En modifiant en profondeur les habitudes culturelles, Internet déstabilise tout l’édifice social. Dématérialisation et mise en réseau ouvrent des perspectives dont on ne fait encore que commencer l’exploration.
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Changement de société
Mark Zuckerberg embrassant sa fiancée, serrant dans ses bras un ours en peluche, chahutant avec ses amis… Conséquence des nouveaux paramètres de confidentialité de Facebook, en décembre dernier : quelque trois cents photographies du très jeune (25 ans) fondateur et président-directeur général (PDG) du réseau social, auparavant en accès restreint, devenaient publiques. Parabole de l’arroseur arrosé, ou stratégie visant à apaiser le tollé soulevé par la nouvelle politique en matière de vie privée ? Dès l’annonce de celle-ci, on avait en effet vu fleurir les caricatures de M. Zuckerberg en #Big_Brother, abondamment relayées sur… Facebook. Le 3 décembre, le PDG de Google, M. Eric Schmidt, suscitait lui aussi un certain émoi en assénant, sur la chaîne américaine CNBC : « Si vous faites quelque chose que personne ne doit savoir, peut-être devriez-vous commencer par ne pas le faire. »
Un réseau sur lequel chaque utilisateur laisse en permanence une foule de traces, que ce soit en effectuant une recherche, en visitant un site ou en publiant un billet sur son blog — ces traces constituant en même temps, dans cet univers, l’une des principales ressources valorisables : tel est le casse-tête que pose Internet. Cette nouvelle donne ne manque pas de provoquer quelques ratés. Difficile d’en imaginer un meilleur symbole que la mésaventure dont fut victime, à l’été 2009, sir John Sawers : avant même d’avoir pris ses fonctions, le nouveau chef du MI6, le renseignement britannique, voyait le moindre détail de sa vie privée rendu public en raison du manque de vigilance de son épouse, membre de Facebook. Un espion dont le monde entier connaît la marque du maillot de bain : tout est dit… Avant et après lui, des millions d’anonymes auront appris à tâtons, et parfois à leurs dépens, les aléas de l’autopublication.
Face à cette situation, l’attitude des pouvoirs publics est diverse. L’an dernier, par exemple, la commissaire à la protection de la vie privée du Canada a obtenu de Facebook certaines améliorations. Souvent, cependant, les gouvernements tiennent un discours apocalyptique, plus apte à effrayer qu’à instruire, sur les dangers d’Internet, tout en intensifiant, antiterrorisme et « insécurité » obligent, leur propre surveillance de leurs citoyens.
La protection des libertés n’est pas le seul domaine dans lequel l’action publique rend bien peu service aux internautes. De l’égalité d’accès aux nouvelles technologies à la formation des citoyens afin de leur donner la plus grande maîtrise possible de ces outils, les chantiers, pourtant, pourraient être innombrables. « Le drame d’Internet, disait en 1999 Mme Meryem Marzouki, présidente de l’association Imaginons un réseau Internet solidaire (IRIS), c’est qu’il prend son essor à un moment où il n’est plus question de service public ni d’intervention des Etats. » Libéralisés au Nord, étranglés au Sud, ceux-ci ne sont guère en mesure de brider les ambitions des géants de la communication.
Résultat d’un mélange persistant d’incompétence et de compromission, les initiatives fâcheuses, en revanche, pullulent. La France et le Royaume-Uni, reprenant à leur compte le discours des industriels du disque qui assimile le partage de fichiers en ligne à du vol, ont adopté des lois répressives permettant d’ordonner la coupure de la connexion à Internet. Pour 2010, l’International Federation of Phonographic Industry (IFPI) a fait connaître son désir de voir ce type de législation étendu au monde entier.
L’appropriation de la parole publique par les internautes — en octobre 2008, selon le moteur de recherche Technorati, il se créait cent mille blogs chaque jour — indispose également le pouvoir politique. Cette innovation suscite une critique récurrente : en autorisant le contournement des médiateurs (élus, journalistes, experts…), piliers de la démocratie, le réseau ferait de cette dernière une charpente vermoulue, menacée d’écroulement. « Plus il y a d’informations, plus on a besoin d’intermédiaires — journalistes, documentalistes, etc. — qui filtrent, organisent, hiérarchisent », arguait ainsi le sociologue Dominique Wolton (Libération, 2 avril 1999).
Il serait pourtant plus juste de dire que, loin de supprimer les intermédiaires, la Toile, au contraire, les multiplie. Si tel n’était pas le cas, son immense étendue resterait à l’état de magma impraticable. Désormais, du blogueur plus ou moins influent à l’internaute qui envoie un lien à tout son carnet d’adresses, à son réseau social ou sur un forum, chacun joue ce rôle. Des millions de petites mains, de concert avec les algorithmes des moteurs de recherche, reconfigurent et réorientent en permanence, à leur niveau, les flux d’informations.
Or, plutôt que de chercher les termes d’une cohabitation harmonieuse, les médiateurs traditionnels, affolés à l’idée de perdre leur magistère, abusent des arguments d’autorité pour mieux se cramponner à leur monopole. Nombre d’entre eux, il est vrai, ont tout à craindre de cette concurrence, qui ne dédaigne pas à l’occasion de les prendre pour cibles et leur renvoie un reflet peu flatteur. Mais il n’est pas certain que leurs aboiements empêchent la caravane numérique de passer...