Claro suit Constantin Alexandrakis dans les ruines de la mythologie grecque. Le feuilleton. La lignée des éphémère, LE MONDE DES LIVRES | 23.11.2017
Il n’est pas donné à tout le monde de naître au sein de la mythologie grecque, d’être à la fois un avatar de Télémaque et d’avoir pour père un descendant de Polyphème (par ailleurs monteur à la télé grecque), en plus d’un grand-père qui danse en blouson de cuir sur une musique de Theodorakis (et réalise des films néoréalistes), une grand-mère actrice (qu’on peut voir dans le film Des quintuplés au pensionnat), une arrière-grand-mère qui a fait les Arts déco, une mère qui est l’incarnation même de la mètis (la ruse) mais également scénariste de téléfilms (Louis la brocante…). Ajoutez à cette salade épique une petite amie répondant au nom de Salomé (qui a des TOC) et une copine égypto-franco-grecque qui s’appelle Danièle mais que le narrateur surnomme Zeus et qui l’invite à passer quelque temps dans l’île d’Ikaria, l’île même où un certain Dédale…
Qui dit dédale dit fil, alors rembobinons. Mais comment rembobiner quand tout est embrouillé ? Pour ça, le mieux encore c’est d’essayer d’imiter Dionysos, de naître deux fois (et là on vous rappelle vite fait l’épithète du Dieu de la démesure – diogonos). Double naissance ? Double saut périlleux en arrière, en tout cas, et c’est à cette périlleuse gymnastique que se livre Constantin Alexandrakis dans
Deux fois né, un récit histrionico-initiatique dans lequel il part sur les traces de son « Géniteur », lequel était mort d’après sa mère, puis un peu moins mort, voire carrément encore vivant, quelque part en Grèce, alors c’est parti, hop, direction Athènes.
Evidemment, quand Constantin part à Athènes, il atterrit à Mexico, peut-être parce qu’il a pris trop d’organic speed au Canada, allez savoir, mais parfois un beau détour vaut mieux qu’un court parcours, et de toute façon il finit par se rendre en terre hellène, télémachie oblige, et cherche à entrer en contact avec son possible papa. Mais attendez ! La Grèce ? Fin 2011 ? Il ne se passerait pas des choses plus importantes là-bas que la recherche de la paternité ? De toute façon, son « Géniteur » ne peut pas le voir, et doublement, puisqu’il subit une opération des yeux (suivez le cyclope…). Constantin se retrouve dans un pays piétiné par la Crise (avec un C majuscule, et tout qui bascule), il erre dans le quartier d’Exarchia, le coin anar d’Athènes, au nord de l’Acropole. Il rend compte du chaos : « On voit QUEER REVOLUTION (Will leave us all pregnant). Puis une grenouille bleue, au sommet d’un arbre tropical, peinte à même la devanture d’un restaurant. Une projection ecchymose-azur, certainement faite par un extincteur détourné. JOIN THE HOMOSEXUAL INTIFADA. Une jeune fille, dessinée en noir et blanc, dont le visage est enveloppé par un genre de poulpe avec une tête de mort. (…) On finit par un nombre conséquent de personnages déprimés, jaunes, les yeux bas, avec un masque à gaz recouvrant une peau gris-violet-malade. »
Mais notre crypto-Télémaque n’est pas juste le reporter azimuté d’une réalité en plein dépiautage économique, il est avant tout boulimique de savoir. Ultime ruse de l’autodidacte : plus je m’aperçois que la vie donne des leçons, plus je prends des cours de rattrapage. Constantin Alexandrakis fait donc moisson de connaissances. Il apprend des mots (grecs, bien sûr), se passionne pour les logiques circulaires et les phrases-boucles, s’intéresse à Sappho, au clinamen, à l’astronomie arabe, à la vie de Maria Callas, dévore Vernant et transpose même le principe de la powerball à l’intellection de l’univers. Certes, il envisage toujours un test ADN pour savoir si, oui ou non, le dénommé et élusif Yevette Tsunodapoulos est son père, mais son obsession patrimoniale lui sert avant tout de turbine psychique. « Il vaut mieux être veuve que fille-mère », préfère penser sa mère. Constantin, lui, a choisi de s’appliquer le principe d’incertitude : il a et n’a pas un père, et c’est dans cet interstice qu’il se glisse, sans cesse en mouvement, comme le poulpe – « Au lieu d’être le jouet du mouvement, il en est le maître insaisissable. » D’ailleurs, quand Constantin cesse de trimarder, il déprime, s’enlise, le sur-place ne lui convient pas, sa plume prend l’eau – « Je me paye un genre d’œdipe-hibernatus ou de rétro-complexe ou de névrose boomerang. »
Deux fois né est un livre littéralement décousu, furieusement enjoliveur et chahuté par cette fameuse mètis grecque, qui « s’applique (…) à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës ». Le gai savoir y côtoie le fol vouloir, à tout moment on est ici, puis là, comme si l’auteur, en navette instable, cherchait à éprouver trop de fils à la fois et voulait s’assurer que l’inventeur de la roue a également inventé le zéro, donnant ainsi le feu vert à tous les vertiges possibles. A mille stades du roman de formation, Constantin Alexandrakis, tel « un délinquant juvénile en panique existentielle », arpente les ruines roublardes de la mythologie, s’égarant dans sa quête, enquêtant dans son égarement, conscient que, si la fête est finie, il reste bien des choses à célébrer. A commencer par les noces de l’Un et du Multiple. Et ça, Deux fois né, sorte d’odyssée-maraude doublée d’un état des lieux en crise, y parvient avec une frénésie et une curiosité indomptables.