La stupidité se présente sous plusieurs formes. Je voudrais dire quelques mots d’une forme particulière que je crois être la plus inquiétante de toutes. On peut l’appeler la « stupidité institutionnelle ». C’est une sorte de stupidité entièrement rationnelle dans le cadre où elle s’exerce, mais le cadre lui-même s’étend du grotesque au virtuellement dément.
Au lieu d’essayer de l’expliquer, il est probablement plus utile d’évoquer deux ou trois exemples pour illustrer ce que je veux dire. Il y a trente ans, au début des années 80 – les premières années de Reagan – j’ai écrit un article intitulé « la rationalité du suicide collectif ». C’était au sujet de la stratégie nucléaire, et de comment des gens parfaitement intelligents étaient en train de définir un projet de #suicide collectif d’une façon qui était raisonnable dans leur cadre d’analyse géostratégique.
J’ignorais à l’époque à quel point la situation était mauvaise. Nous avons depuis beaucoup appris. Par exemple, un numéro récent du Bulletin of Atomic Scientists présente une étude des fausses alarmes lancées par les systèmes de détection automatique que les États-Unis et d’autres utilisaient pour détecter les attaques de missiles et d’autres menaces pouvant être perçues comme une attaque nucléaire. L’étude porte sur les années 1977 à 1983 et on estime que durant cette période il y eut un minimum d’environ 50 fausses alarmes, et au plus d’environ 255. Il s’agit d’alarmes auxquelles une intervention humaine a mis fin, prévenant le désastre à quelques minutes de l’irréparable.
Il est plausible de supposer que rien de fondamental n’a changé depuis. Mais en réalité, la situation a empiré – ce que je n’avais pas non plus compris à l’époque de la rédaction du livre.
En 1983, à peu près au moment où je l’écrivais, il y avait une très grande peur de la guerre. C’était dû en partie à ce que l’éminent diplomate George Kennan appelait à l’époque « les caractéristiques indubitables de la marche vers la guerre – et rien d’autre ». Elle a été initiée par des programmes que l’administration Reagan a entrepris dès l’entrée en fonctions de Reagan. Tester les défenses russes les intéressait, ils ont donc simulé des attaques aériennes et navales sur la Russie.
C’était une période de grande tension. Des missiles Pershing américains avaient été installés en Europe occidentale, ce qui leur donnait un temps de vol jusqu’à Moscou de cinq à dix minutes. Reagan a aussi annoncé son programme de « guerre des étoiles », compris par les stratèges des deux camps comme une arme de première frappe. En 1983, l’Opération Able Archer a inclus un entraînement qui « a amené les forces de L’OTAN à une simulation grandeur nature de lancement d’armes nucléaires ». Le KGB, nous l’avons appris d’archives récemment publiées, a conclu que les forces américaines avaient été placées en état d’alerte, et auraient même commencé le compte à rebours.
Le monde n’a pas tout à fait atteint le bord de l’abîme nucléaire ; mais en 1983, sans en être conscient, il en a été terriblement près – certainement plus près qu’à tout autre moment depuis la Crise cubaine des Missiles de 1962. Les dirigeants russes ont cru que les États-Unis préparaient une première attaque, et qu’ils auraient bien pu avoir lancé une frappe préventive. Je cite en fait une analyse récente faite à un haut niveau des services secrets américains, qui conclut que la peur bleue de la #guerre a été réelle. L’analyse indique qu’au fond d’eux-mêmes, les russes gardaient l’ineffaçable mémoire de l’Opération Barberousse, le nom de code allemand pour l’attaque de 1941 d’Hitler sur l’Union soviétique, qui a été le pire désastre militaire de l’histoire russe et a été bien près de détruire le pays. L’analyse américaine dit que c’était exactement ce que la situation évoquait pour les russes.
C’est déjà assez grave, mais il y a encore pire. Il y a un an, nous avons appris que en plein milieu de ces événements menaçant le monde, le système de première alerte de la Russie – semblable à celui de l’Ouest, mais beaucoup plus inefficace – avait détecté l’entrée d’un missile lancé des États-Unis et avait lancé l’alerte de plus haut niveau. Le protocole pour les militaires soviétiques consistait à riposter par une frappe nucléaire. Mais l’ordre doit passer par un être humain. L’officier de service, Stanislav Petrov, décida de désobéir aux ordres et de ne pas transmettre l’avertissement à ses supérieurs. Il a reçu une réprimande officielle. Mais grâce à son manquement au devoir, nous sommes maintenant en vie pour en parler.
Nous avons connaissance d’un nombre énorme de fausses alertes du côté des États-Unis. Les systèmes soviétiques étaient encore bien pires. Mais maintenant les systèmes nucléaires ont été modernisés.
Le Bulletin des Scientifiques atomistes possède une célèbre Horloge de la fin du monde et ils l’ont récemment avancée de deux minutes. Ils expliquent que l’horloge « affiche maintenant trois minutes avant minuit parce que les dirigeants internationaux ne remplissent pas le plus important de leurs devoirs, assurer et préserver la santé et la vitalité de la civilisation humaine. »
Individuellement, ces dirigeants internationaux ne sont certainement pas stupides. Cependant, dans leur fonction institutionnelle, leur stupidité a des implications mortelles. Si l’on regarde rétrospectivement depuis la première – et unique jusqu’ici – attaque atomique, cela semble un miracle que nous en ayons réchappé.
La destruction #nucléaire est une des deux menaces majeures et très réelles de notre survie. La deuxième, bien sûr, est la catastrophe #environnementale.
Il existe au sein de PricewaterhouseCoopers une équipe reconnue de services professionnels qui vient tout juste de publier son étude annuelle sur les priorités des PDG. Au sommet de la liste se trouve la sur-réglementation. Le rapport indique que le #changement_climatique n’apparaît pas dans les dix-neuf premières. Encore une fois, sans aucun doute, les chefs d’entreprise ne sont pas des individus stupides. On peut supposer qu’ils gèrent leurs entreprises intelligemment. Mais la #stupidité_institutionnelle est colossale, littéralement c’est une menace pour la survie des espèces.
On peut remédier à la stupidité individuelle, mais la stupidité institutionnelle est beaucoup plus résistante au changement. A ce stade de la société humaine, elle met réellement en danger notre survie. C’est pourquoi je pense que la stupidité institutionnelle doit être une préoccupation de première importance.