• L’émancipation sous contrainte La Brique Lille - Mutines - 9 mars 2017

    Depuis 2014, la ville de Lille expérimente les « marches exploratoires » par des femmes en non-mixité dont l’objectif est de favoriser les prises de parole des femmes dans l’espace public. Chouette, qu’on s’est dit : une initiative organisée par la mairie pour parler entre femmes de sexisme, pourquoi pas ? Après enquête, entretiens et tout le tintouin, on a un peu déchanté : tout n’est pas à jeter mais force est de constater que le résultat est un peu moins reluisant que sur la plaquette. Longue est la route vers l’égalité !

    Depuis quelques années, la thématique « genre et espace public » fait des ravages. Les colloques universitaires, think tanks1 (comme Genre et ville) et plans nationaux se multiplient. Les villes subventionnent les associations travaillant sur le sujet, et les entreprises s’emparent de la question (SNCF, RATP, etc.) à leur profit. Tous se demandent comment faire en sorte que les femmes occupent l’espace public autant que les hommes.

    Marcher pour s’approprier l’espace

    En 2014, le ministère des affaires sociales et de la santé lance un programme national afin d’inciter les mairies à organiser des « marches exploratoires » qui suivent toutes un même protocole : en non-mixité, les femmes se réunissent pour établir un diagnostic sur les endroits où elles ne se sentent pas à l’aise. Elles organisent ensuite une marche collective pour se rendre sur les lieux pointés, s’arrêtent, discutent, échangent sur ce qui devrait être fait pour améliorer le bien-être des habitantes du quartier. Enfin, dernière étape, la marche de restitution, lors de laquelle les élu.es sont présent.es et reçoivent les propositions formulées par les habitantes.

    Anne Mikolajczak, fraîchement nommée à la mairie de Lille en tant que 24e adjointe déléguée aux « droits des femmes – politique en faveur de l’égalité hommes-femmes », se saisit du projet. Nous l’avons rencontrée et, pour elle, « cette question du rapport femmes-espace public est une priorité ». Elle profite donc du contexte institutionnel pour impulser conjointement avec le service « politique de la ville » les premières marches exploratoires. Elles ont lieu dans deux quartiers de Lille, le faubourg de Béthune et Lille-Sud, et sont animées par l’association Paroles d’habitants.

    Tout cela sent à plein nez la démocratie participative en bonne et due forme : les pouvoirs publics récoltent l’avis de la population sans avoir pour autant l’obligation d’agir par la suite. Mais la démarche permet de se construire une belle vitrine démocratique. Pourtant, cette initiative semble donner des résultats intéressants. Les femmes se rencontrent, discutent et « vont même à Paris pour défendre le rapport auprès du ministère », précise l’élue. Anne Mikolajczak suit le travail de l’association de près et dit ainsi avoir vu « des femmes vraiment changer ».

    De l’origine de la vulnérabilité

    Dans le contexte actuel où le discours féministe a trouvé de nouveaux ennemis craignant de perdre leur position dominante (mouvements masculinistes, homophobes, contre la « manif pour tous »), ces initiatives contrastent et paraissent salutaires. Car si l’espace public est ouvert à tou.tes, un petit tour dans les rues montre vite que son occupation est fortement inégale et suit des critères genrés et hétéro-normés. Pour de nombreuses personnes (femmes, lesbiennes, gays, trans, mais aussi personnes « racisées »), sortir dans la rue revient en effet à s’exposer à des agressions verbales et physiques : regards soutenus, remarques sur les vêtements et l’attitude, insultes, gestes furtifs, autant d’affirmations machistes pour rappeler que nous n’avons pas tou.tes le droit d’y être.

    Le problème réside dans la légitimité dont bénéficient ces actes. Ils sont tellement fréquents et en accord avec la norme dominante qu’on n’en parle même plus. Pourtant, ils génèrent de nombreuses stratégies invisibles et quotidiennes : se déplacer en vélo plutôt qu’à pied, arrêter de porter des jupes, éviter certains quartiers à certaines heures. Ainsi, les personnes dites « vulnérables » s’excluent elles-mêmes de certains lieux et ont intégré certaines manières de se comporter pour être plus tranquilles dehors.

    Ces faits sont légitimés par une double croyance : il en aurait toujours été ainsi et les femmes étant « fragiles », elles préféreraient rester à l’intérieur. Or, même si elles n’apparaissent dans les statistiques qu’à partir de 1945, les femmes ont toujours travaillé et ont toujours occupé, d’une manière ou d’une autre, l’espace public. Par ailleurs, cette croyance fait perdurer une image faussée du foyer comme espace serein par excellence. Alors qu’en réalité la majorité des violences sur les femmes se déroule à leur domicile et est exercée par une personne connue, « son » homme la plupart du temps. On ne peut donc pas considérer qu’il existe une opposition réelle entre espace public-dangereux-masculin et espace privé-sécurisé-féminin.

    Un outil remastérisé

    Cette thématique n’est donc pas nouvelle, de même que les actions militantes développées pour faire parler d’elle. Dans ce cadre, les marches exploratoires apparaissent comme une version institutionnalisée d’autres manifestations telles que la marche des fiertés homosexuelles, forme plus politisée des Gay Prides, ou encore les marches de nuit non-mixtes qui ont lieu depuis quelques années à Lille, Paris ou Marseille. Organisées la plupart du temps sans l’aval des pouvoirs publics, l’objectif de ces manifestations est de revendiquer le droit à occuper l’espace public quels que soient le sexe et les préférences sexuelles des personnes, et ce de jour comme de nuit.
    Que ces démarches relèvent des pouvoirs publics ou des collectifs militants, on a envie de soutenir la multitude d’initiatives sur tous les niveaux d’actions possibles. Car pour adoucir la cuirasse et favoriser les prises de parole et occupations d’espace, il n’existe pas 36 solutions. Il faut sortir des situations individuelles, se rencontrer, partager les vécus, bref, créer de la solidarité pour prendre confiance mais aussi comprendre qu’il s’agit d’un problème social, qui concerne donc l’ensemble de la société.



    En parler quoi qu’ils en disent ?

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