critiques de la religion qui prennent un minimum de pincettes vis à vis des croyants concernés, ça ne manque pas il me semble)

      ce qui me gêne dans cette histoire c’est qu’il était sans doute possible d’ostraciser ces connards autrement. manque de monde, manque d’idées ? des sketchs permanent autour de leur stand par exemple pour laisser entendre et faire comprendre que leur soit disant éclectisme, leur goût des lumières étaient profondément piégés.

      états théocratiques, fascistes islamistes, intégristes musulmans, oui, l’hostilité est de rigueur. « les musulmans » (ou supposés tels...), faut comme avec tous, voir dans la relation et la pratique.

    • ce que je dis, c’est que Nicole Notat, Thion et Maurras, je ne les diffuse pas. et il y a des articles que j’ai pu faire circulez, jusque’à ce que leurs auteurs fassent de la crotte et que j’arrête de diffuser les articles antérieurs, sans contextualisation (de la même manière, avoir publié un commentaire enthousiaste ici à propos de Médine il y a cinq mois, suppose que je signale les raisons de faire un pas de côté si des faits fâcheux l’imposent)
      par ailleurs, ayant peu déménagé ces dernières années, je suis encombré de livres et ne sais toujours pas désherber, trier entre des textes qui ont eu leur utilité un moment, des pièces à charge (par ex. Thion, à propos de la veine « anti-impérialsite » du négationisme), et des ouvrages susceptibles de faire l’objet de relecture. j’en rêve, mais même la perspective de vendre au moins mal ne suffit pas à ce que - entre fétichisme rendant le tri quasi impossible, flemme et procrastination - à ce qu ej m’y mette (mais ça murit, et je crois que je vais finir par être contraint économique

    • sans doute ne sommes nous pas d’accord. je ne sacralise pas guère plus « les livres » que « la liberté d’expression »

      ce que je disais, c’est que Nicole Notat, Thion et Maurras, je ne les diffuse pas. de plus, il y a des articles j’ai cessé de faire circuler, sauf contextualisation, lorsque leurs auteurs se sont mis à faire de la crotte (tout comme, à l’inverse, avoir publié ici un commentaire à propos de Médine il y a cinq mois me conduit à signaler les raisons d’effectuer un pas de côté si la découverte de faits fâcheux l’imposent).

      par ailleurs, ayant peu déménagé ces dernières années, je suis encombré de livres et ne sais toujours pas désherber, trier entre des textes qui ont eu leur utilité un moment, des pièces à charge (par ex. Thion, à propos de la veine « anti-impérialsite » du négationisme), et des ouvrages susceptibles de faire l’objet de relecture. j’en rêve, mais, fétichisme rendant le tri quasi impossible, flemme et procrastination l’empêche. même la perspective de vendre au moins mal afin de disposer sur un site de vente d’un « porte monnaie » (si je touche du fric, la caf peut me réclamer un indu) qui me permette d’acquérir de nouveaux livres n’a pas encore suffit à ce que je m’y mette. mais ça va venir, pour partie grâce à seenthis puisque de nombreux objets culturels référencés ici me donnent envie d’aller y voir de plus près.

      exutoire ? pour revenir aux RIA 2023, si les saloperies de la FA ont été suivies de tels actes, c’est peut-être aussi afin de compenser l’ouverture des rencontres à cette fange marécageuse décrite par Renverse avant les RIA. de ce côté, je sais pas quel tri, reprise de contrôle, éviction, ont pu avoir lieu, ou pas. oui, il y a une tension entre une hétérogénéité constitutive et quelque chose comme un minimum d’asepsie des espaces politique. sauf lorsque l’application de principes de base est adéquate, c’est de chaque cas, chaque composition (un point de vue préétabli ou qui se forge) que découle une méthode.

      j’aurais préféré que le racisme de la FA fasse l’objet de moqueries et de canulars répétés sur place, et que les apports disons « écofascisants » et libertariens soient radicalement critiqués en détail. faudrait déjà arriver à faire rire de machins qui jouxtent en effet le fascisme : un trio théâtral ? jouer le lynchage d’un islamophobe à drapeau noir par deux islamophobes à drapeaux tricolores ?

      (sinon, la photo de cet endroit est terrible)

    • Que ce soit des chercheureuses « indépendants » qui mènent ces recherches ne change rien au fait que le savoir agricole et l’amélioration des plantes est un savoir millénaire, qui doit rester dans les mains des paysan.xes, et pas des expert.es de laboratoire.

      J’arrive après la bataille mais cet extrait... Je viens de me taper le front un peu trop violemment là. En appeler au « savoir millénaire » juste avant de critiquer l’idéologie New Age, fallait oser.

    • @rastapopoulos ça fait bien longtemps (plus d’un siècle au moins) que la sélection de plantes et la création de nouvelles variétés (OGM ou non) n’est plus effectuée par des « paysans », mais en labo, sur la base de connaissances en biologie principalement. J’assimile ce genre de discours à de l’écologie réactionnaire, où on oppose science (mal comprise) et « bon sens » (paysan, sûrement). Bon après je ne connais pas les personnes derrière cet article, c’est peut-être juste une formulation maladroite.

  • Sortir ses griffes face à la fin du monde, Pierre-Henri Castel, entretien
    https://grozeille.co/sortir-ses-griffes-face-a-la-fin-du-monde

    À nouveau, il me semble qu’une partie considérable du travail sur les sensibilités collectives touchant les crises qui vont survenir et nous poser des difficultés gigantesques s’est opérée dans la science-fiction post-apocalyptique. C’est tout de même une chose étonnante que ce genre mineur commence à produire d’authentiques chefs-d’œuvre 3 ! De ce point de vue, je ne prétends pas faire davantage dans mon petit essai que donner un premier tour réflexif à ces anticipations terrifiantes, de façon analogue à ce qui, bien avant la naissance des conceptions philosophiques, rationnelles, de la liberté et de l’autonomie au XVIIIe siècle, s’était esquissé dans les utopies de la renaissance. Avant Rousseau et Kant, il y a eu More et Campanella. Cette science-fiction post-apocalyptique, pour moi, joue en effet un rôle analogue : c’est à la fois un pressentiment du pire et une préparation au pire, et la philosophie morale, avant qu’on ne puisse faire à proprement parler de la philosophie politique ou des sciences sociales, peut déjà se proposer d’en tirer quelque chose qui pourra peut-être un jour prendre une texture conceptuelle, voire, comme vous dîtes, se changer en un « programme ».

    Si vous voulez, la question de la mobilisation politique est une chose beaucoup trop sérieuse pour être réglée impatiemment. Il faut donc fournir de solides raisons de patienter, pour prendre conscience que nous ne savons même pas la forme des questions inédites qui vont bientôt se poser. L’angoisse est un aspirateur à lubies bien connu ; l’effroi, passé un premier moment de sidération, aide à toucher terre.

    C’est aussi pourquoi, négativement cette fois, l’attitude auto-limitée du moraliste permet de rester profondément sceptique à l’égard d’entreprises précipitées de faire de la science, en réalité de la pseudo-science, sur l’imminence de l’effondrement. C’est pourquoi mes yeux la #collapsologie est en réalité toujours un sous-genre de la science-fiction post-apocalyptique, mais au sens (à mes yeux péjoratif) d’être une fiction de science, et non, comme je la lis, un symptôme particulièrement intéressant des métamorphoses des sensibilités collectives face au Mal qui vient. C’est le « -logie » qui me dérange ; aussi je préfère parler d’« #effondrementalisme », dans le but de faire redescendre ce genre de spéculations au niveau de l’attrape-tout idéologique en quoi elles consistent.

    G – Vous affirmez que nos sociétés sont traversées idéal de l’autonomie. Que signifie cet idéal, quelle effectivité a-t-il ?

    PHC – C’est une question si vaste, qui mobilise tellement mes travaux précédents, qu’il est difficile de répondre en quelques mots. Le Mal qui vient a son origine dans une réflexion historique et systématique sur la formation des idéaux d’autonomie dans les sociétés individualistes occidentales qui s’inspire beaucoup de Norbert Elias. La particularité du projet que j’ai développé à cet égard était de s’appuyer sur la contrepartie de l’expérience individuelle de l’autonomie, qui sont les vécus d’autocontrainte. Pour être libre, c’est fou le nombre de choses qu’il faut être capables de s’empêcher de faire, et de faire aux autres : les exigences du contrôle pulsionnel, notamment en matière de sexualité et d’agression, n’ont cessé de croître en intensité, en raffinement, dans la multiplicité de leurs objets, dans la quantité d’individus contraints à s’y soumettre, et c’est cela le « processus de civilisation ». Toutefois, il y a un paradoxe, c’est qu’un excès d’auto-contrainte empêche l’action : elle l’embarrasse plutôt. Il faut donc inventer en même temps qu’on s’autocontrôle et qu’on s’autonomise des moyens, si j’ose dire, de se retenir de trop se retenir…

    J’ai fait l’histoire de ce paradoxe, en montrant qu’il coïncide avec une série de problèmes psychologiques et moraux bien connus : ceux des déchirements entre les mauvais désirs et la volonté bonne, des obsessions et des scrupules, des angoisses « sociales » et des inhibitions. On voit tout de suite qu’une telle construction de l’autocontrôle comme envers de l’autonomie ne va pas sans une idée du mal : « mal faire » ou « faire le mal », voilà qui tend à devenir indistinct, et à angoisser. J’ai poursuivi cette histoire des embarras modernes de l’agir en parallèle des transformations des idéaux d’autonomie, jusqu’à aujourd’hui (dans Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, et dans La Fin des coupables, Ithaque, 2011 et 2012). Après quoi, on m’a demandé à quoi ressemblerait le genre de mal qui s’annonce, dans les sociétés de l’autonomie généralisée, quand son idéal pénètre de plus en plus la vie de chacun comme des institutions, où elle n’est plus tant une aspiration qu’une condition. Mon livre sur Sade comme cet essai sur le mal sont des tentatives de réponse. Tout se passe comme si ce que j’ai imaginé être une histoire de l’autonomie en Occident, dans une veine à la Elias, s’était insidieusement transformé en une anthropologie historique du mal, qui a besoin de ressources philosophiques spécifiques.

    Il n’en reste pas moins que Le Mal qui vient est historiquement et socialement très « situé », comme on dit. Ce mal-là en effet ne pose problème que dans des types de sociétés capables de réfléchir collectivement aux enjeux collectifs et même universels, et qui ne se soucient pas moins de la destruction de la planète que de ce qui risque fort de la précéder de beaucoup, l’anéantissement de nos libertés, et tout particulièrement de nos libertés individuelles. C’est pourquoi, à mes yeux, il n’est pas moins important de réfléchir à la cause écologique qu’aux ressources et aux valeurs qui s’incarnent dans le projet d’autonomie et d’émancipation des sociétés modernes ; les deux sont indissociables, au moins en ceci que la vie que nous voulons préserver n’est pas n’importe quelle vie, mais une vie libre.

    Q. Le Mal qui vient, à certains égards, se présente comme une réponse à L’insurrection qui vient. Pour vous, ce qui s’annonce n’est pas un soulèvement contre la fin d’un monde, mais réellement la fin du monde, et avec cette fin, la libération de passions violentes et de perversions que certains feront subir aux autres. Mais votre idée qu’il faudrait « Bien armé de crocs et de griffes » contre le Mal qui vient ne relève-t-elle pas encore de cette idée d’insurrection ?

    PHC – C’est parfaitement exact. C’est pourquoi le livre est dédié à ce petit groupe d’Américains qui, à visage découvert, est allé fermer les vannes de l’oléoduc censé transporter un des pétroles les plus polluants du monde, extrait des sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, vers les grandes raffineries américaines 4. Or ils ont agi à visage découvert, en donnant leur nom. Ils viennent d’être acquittés. Ce qui me fascine dans leur geste, c’est le refus d’agir de façon invisible, dans une sorte de clandestinité romantique contre-productive. Quand on a l’universel de son côté, on doit absolument s’en saisir, c’est en cela qu’il ne faut pas se laisser intimider. En agissant à visage découvert, ils se sont placés sous la protection de tous. De façon significative, je trouve, leur défense a été financée par une cagnotte en ligne ! Et ils ont réuni suffisamment d’argent pour venir à bout d’équipes d’avocats dont vous imaginez la compétence et la hargne. Je crois qu’on peut élargir cette perspective et ce raisonnement. Toutes sortes de mouvements de désobéissance civile sont en train de s’organiser, bien conscients que le problème n’est plus désormais celui d’un déficit de connaissance mais d’un déficit d’action.

    Les engagés de Climate Direct Action en Alberta
    Or ces mouvements se trouvent à la croisée des chemins. Quel type de violence utiliser ? La tentation est absolument extraordinaire, je l’ai vu de mes propres yeux, de recruter des saboteurs et d’attaquer des intérêts privés, voire des personnes. C’est un peu comme une phase anarchiste qu’on a connue à la fin du XIXe siècle avant l’organisation cohérente du mouvement ouvrier. Or il y a deux choses essentielles à se rappeler à ce sujet. La première, c’est qu’il faut disposer d’une analyse du système que l’on combat qui permette de formuler des objectifs de lutte impersonnels (c’est toute la différence qu’il y a entre lancer un sabot dans la machine d’un capitaliste particulier pour gêner l’industrialisation d’une filière, et se battre pour l’interdiction du travail des enfants et pour la journée de huit heures). La deuxième, c’est qu’il faut identifier les forces sociales capables de porter une telle lutte, et ce ne sont pas des individus isolés (c’est la différence entre politiser une catégorie sociale exploitée, et transformer le prolétariat en une classe ouvrière associée organiquement un parti, comme dans le projet marxiste, et fédérer vaguement, sur une base individualiste, des protestations et des sentiments d’injustice).

    Le romantisme de « l’insurrection qui vient » échoue totalement à satisfaire à ces deux impératifs. Mais spécifier la nature de la violence nécessaire pour combattre la violence destructrice de nos conditions de vie sur la planète est encore bien loin d’avoir répondu aux deux exigences que je vous formule ici, sans d’ailleurs savoir s’il n’y a que celles-là, ou si ce sont les plus importantes. Que demander d’impersonnel, et qui le demandera ? En tout cas, échouer à poser la question dans ses termes, c’est capituler sur ce qui me semble être un acquis fondamental : nos visées d’émancipation, d’autonomie et de réflexion collectives dans les sociétés démocratiques contemporaines.