De Calais à Algésiras, l’entreprise met ses technologies au service de la politique antimigratoire de l’Europe, contre de juteux contrats.
Cette journée d’octobre, Calais ne fait pas mentir les préjugés. Le ciel est gris, le vent âpre. La pluie mitraille les vitres de la voiture de Stéphanie. La militante de Calais Research, une ONG qui travaille sur la frontière franco-anglaise, nous promène en périphérie de la ville. Un virage. Elle désigne du doigt un terrain poisseux, marécage artificiel construit afin de décourager les exilés qui veulent rejoindre la Grande-Bretagne. À proximité, des rangées de barbelés brisent l’horizon. Un frisson claustrophobe nous saisit, perdus dans ce labyrinthe de clôtures.
La pilote de navire marchand connaît bien la région. Son collectif, qui réunit chercheurs et citoyens, effectue un travail d’archiviste. Ses membres collectent minutieusement les informations sur les dispositifs technologiques déployés à la frontière calaisienne et les entreprises qui les produisent. En 2016, ils publiaient les noms d’une quarantaine d’entreprises qui tirent profit de l’afflux de réfugiés dans la ville. Vinci, choisi en septembre 2016 pour construire un mur de 4 mètres de haut interdisant l’accès à l’autoroute depuis la jungle, y figure en bonne place. Tout comme Thales, qui apparaît dans la liste au chapitre « Technologies de frontières ».
Thales vend son dispositif comme un outil pour protéger les employés, mais on voit bien que c’est pour empêcher les réfugiés de passer.
Stéphanie, militante de l’ONG Calais Research
Stéphanie stoppe sa voiture le long du trottoir, à quelques mètres de l’entrée du port de Calais. Portes tournantes et lecteurs de badges, qui permettent l’accès aux employés, ont été conçus par Thales. Le géant français a aussi déployé des dizaines de caméras le long de la clôture de 8 000 mètres qui encercle le port. « Thales vend son dispositif comme un outil pour protéger les employés, glisse Stéphanie, mais on voit bien que c’est pour empêcher les réfugiés de passer. » Le projet Calais Port 2015 – année initialement fixée pour la livraison –, une extension à 863 millions d’euros, « devrait être achevé le 5 mai 2021 », d’après Jean-Marc Puissesseau, PDG des ports de Calais-Boulogne-sur-Mer, qui n’a même pas pu nous confirmer que Thales en assure bien la sécurité, mais chiffre à 13 millions d’euros les investissements de sécurité liés au Brexit. Difficile d’en savoir plus sur ce port 2.0 : ni Thales ni la ville de Calais n’ont souhaité nous répondre.
Les technologies sécuritaires de Thales ne se cantonnent pas au port. Depuis la mise en place du Brexit, la société Eurotunnel, qui gère le tunnel sous la Manche, a mis à disposition de la police aux frontières les sas « Parafe » (« passage automatisé rapide aux frontières extérieures ») utilisant la reconnaissance faciale du même nom, conçus par Thales. Là encore, ni Eurotunnel ni la préfecture du Pas-de-Calais n’ont souhaité commenter. L’entreprise française fournit aussi l’armée britannique qui, le 2 septembre 2020, utilisait pour la première fois le drone Watchkeeper produit par Thales. « Nous restons pleinement déterminés à soutenir le ministère de l’Intérieur britannique alors qu’il s’attaque au nombre croissant de petits bateaux traversant la Manche », se félicite alors l’armée britannique dans un communiqué. Pour concevoir ce drone, initialement déployé en Afghanistan, Thales a mis de côté son vernis éthique. Le champion français s’est associé à Elbit, entreprise israélienne connue pour son aéronef de guerre Hermes. En 2018, The Intercept révélait que ce modèle avait été utilisé pour bombarder Gaza, tuant quatre enfants. Si le patron de Thales, Patrice Caine, appelait en 2019 à interdire les robots tueurs, il n’éprouve aucun état d’âme à collaborer avec une entreprise qui en construit.
Du Rafale à la grande mosquée de la Mecque, Thales s’immisce partout mais reste invisible. L’entreprise cultive la même discrétion aux frontières européennes
À Calais comme ailleurs, un détail frappe quand on enquête sur Thales. L’entreprise entretient une présence fantôme. Elle s’immisce partout, mais ses six lettres restent invisibles. Elles ne figurent ni sur la carlingue du Rafale dont elle fournit l’électronique, ni sur les caméras de vidéosurveillance qui lorgnent sur la grande mosquée de la Mecque ni les produits informatiques qui assurent la cybersécurité du ministère des Armées. Très loquace sur l’efficacité de sa « Safe City » mexicaine (lire l’épisode 3, « Thales se prend un coup de chaud sous le soleil de Mexico ») ou les bienfaits potentiels de la reconnaissance faciale (lire l’épisode 5, « Thales s’immisce dans ta face »), Thales cultive la même discrétion sur son implication aux frontières européennes. Sur son site francophone, une page internet laconique mentionne l’utilisation par l’armée française de 210 mini-drones Spy Ranger et l’acquisition par la Guardia civil espagnole de caméras Gecko, œil numérique à vision thermique capable d’identifier un bateau à plus de 25 kilomètres. Circulez, il n’y a rien à voir !
La branche espagnole du groupe est plus bavarde. Un communiqué publié par la filiale ibérique nous apprend que ces caméras seront installées sur des 4x4 de la Guardia civil « pour renforcer la surveillance des côtes et des frontières ». Une simple recherche sur le registre des appels d’offres espagnols nous a permis de retracer le lieu de déploiement de ces dispositifs. La Guardia civil de Melilla, enclave espagnole au Maroc, s’est vue attribuer une caméra thermique, tout comme celle d’Algésiras, ville côtière située à quelques kilomètres de Gibraltar, qui a reçu en complément un logiciel pour contrôler les images depuis son centre de commandement. Dans un autre appel d’offres daté de novembre 2015, la Guardia civil d’Algésiras obtient un des deux lots de caméras thermiques mobiles intégrées directement à un 4x4. Le second revient à la police des Baléares. Montant total de ces marchés : 1,5 million d’euros. Des gadgets estampillés Thales destinés au « Servicio fiscal » de la Guardia civil, une unité dont l’un des rôles principaux est d’assurer la sécurité aux frontières.
Thales n’a pas attendu 2015 pour vendre ses produits de surveillance en Espagne. D’autres marchés publics de 2014 font mention de l’acquisition par la Guardia civil de Ceuta et Melilla de trois caméras thermiques portables, ainsi que de deux systèmes de surveillance avec caméras thermiques et de quatre caméras thermiques à Cadix et aux Baléares. La gendarmerie espagnole a également obtenu plusieurs caméras thalesiennes « Sophie ». Initialement à usage militaire, ces jumelles thermiques à vision nocturne, dont la portée atteint jusqu’à 5 kilomètres, ont délaissé les champs de bataille et servent désormais à traquer les exilés qui tentent de rejoindre l’Europe. Dans une enquête publiée en juillet dernier, Por Causa, média spécialisé dans les migrations, a analysé plus de 1 600 contrats liant l’État espagnol à des entreprises pour le contrôle des frontières, dont onze attribués à Thales, pour la somme de 3,8 millions d’euros.
Algésiras héberge le port le plus important du sud de l’Espagne, c’est depuis des années l’une des portes d’entrées des migrants en Europe.
Salva Carnicero, journaliste à « Por Causa »
Le choix des villes n’est bien sûr pas anodin. « Algésiras héberge le port le plus important du sud de l’Espagne, c’est depuis des années l’une des portes d’entrées des migrants en Europe », analyse Salva Carnicero, qui travaille pour Por Causa. Dès 2003, la ville andalouse était équipée d’un dispositif de surveillance européen unique lancé par le gouvernement espagnol pour contrôler sa frontière sud, le Système intégré de surveillance extérieure (SIVE). Caméras thermiques, infrarouges, radars : les côtes ont été mises sous surveillance pour identifier la moindre embarcation à plusieurs dizaines de kilomètres. La gestion de ce système a été attribuée à l’entreprise espagnole Amper, qui continue à en assurer la maintenance et a remporté plusieurs appels d’offres en 2017 pour le déployer à Murcie, Alicante et Valence. Une entreprise que Thales connaît bien, puisqu’elle a acquis en 2014 l’une des branches d’Amper, spécialisée dans la création de systèmes de communication sécurisés pour le secteur de la défense.
Ceuta et Melilla, villes autonomes espagnoles ayant une frontière directe avec le Maroc, sont considérées comme deux des frontières européennes les plus actives. En plus des caméras thermiques, Thales Espagne y a débuté en septembre 2019, en partenariat avec l’entreprise de sécurité suédoise Gunnebo, l’un des projets de reconnaissance faciale les plus ambitieux au monde. Le logiciel thalesien Live Face Identification System (LFIS) est en effet couplé à 35 caméras disposées aux postes-frontières avec l’Espagne. L’objectif : « Surveiller les personnes entrant et sortant des postes-frontières », et permettre « la mise en place de listes noires lors du contrôle aux frontières », dévoile Gunnebo, qui prédit 40 000 lectures de visages par jour à Ceuta et 85 000 à Melilla. Une technologie de plus qui complète l’immense clôture qui tranche la frontière. « Les deux vont de pair, le concept même de barrière frontalière implique la présence d’un checkpoint pour contrôler les passages », analyse le géographe Stéphane Rosière, spécialisé dans la géopolitique et les frontières.
Chercheur pour Stop Wapenhandel, association néerlandaise qui milite contre le commerce des armes, Mark Akkerman travaille depuis des années sur la militarisation des frontières. Ses rapports « Border Wars » font figure de référence et mettent en exergue le profit que tirent les industriels de la défense, dont Thales, de la crise migratoire. Un des documents explique qu’à l’été 2015, le gouvernement néerlandais a accordé une licence d’exportation de 34 millions d’euros à Thales Nederland pour des radars et des systèmes C3. Leur destination ? L’Égypte, un pays qui viole régulièrement les droits de l’homme. Pour justifier la licence d’exportation accordée à Thales, le gouvernement néerlandais a évoqué « le rôle que la marine égyptienne joue dans l’arrêt de l’immigration “illégale” vers Europe ».
De l’Australie aux pays du Golfe, l’ambition de Thales dépasse les frontières européennes
L’ambition de Thales dépasse l’Europe. L’entreprise veut surveiller aux quatre coins du monde. Les drones Fulmar aident depuis 2016 la Malaisie à faire de la surveillance maritime et les caméras Gecko – encore elles –, lorgnent sur les eaux qui baignent la Jamaïque depuis 2019. En Australie, Thales a travaillé pendant plusieurs années avec l’entreprise publique Ocius, aidée par l’université New South Wales de Sydney, sur le développement de Bluebottle, un bateau autonome équipé d’un radar dont le but est de surveiller l’espace maritime. Au mois d’octobre, le ministère de l’industrie et de la défense australien a octroyé à Thales Australia une subvention de 3,8 millions de dollars pour développer son capteur sous-marin Blue Sentry.
Une tactique rodée pour Thales qui, depuis une quinzaine d’années, profite des financements européens pour ses projets aux frontières. « L’un des marchés-clés pour ces acteurs sont les pays du Golfe, très riches, qui dépensent énormément dans la sécurité et qui ont parfois des problèmes d’instabilité. L’Arabie saoudite a barriérisé sa frontière avec l’Irak en pleine guerre civile », illustre Stéphane Rosière. En 2009, le royaume saoudien a confié la surveillance électronique de ses 8 000 kilomètres de frontières à EADS, aujourd’hui Airbus. Un marché estimé entre 1,6 milliard et 2,5 milliards d’euros, l’un des plus importants de l’histoire de la sécurité des frontières, dont l’attribution à EADS a été vécue comme un camouflet par Thales.
Car l’entreprise dirigée par Patrice Caine entretient une influence historique dans le Golfe. Présent aux Émirats Arabes unis depuis 45 ans, l’industriel y emploie 550 personnes, principalement à Abu Dhabi et à Dubaï, où l’entreprise française est chargée de la sécurité d’un des plus grands aéroports du monde. Elle y a notamment installé 2 000 caméras de vidéosurveillance et 1 200 portillons de contrôle d’accès.
Au Qatar, où elle comptait, en 2017, 310 employés, Thales équipe l’armée depuis plus de trois décennies. Depuis 2014, elle surveille le port de Doha et donc la frontière maritime, utilisant pour cela des systèmes détectant les intrusions et un imposant dispositif de vidéosurveillance. Impossible de quitter le Qatar par la voie des airs sans avoir à faire à Thales : l’entreprise sécurise aussi l’aéroport international d’Hamad avec, entre autres, un dispositif tentaculaire de 13 000 caméras, trois fois plus que pour l’intégralité de la ville de Nice, l’un de ses terrains de jeu favoris (lire l’épisode 1, « Nice, le “little brother” de Thales »).
La prochaine grande échéance est la Coupe du monde de football de 2022, qui doit se tenir au Qatar et s’annonce comme l’une des plus sécurisées de l’histoire. Thales participe dans ce cadre à la construction et à la sécurisation du premier métro qatari, à Doha : 241 kilomètres, dont 123 souterrains, et 106 stations. Et combien de milliers de caméras de vidéosurveillance ?